Vous me demandez quelle est la solution pour changer notre monde ? Vaste sujet, question délicate (…) Pour ma part, je vais me contenter modestement de vous parler aujourd’hui de comment vaincre les menaces de ceux qui ont des intérêts acquis. C’est un sujet dans lequel je me suis investi personnellement, depuis quatre ans que je suis à Abuja, et j’ai compris que c’est là que réside la clé pour changer notre monde.
Le monde, c’est-à-dire l’environnement du pays dans lequel nous vivons. Et quel est ce pays? C’est un pays de 167 millions d’habitants, comme vous le savez. La plus grande population en Afrique. La deuxième plus grande économie du continent. En 1960, le revenu par habitant était supérieur à celui de la Corée du Sud. En 1960, le Nigeria était la destination préférée des investisseurs – préféré même au Japon, selon le Conseil Américain en investissement – qui a toujours eu le potentiel mais qui n’a jamais été en mesure de réaliser ce potentiel. Un pays qui se spécialise dans l’exportation de ce qu’il ne produit pas et dans l’importation de ce qu’il produit. L’un des plus grands producteurs de pétrole brut au monde, qui ne raffine pas ses propres produits pétroliers et doit importer des produits pétroliers. Le plus grand producteur mondial de manioc, mais ne produit pas de l’amidon ou de l’éthanol. Une grande emblavure en tomate mais grand importateur mondial de la pâte de tomate.
Un pays qui, depuis mon enfance, m’a-t-on dit, a le potentiel pour être une puissance mondiale, mais tous les jours on parle de potentiel ! Chaque jour, nous parlons de potentiel ! Aujourd’hui, nous parlons encore des potentiels du Nigeria. Et pourtant, la Chine, l’Indonésie, la Malaisie, le Japon, la Corée, le Vietnam, le Brésil … tous ces pays ont transformé le potentiel qu’ils avaient en réalité.
Qu’est-ce qui se passe? Quelle est la seule chose que nous devons faire pour briser cette barrière qui nous bloque? En quatre ans de séjour à Abuja, j’en suis venu à la conclusion que nous devons surmonter la peur de ceux qui ont des intérêts acquis. Je vais vous parler un peu de mes propres expériences en tant que Gouverneur de la Banque Centrale et m’appuyer dessus, ou m’en servir comme un modèle de ce je pense que nous devons faire si nous voulons le changement de ce pays. Je suis devenu Gouverneur de la Banque Centrale du Nigeria en 2009 et ce fut au milieu d’une crise financière mondiale. Je suis venu à la banque centrale en sachant que les banques ont des problèmes et que ces problèmes ont été causés par une crise mondiale, par l’effondrement du marché des capitaux, l’effondrement du prix du pétrole, et qu’ils seraient remédiés tout simplement en mettant en œuvre une politique rationnelle de gestion des risques dans les banques. Peu de temps après mon arrivée et après des enquêtes, j’ai découvert que le système bancaire nigérian a été infesté par la même corruption du système de l’épargne dans ce pays. Qu’un certain nombre de dirigeants de banque plumaient littéralement leurs banques et prenaient l’argent des épargnants pour s’acheter des biens dans tout le pays, partout dans le monde. Et tout comme les gens dans les ministères ou dans les administrations, les banques étaient eux-mêmes un lieu de recherche de rente. Le caractère fondamental de l’État nigérian, c’est que depuis des décennies, depuis que nous avons découvert le pétrole, l’État n’existe pas pour servir le peuple mais comme un lieu et un moyen d’enrichissement personnel d’une très petite minorité qui contrôle le pouvoir politique. Peu importe d’où vient cette minorité d’exploiteurs. Que ce soit au nord ou au sud ou que ce soit des musulmans ou des chrétiens, des militaires ou des civils, l’État a toujours été un lieu et un moyen de profit personnel à l’exception des quelques années où nous pouvions penser que nous avons eu le développement. Nous touchons là le cœur des problèmes de ce pays. Maintenant, quand nous avons découvert cela – et je vais vous donner quelques exemples, ces faits sont bien connus maintenant, ils ont été publiés. Vous savez, il y avait un directeur exécutif qui a emporté de sa banque plus de 600 milliards de FCFA. Bon c’était plus d’un milliard de dollars. Et à quoi a servi cet argent volé ? Des acquisitions immobilières. Nous avons récupéré d’un seul dirigeant de Banque 200 acquisitions immobilières à Dubaï. Immobilier à Johannesburg. Immobilier à Potomac, à Washington sans compter des parts dans plus de 100 entreprises. Et tout ceci a été acquis avec les fonds des épargnants. Nous sommes allés au tribunal au Royaume-Uni sur le cas d’un autre Directeur de Banque, et nous avons obtenu un jugement pour une somme de 425 Milliards de FCFA volée de la banque, prise pour acheter des actions tout en manipulant les actions de son institution et également en les transférant à l’extérieur pour acheter des biens. Ainsi donc du premier Directeur de Banque que nous avons pu faire condamner, nous avons récupéré ces actifs et négocié une peine de six mois de prison pour résoudre le problème.
Pour le deuxième Directeur de Banque, nous avons terminé notre cas, établi au Nigeria – nous avons eu une affaire civile au Royaume-Uni, nous avons eu une affaire pénale au Nigeria – établi le cas … deux semaines avant les déclarations de clôture, le juge nigérian a été miraculeusement promu à la Cour d’appel Fédérale. Et ce, après trois ans de procès, à la toute fin du procès !
Parce que quelqu’un, un chef religieux très populaire avec des centaines de milliers de partisans, a fait appel aux autorités politiques et le système qui était censé protéger les épargnants et punir les criminels a été utilisé et manipulé pour promouvoir un juge afin qu’il ne puisse pas prononcer son verdict contre un voleur. Cela étant dit, il ne s’agit là que d’un exemple, un exemple du genre de choses qui arrivent dans un pays et l’empêche d’atteindre son plein potentiel.
Mais voici comment mon expérience dans les réformes bancaires, peut être mise en rapport avec la crainte de ceux qui ont des intérêts acquis.
Après que nous avons découvert les choses qui sont arrivées dans les banques, la chose essentielle que nous avions à faire était de prendre une décision pour aller à l’assaut de forces politiques et économiques puissantes.
Nous avions affaire à des dirigeants qui en 2009 étaient devenus invincibles. Ils étaient au pouvoir. Ils avaient le pouvoir économique et ils s’étaient procuré une protection politique. Ils étaient affiliés à des partis politiques, ils avaient financé les élections du bureau du parti, et ils se croyaient invulnérables.
Et chaque fois que je disais qu’il était temps de prendre des mesures, les gens me disaient : « Vous ne pouvez pas toucher à ces personnes, vous serez limogé ! » Ou bien : « Vous ne pouvez pas toucher à ces gens, ils vous tueront ! » ; ou : « Vous ne pouvez pas toucher à ces gens vous ne pouvez pas faire cela ! » Et j’ai dit : « Vous savez quoi? Nous allons les prendre ». Et nous avons pris la décision. Nous allons les limoger. Vous savez quoi? Nous les avons limogés et rien ne s’est passé. Nous avons dit que nous allions les poursuivre, et qu’ils iront en prison. Et nous avons mis un d’entre eux en prison. Et nous allons rentrer dans nos fonds. Parce que la façon dont la banque centrale était gérée dans le passé, ces gars-là détournaient cet argent et la banque centrale disait ” il y a faillite”. Les banques qui nous ont sauvées avaient 13 Milliards de FCFA dans leurs dépôts. Ils avaient huit à dix millions de clients. Mais le gouvernement et le système a toujours tiré du côté des gens riches. Parce que ces huit millions de clients, la vieille femme de Gboko ou de Yenagoa, ou de Maiduguri, qui s’est dit : « je vais économiser un peu » et qui a épargné 40 à 50 ans durant se réveille un jour et toutes ses économies ont disparu. Les fonctionnaires qui ont épargné durant 35 à 40 ans et qui ont confié leur retraite à la banque, les frais de scolarité des enfants, les dépenses médicales, se réveillent un jour et constatent que sa banque est fermée parce qu’elle a fait faillite. Les banques n’échouent pas. Quand les gens disent que les banques ont échoué, c’est comme si on disait d’un homme égorgé qu’il est mort. Non, il n’est pas mort, il a été tué. Et ceux qui assassinent les banques, ceux qui détruisent leurs dépôts le font toujours sans être inquiétés. Ils deviennent sénateurs. Ils deviennent gouverneurs. Ils deviennent des capitaines d’industrie. Ils mettent en place de nouvelles banques et ils continuent. Et les millions de pauvres gens qui n’ont pas de voix, tant pis pour eux ! Personne ne sait le nombre de Nigérians qui sont morts à cause des faillites de banque parce qu’ils étaient malades et ne pouvaient plus payer leurs factures médicales, parce que l’argent a été enfermé dans une banque qui a fait faillite.
Personne ne sait le nombre d’enfants dont les parents ne pouvaient plus se permettre de payer leur scolarité, et qui ont dû quitter l’école parce que les banques ont été mal gérées. Nous utilisons donc ceci comme un exemple, un exemple de ce que vous pouvez faire si vous êtes prêts à faire face à ces intérêts particuliers. Les combattre et protéger les pauvres pour une fois.
Mais le secteur bancaire n’est qu’une partie du Nigeria. Qu’est-ce qui se passe dans d’autres domaines ? Prenez l’industrie pétrolière par exemple. Nous parlons de la subvention du carburant. En 2009, ce pays a payé 871 Milliards de FCFA en subventions de produits pétroliers. En 2011, cette proportion avait grimpé à 8080 Milliards de FCFA. Avons-nous commencé à consommer 10 fois plus d’essence ? Avons-nous 10 fois plus de voitures ? La population du Nigeria a-t-elle décuplé ? Je n’ai pas cru en ces chiffres. J’ai crié contre ces chiffres, et plus de gens ont crié, bien sûr, nous avons essayé de supprimer la subvention, et le mouvement « Occupy Nigeria » est monté au créneau. Il y a eu des enquêtes, et qu’avons-nous découvert ? Qu’une part importante de cet argent n’est jamais allée à la subvention de carburant consommé par les Nigérians. Il y a des gens dans ce pays qui ont produit des morceaux de papier qu’ils ont portés à PPPRA (l’Agence de Règlementation du Prix des Produits Pétroliers) et quelqu’un a cacheté ces morceaux de papier et dit qu’ils ont apporté des produits pétroliers et les ont effectivement payés avec l’argent de la subvention. Et sur ces morceaux de papier, il est écrit que 30 000 tonnes métriques de pétrole ont été affrétés sur tel navire, et nous avons découvert que le navire n’était nulle part près des côtes du Nigeria à cette date. Nous avons vu consignés sur ces papiers des navires qui n’existaient pas – qui étaient retirés de la circulation – et de l’argent a été payé. Et vous savez quoi ? Aucun d’entre eux, à ce jour n’est allé en prison. C’est le seul pays au monde où vous avez quelque chose qui s’appelle le vol de pétrole. Le seul pays au monde où des navires peuvent tout simplement venir prendre le pétrole brut et littéralement filer à l’anglaise. Vous voyez les chiffres chaque jour 100 000 ; 200 000 ; 400 000 barils par jour, ni vu ni connus. 29 Milliards FCFA. Comment des gens peuvent prendre le pétrole dans un bateau et s’en aller comme ça ? Nous avons la Marine, nous avons la NIMASA (l’Agence Nigériane d’Administration et de la sécurité maritime), nous avons les services de sécurité, vous avez les compagnies pétrolières elles-mêmes.
Et chaque jour, nous nous plaignons du manque de développement. Nous n’avons pas le développement parce que les intérêts acquis continuent de violer ce pays et continuent de détourner l’argent en toute impunité.
Et la seule façon que vous avez de passer du potentiel à la réalité est de cesser de prêcher et de commencer à vous demander comment nous pouvons surmonter la peur des gens qui ont des intérêts acquis et comment nous pouvons les combattre ? Et s’il y a une chose que j’ai appris de la banque, c’est que nous n’avons pas à les craindre. Ils se tiennent sur des sables mouvants. Ils ont seulement deux moyens. Ils ne sont pas des gens très intelligents. Il ne faut pas être très intelligent pour voler. S’ils étaient intelligents, ils ne seraient probablement pas en train de voler. Ils auraient trouvé autres choses à faire.
Ils ont deux armes et deux armes seulement. La première est : « combien voulez-vous? » Et si vous ne voulez rien, alors : « je vais vous détruire ».
Si vous ne voulez pas leur argent et si vous n’avez pas peur d’eux, alors vous les détruisez. Pas de moyen terme. Vous êtes plus intelligent ! Et nous devons nous demander en tant que pays, comment nous-nous sommes permis d’être réduits à un niveau si loin de notre potentiel. Il y a quelques semaines, j’étais à Lagos, à l’anniversaire de M. Tinubu, lors du colloque, et j’ai parlé aux jeunes. J’ai dit que nous avons 65 millions de jeunes au Nigeria, je vais vous donner une idée. Vous êtes 65 millions de jeunes au Nigeria, pourquoi ne prenez-vous pas l’un d’entre vous comme président de ce pays ? Que vous coûte-t-il de dire que vous êtes fatigués de ma génération. Que vous allez prendre un homme de 40 ans, intelligent, engagé, patriote nigérian et demander à tous les jeunes de voter pour lui. Que vous coûte-t-il d’aborder cette question secteur par secteur ? Identifier ces intérêts acquis un par un et les combattre. Pourquoi attendre la décision de suppression de la subvention sur le carburant avant de sortir et remettre en question la pourriture qui est dans notre pays ? De quoi avons-nous ? Nous avons peur de perdre la sécurité que nous avons aujourd’hui. Si nous ne perdons pas aujourd’hui, nous allons perdre demain. Donc, s’il y a une chose que j’ai, un message que je dois adresser à tous les Nigérians c’est de se rappeler que les problèmes de ce pays sont énormes, la solution est simple et cette solution passe par la victoire sur les détenteurs d’intérêts acquis. Nous devons reconnaître que le cœur du problème du Nigeria, le cœur de quatre-vingt-dix pour cent de nos problèmes – Boko Haram, crise religieuse, crise ethnique, chômage, absence d’éducation, manque de soins de santé – est qu’il y a des gens qui profitent de la pauvreté et du sous-développement de ce pays. Et ces personnes détiennent des intérêts particuliers. Et tant qu’ils seront retranchés, et tant que nous n’aurons pas surmonté notre peur d’eux et ne les délogeront pas, il n’y aura pas de solution à ce problème et nous ne réaliserons pas notre potentiel.
Merci beaucoup.
Par Sanusi Lamido
Gouverneur de la Banque centrale du Nigéria