Le 17 juin 2024, dans un climat sacrificiel, les pays de l’Alliance des États du Sahel (AES) célèbrent l’Aïd Al-Adha, habituellement appelée la Tabaski. Le jour de l’Aïd, c’est aussi le jour de solidarité entre les familles et le voisinage, avec les fidèles de religions différentes, les agnostiques, les polythéistes et les plus défavorisés. Mais, pour la première fois, on assiste à un exercice d’accord des chefs de famille à reconnaître leurs impuissances financières face à l’augmentation du prix du mouton, animal symbole pour la fête de l’Aïd.
C’est le contexte actuel, celui de la fragilité des politiques économiques et sociales dans lequel tout mouvement social peut s’avérer explosif. Le 5 juin 2024 à Bamako, l’arrestation par la justice pour « faux, usage de faux » du Secrétaire général du Synabef, Monsieur Hamadoun Bah, provoque l’arrêt de travail des banquiers, des assureurs, des opérateurs de service, etc.
Le 10 juin 2024, une semaine avant la célébration de l’Aïd, Monsieur Bah est libéré par la justice grâce à la pression des syndicats. Substantiellement, sa libération est une séquence syndicale importante dans l’équilibre des rapports de force. Cela donne à comprendre le droit des citoyens à interpeller un président, un député, un maire, un politique, etc., pour désirer une société libre et viable. Malgré l’épilogue de la crise, une partie des bamakois ont fêté sans leur « mouton », faute de pouvoir d’achat.
La sécurité, la quadrature du cercle
Devant les difficultés de pouvoir d’achat, les exécutifs tentent d’être irréprochables. Face à un peuple de fidèles poussés par la ferveur religieuse, les dirigeants font profil bas. Ils multiplient les gestes de solidarité. Tant mieux si les plus démunis en bénéficient ! Comment ne pas se rappeler qu’un des rôles de l’État, c’est de réguler le marché pour la stabilité du système économique ? La veille de la fête, dans les parcs à bétail (Garbal), le prix du mouton de fête varie entre 300 000 F CFA et 500 000 F CFA. Alors qu’un mois avant la fête, il ne dépassait pas les 150 000 F CFA.
Quand les forces de l’argent règnent en maîtres, le citoyen suffoque. Pas de barrage roulant ! Comment taire le fait que la liberté des prix tranche avec la souffrance sociale et financière des populations ? Au Sahel, l’économique et le social vivent dans deux mondes fort bien détachés l’un de l’autre. Pourtant, les discours de pardon, Sambé-Sambé (Bambara), Kay Yeeši (Songhay) sont débités partout, rapiécés de thèmes régaliens comme la souveraineté sécuritaire. Mais, la sécurité demeure la quadrature du cercle.
Un mardi sanglant
À Mansila dans la région du Sahel (Burkina-Faso), l’Aïd se passe dans le deuil et le chagrin. Ce mardi, 11 juin 2024, le bilan de l’attaque funeste d’Ansarul Islam contre un détachement des Forces de défense et de sécurité burkinabè à Mansila est lourd : plus de cent morts. Un mardi sanglant qui rappelle les massacres précédents. Le 14 novembre 2021, une attaque d’Ansarul Islam à Inata (Sahel) fait une cinquantaine de morts, principalement des gendarmes. Le 21 novembre 2021, une autre attaque narcoterroriste à Foulbé (Centre-Nord) emporte neuf gendarmes et dix civils. La suite : le 24 janvier 2022, le régime du président Roch Marc Christian Kaboré est balayé par le putsch du lieutenant-colonel Paul-Henri Sandaogo Damiba. Lequel Damiba sera renversé à son tour par le capitaine Ibrahim Traoré, le 30 septembre 2022.
Les régimes résistent clopin-clopant aux poussées de fièvre narcoterroristes. Mais revenons à Mansila où l’absence de communication officielle a laissé cours à toutes les imaginations. En effet, le mutisme des autorités burkinabè a semé le trouble. Primo, l’absence de prise de parole immédiate du chef de l’État burkinabè, le capitaine Ibrahim Traoré, a laissé penser à une perte de contrôle de la situation. Deuzio, à y examiner de près, elle a été perçue par une partie des Burkinabè comme une indifférence à l’égard des familles défuntes. Tertio, l’exécutif burkinabé a donné le sentiment de sacrifier le peuple sur l’autel du pouvoir ; ce qui en général génère un effet répulsif dans l’opinion. Quarto, le carnage de Mansila marquera la transition de Traoré. Enfin, il nous enjoint à nous poser la question du tout militaire pour résoudre la crise sécuritaire au Burkina-Faso comme ailleurs.
Un plan de mobilisation citoyenne
Au Burkina-Faso, au Mali comme au Niger, le quotidien des populations rime avec angoisse et incertitude au moment où les fêtes chrétienne, musulmane et traditionnelle doivent redonner sens à leurs vies. Ces fêtes sont des moments de joie, de sourire et de plaisir essentiels que les sbires de la violence tentent de mettre sous leur cape. Refusons-le. Aujourd’hui, seul un plan de mobilisation citoyenne volontaire s’impose pour agir ensemble contre l’ignominie, les horreurs narcoterroristes. Ni les procès en légitimité contre les politiques, ni les détentions à la va-vite de citoyens, ni les fausses nouvelles ne remplaceront notre capacité à mieux vivre ensemble. Sans hystérisation de l’espace public, il est donc question de notre intelligence collective pour nous reconnecter avec les attentes de justice, de nourriture, de paix, de santé, d’éducation, etc. Certes, on peut critiquer la vulnérabilité du système démocratique sous les présidents Alpha Oumar Konaré, Amadou Toumani Touré, Ibrahim Boubacar Keïta, Mahamadou Issoufou, Mohamed Bazoum ou Roch Marc Christian Kaboré. Mais rien ne devrait nous empêcher de dire le manque de sécurité et de liberté. Il va de même pour l’organisation d’élections démocratiques pour revenir à l’ordre constitutionnel. Nul doute que ce n’est pas le jour pour le répéter.
On ne peut pas tout réussir
Signe des temps : 20 juin 2024 à Bamako, plusieurs leaders des partis signataires du 31 mars 2024 sont arrêtés pour « troubles à l’ordre public ». Une erreur de gouvernance ? Les partis signataires du 31 mars dénoncent « la dictature ». Quoiqu’il en soit, les rapports se crispent. Alors que les enjeux sont ailleurs : rassembler les Maliens autour des actions pour gagner la lutte contre le narcoterrorisme. Entre les violences quotidiennes des groupes narcoterroristes et l’impuissance des États à ramener la paix, il reste le système démocratique qui, quelles que soient ses fragilités, permet de mieux riposter contre le désordre et la mauvaise gestion. Dans un langage simple, il s’agit d’échanger pour traduire politiquement la diversité des idées et des projets et avancer vers la paix et le développement. On fera au mieux, on ne peut pas tout réussir. Mais, la visite du 26 juin 2024 d’Assimi Goïta du Mali à Ibrahim Traoré du Burkina-Faso devait être aussi l’opportunité pour les deux chefs d’État pour se pencher sur la volonté de retour à un nouvel ordre, celui du retour des civils au pouvoir.
La question de ce matin :
Comment travailler à l’émergence d’un système politique démocratique sahélien durable ?
Mohamed Amara
Sociologue