Chers Camarades,
A la Conférence territoriale du Parti, il y a trois semaines, nous nous sommes contentés d’un exposé objectif du dé- roulement des événements de Dakar, sans en tirer les conséquences.
Nous avons par la suite pris un certain nombre de contacts qui ont projeté plus de lumière sur les origines plus
ou moins lointaines desdits événements. C’est ainsi que j’ai répondu à l’appel du président de la République française, aux invitations du Roi du Maroc et du président de la République du Ghana. D’autre part, des missions ont été envoyées
à l’extérieur: U.S.A, O.N.U, Allemagne fédérale, pays de l’Est, Afrique occidentale. Pour mieux suivre le sens de notre action politique pendant ces derniers mois, il est indispensable que nous examinions la situation créée en Afrique depuis le Référendum du 28
septembre 1958.
Le 28 septembre, les conditions politiques intérieures nous imposèrent un vote favorable à l’entrée dans la Commu-
nauté. En outre, nous avons pensé et pensons encore que les chances de réalisation de l’unité sont très aléatoires pour des Etats accédant à l’indépendance car, devenus souverains, ils affirment leur personnalité aussi bien sur le plan intérieur que sur le plan extérieur.
Aussi avions-nous espéré que l’autonomie était pour les Etats africains la période la plus favorable de leur évolution pour la réalisation de leur unité. Evidemment cela supposait, de la part des dirigeants de ces Etats, une indépendance totale à l’égard des puissances d’argent et des autorités des anciennes métropoles. Eclatement de la Fédération du Mali… Par ailleurs, nous avons estimé et estimons encore que c’est dans l’unité que l’Afrique pourra résister à l’emprise des forces impérialistes et renforcer le camp de la paix.
A l’exclusion de la République Arabe Unie, dont on ne peut pas encore tirer toutes les conclusions sur le plan africain mais qu’il faut néanmoins saluer comme une volonté de l’Afrique de réaliser son unité, et de la Fédération du Mali, dont l’existence fut précaire par la trahison des dirigeants sénégalais, les Etats indépendants d’Afrique en sont encore à la recherche des bases de coopération sur le plan économique et culturel.
Mais nous pensons qu’il faut aller au-delà de ces formules pour que l’Afrique puisse résister à l’action destructrice des anciennes puissances coloniales qui, ayant perdu la domination politique, veulent asseoir une domination économique et culturelle. Certes, il faudra du temps et des efforts. Dans ce domaine, aucun pays ne peut nous donner des leçons de patience et de courage.
D’aucuns peuvent penser que notre association avec le Sé-
négal a été un échec. C’est voir subjectivement le problème,
ce qui empêche d’en saisir toutes les conséquences. Tout
d’abord, la Fédération du Mali a permis au Sénégal d’aller à
l’indépendance, parce que tout le monde sait que les diri-
geants sénégalais, empêtrés dans leurs difficultés intérieures,
isolés du reste de l’Afrique, et pour cause, ne pouvaient pas,
seuls, y conduire leur pays.
D’autre part, l’accession à la souveraineté internatio-
nale de la Fédération du Mali a conduit certains Etats
africains, jusqu’alors hostiles à toute idée d’indépen-
dance, à faire usage de leur droit à l’indépendance. Faudrait-
il rappeler que la création du Mali et son accession à
l’indépendance ont considérablement contribué à la réalisa-
tion de l’unité politique au Soudan. Nous avons pu, ainsi, nous
assurer du contrôle politique et administratif de la Répu-
blique soudanaise.
J’estime également que la sécession du Sénégal a été le fer- ment de la mobilisation générale des populations souda-naises. Elle permettra à la République soudanaise de réaliser pleinement ses objectifs politiques, économiques, sociaux et culturels sur la base d’un véritable socialisme, et uniquement en fonction des intérêts des couches les plus défavorisées. La démonstration sera également faite aux dirigeants sénégalais que la République soudanaise était le principal marché des industries et entreprises sénégalaises, que notre Répu- blique n’était pas pauvre et que le Sénégal était riche de notre richesse. Nous entendons garder nos richesses, mêmes hu- maines, pour accélérer le développement économique de notre République.
Prévoir l’isolement du Soudan, par la force des
choses et par l’évolution des événements politiques
! Les mesures prises, tant à l’intérieur de la République sou- danaise qu’à l’extérieur, nous imposeront pour une certaine période des sacrifices qui sont, je le sais, déjà acceptés. Il faut prévoir un isolement possible du Soudan, par la force des choses et par l’évolution des événements politiques. Il s’agit donc, dès maintenant, face à cette éventualité, d’envisager les voies et moyens pour une économie socialiste planifiée. Nous ne nous arrêterons pas aux slogans, aux formules toutes faites, nous innoverons, partant des réalités maliennes
greffées sur les expériences réussies ailleurs. Est-il besoin de
préciser que la modification de nos structures économiques
n’entravera en rien les activités normales du secteur privé ?
L’opposition de la France à l’admission de
la Fédération du Mali à l’Onu !
Vis-à-vis de la République française, nous avons fait preuve
de loyauté. Je ne veux pas ici reprendre les arguments déve-
loppés dans certains journaux qui précisent les origines, les
causes réelles de la sécession du Sénégal. Notre position sur
le problème algérien, notre détermination à construire un
véritable socialisme, notre volonté de réaliser, avant toute
autre association, une véritable communauté africaine, ont
déterminé certains responsables français à conduire les diri-
geants sénégalais à la sécession. Je n’en veux pour preuves
que quelques faits :
1 ° Le refus systématique de la France, en application des ac-
cords franco-maliens, d’apporter son appui pour que soit as-
surée la sécurité intérieure de la Fédération du Mali 2°
L’attentisme du Gouvernement français dans l’application des
accords franco-maliens, en particulier dans le domaine éco-
nomique 3° L’intervention de la République française auprès
des organismes directeurs du Marché commun pour que
ceux-ci attendent la conclusion des événements avant d’ho-
norer leurs engagements vis-à-vis de la Fédération du Mali ;
4° Les termes mêmes du message de félicitation du Général
de Gaulle à M. Senghor, nommé président de la République
du Sénégal ;
5° L’aveu du Premier Ministre de la République française de
son action, en décembre dernier, auprès de MM. Senghor et
Dia, pour qu’ils transforment la Fédération du Mali en confé-
dération ;
6° La reconnaissance par le Gouvernement français de l’in-
dépendance du Sénégal. Cela se conçoit aisément puisque ce
sont les dirigeants français qui ont inspiré, préparé, déclen-
ché, soutenu la sécession de la République du Sénégal ;
7° Enfin, la demande d’ajournement par la France à l’O.N.U
de l’admission de la Fédération du Mali. Nous ne voulons pas
abuser de votre patience en faisant un long développement
que j’estime en la circonstance inutile. Il s’agit donc pour nous
de prendre des décisions en fonction des seuls intérêts de la
République soudanaise.
Dans un monde de plus en plus tourmenté, où la légalité n’ap-
paraît qu’à travers les intérêts stricts des pays, la lutte pour
nous devra s’engager sur le plan politique.
Conséquence logique
de la caducité des accords franco-maliens
Nous demeurons certes fidèles à l’idée de la Fédération afri-
caine, nous nous considérons toujours liés par le serment du
17 janvier 1959. Mais pour le succès de notre action en fa-
veur de la Fédération, il est indispensable et urgent que la
République soudanaise s’affirme sur le plan africain et sur le
plan international. C’est la raison pour laquelle nous vous in-
vitons à autoriser l’Assemblée législative:
1 À appréhender les compétences transférées par la Répu-
blique soudanaise à la Fédération du Mali ;
2° À proclamer comme Etat indépendant et souverain la Ré-
publique soudanaise ;
3° À proclamer que la République soudanaise s’appelle Ré-
publique du Mali, libre de tous engagements et liens poli-
tiques vis-à-vis de la France, comme la Haute-Volta, la Côte
d’Ivoire, le Niger, le Dahomey. C’est la conséquence logique
de la caducité des accords franco-maliens que la France a dé-
libérément violés en reconnaissant la République du Sénégal
comme Etat indépendant.
Notification de ces décisions sera faite au Gouvernement
français, à l’Organisation des Nations Unies et à tous les pays
indépendants.
Fidèles à notre idéal d’union et de paix, j’insiste sur ce mot,
nous sommes décidés à établir des relations amicales avec
tous les Etats du monde, sans exclusive aucune, singulière-
ment avec ceux d’Afrique qui seront désireux de promouvoir
une politique d’union et de progrès, de s’engager résolument
dans la lutte pour la libération totale du continent africain et
l’établissement d’une paix durable entre tous les peuples.
Tous mobilisés pour la construction
de la République du Mali !
La République du Mali est née. Le Mali continue. Le mot Mali
continuera à résonner comme un gong sur la conscience de
tous ceux qui ont œuvré à l’éclatement de la Fédération du
Mali ou qui s’en sont réjouis. Nous restons mobilisés pour
l’idée de la Fédération qui, malgré tout, demeure une se-
mence virile de l’unité africaine. Nous avons perdu une par-
tie, mais nous gagnerons la manche, inch’allah. Les puissances
d’argent, les forces rétrogrades et impérialistes n’y pourront
rien. Camarades, la Fédération du Mali en tant qu’entité ter-
ritoriale n’existe plus. Son support politique était le Parti de
la Fédération Africaine, dont le Président est M. Senghor. La
rupture entre la République soudanaise et la République du
Sénégal, provoquée par des contradictions politiques fonda-
mentales, met en cause l’existence et le fonctionnement du
P.F.A. D’autre part, celui-ci était l’expression politique d’une
idée à laquelle nous demeurons attachés mais qui fut trahie
dans des circonstances peu honorables par son Président et
l’Union Progressiste Sénégalaise. Le P.F.A. ne peut donc pas
survivre à l’éclatement de la Fédération du Mali. L’Union Sou-
danaise – R.D.A doit se libérer de toute attache avec cette
formation politique, garder son autonomie jusqu’à ce que
puissent s’affirmer des positions claires et nettes sur les pro-
blèmes politiques et économiques que les Etats africains ont
à affronter au lendemain de leur indépendance.
Plus de construction politique dans l’équivoque. Clarté dans
nos positions, clarté dans celles de nos partenaires éventuels,
voilà les conditions indispensables d’une dépendance quel-
conque de l’Union Soudanaise – R.D.A vis-à-vis de formations
politiques africaines. L’Union Soudanaise – R.D.A, fidèle à son
option fondamentale en faveur de la paix et l’unité africaine,
est décidée dès maintenant à établir des relations de bonne
volonté, d’amitié et de solidarité avec tous les partis poli-
tiques mobilisés pour la paix, pour la libération du continent
africain de toute domination étrangère et pour l’unité des
peuples africains.
Camarades, vous pouvez faire confiance au Bureau politique,
au Comité directeur. Nous voulons ce que vous voulez. Il n’y
a pas de temps à perdre. Toutes les Maliennes et tous les Ma-
liens doivent se considérer comme mobilisés pour la
construction de la République du Mali, patrie de tous ceux
qui sont fermement attachés à la réalisation de l’Indépen-
dance et de l’Unité africaine, toutes les Maliennes et tous les
Maliens doivent accepter tous les sacrifices pour que notre
pays puisse sortir grandi, rayonnant, de l’épreuve qu’il tra-
verse pour que les Africains libres, réellement libres, puissent,
sans possibilité d’ingérence, s’unir pour que s’affirme une
grande nation africaine qui marquera de son sceau la poli-
tique internationale, pour que la paix, espoir des peuples en
voie de développement, s’établisse entre tous les pays du
monde.
Source : Modibo Kéita :
’’Discours et Interventions’’,
Archives nationales du Mali.
Le discours du 22 septembre de Modibo Kéita qui fonda le Mali
Source : Le challenger