Tous les 25 juillet, la Tunisie fête sa République. Mais, face à la crise institutionnelle qui s’aggrave, y a-t-il vraiment des raisons de se réjouir, interroge Kaïs Mabrouk.
Tribune. Nous voilà déjà au soixantième anniversaire de la République tunisienne ! Est-ce l’âge de sa retraite ? Qu’allons nous fêter au juste ? Où est la République pour laquelle les nôtres se sont sacrifiés ? Comme beaucoup d’entre nous j’imagine, j’ai eu des grands-pères, des grands-mères, des grands frères et des grandes sœurs qui se sont donnés pour la République. Des kidnappés dans les faubourgs du Sahel aux brûlés des batailles de Verdun, des décapités en Indochine aux mutilés de l’effort national post-indépendance, sans oublier les expatriés pour l’appel à la création de richesses depuis l’extérieur. Ils l’ont fait avec une conviction forte que le chemin vers un idéal républicain serait assuré par les générations futures. Une génération qui sera reconnaissante et consciente.
La République fut élevée pour abolir la monarchie, rompre avec les privilèges, stopper l’insécurité, éteindre les peurs, abolir l’oppression et en finir avec les passe-droits. Nos aînés ont accompagné, après l’indépendance, un Etat de droit qui donne la chance à chaque citoyen de croire en son potentiel et en son importance pour la société.
Bourguiba est venu incarner cet idéal. Dès ses premiers jours du début des grands chantiers, les lobbies, les prétendants et les bourgeois ont commencé à vouloir sa peau. Très vite, ils se sont accaparé des rouages du pouvoir pour dire qu’eux aussi ont droit à une part du gâteau. Un gâteau dont la farine n’avait même pas encore été semée. Il a su se frayer un chemin au milieu de cette armada, calmer certaines ardeurs et aller de l’avant. Les années de Bourguiba furent républicaines, jusqu’à ce qu’il soit pris de démence, en 1975, année où le sérail l’a poussé à promulguer la présidence à vie. Un homme qui a écarté tous ses proches du pouvoir pour éviter tout germe de monarchie. Aucune richesse personnelle n’a été enregistrée et aucun de ses cousins n’est connu pour avoir fait le plein en puisant dans les caisses de l’Etat. Comment un homme de cette pensée aurait-il pu songer à vouloir la présidence à vie s’il avait vraiment gardé toutes ses facultés ? La maladie, l’âge et la faiblesse sont les sources de saignement que suce le cercle des vampires qui cherchent à tout prix à goûter aux sacres du pouvoir sans aucun gage de responsabilité vis-à-vis de la nation.
Ingratitude
La révolution en 2011 est venue marquer une nouvelle République, un nouveau départ et de nouvelles règles. Hélas, bis repetita, la guerre au pouvoir est sans merci, aucun respect du pacte social représenté par la nouvelle Constitution. Ils bafouent tout sans scrupules, pensant qu’ils sont omnipotents et impunissables.
Le premier président post-révolution, Moncef Marzouki, n’est certes pas dans les codes de l’aristocratie et la pseudo-bourgeoisie, mais il a été le seul à respecter la Constitution, les institutions et le droit jusqu’à la fin de son mandat. Ce qui lui a valu d’être calomnié, de se faire traiter de « tartour » ! Aujourd’hui, qui est le vrai tartour ? Qui est vraiment insignifiant, sans pouvoir ? Celui qui ne sait pas gérer les caprices de sa progéniture ou celui qui respecte la Constitution au détriment de son ego ? Non ! N’allez pas loin, le vrai « tartour »,c’est nous, le peuple.
Depuis la nuit des temps, la Tunisie est ingrate. Nous l’avions été avec Hannibal, avec Oubeid Allah Mahdi, avec Okba ibn Nafaa et avec Ibn Kholdoun… Nous sommes foncièrement ingrats et nous n’apprécions guerre les choses à leur juste valeur. Il faut qu’on prenne le temps de faire notre introspection. Regardons-nous dans nos assemblées, regardons-nous dans nos dirigeants, regardons-nous dans nos voisinages. Ils sont notre miroir. Regardons notre République, aussi horrible soit-elle, c’est absolument une image de nous.
Qu’en est-il de notre République à son 60e anniversaire ? C’est une République qui ne protège plus ses faibles. Une République où les lois sont extirpées la veille pour être guillotinées le lendemain afin de faire obstacle à la démocratie qui ne nous plaît pas (Nabil Karoui, Terras Rambourg…). Une République qui ne protège plus ses citoyens (Chokri Belaïd, Mohamed Brahmi, Mohamed Zouari…). Une République qui pousse ses citoyens à la mer. Une République inerte face à la fuite de ses talents. Plus rien nous retient. Ni mers, ni terres, ni cieux, ni feux. Diplômés, non diplômés, travailleurs ou chômeurs, hommes ou femmes, enfants et adultes, tous sont prêts à quitter le carnage, même à la nage. Où est la République, garante du rêve de ses citoyens, respectueuse des mœurs et coutumes ?
Générations futures
Avant de fêter la République, comme tous les 25 juillet, posons-nous la question de ce qu’est une République. Une République, c’est avant tout un passé commun, un futur commun, une culture commune et enfin une nation unique et indivisible.
Avant de parler de République, il faut être libre de ses choix : c’est la souveraineté. C’est la définition elle-même de la République. Si la première n’existe pas, la seconde ne peut advenir. Ce qui me conduit naturellement à vous poser les questions suivantes et je vous laisse le soin d’y répondre.
Sommes-nous réellement souverains si, aujourd’hui, nos frontières sont violées matin et soir, si des forces extérieures agissent ostensiblement sur nos décisions nationales, si le financement étranger des partis politiques est de notoriété publique, si nous sommes en train de mettre en hypothèque les générations futures, si nous sommes incapables de produire nos besoins les plus élémentaires, si nous n’avons pas pu garantir notre sécurité intérieure, si nous ne parvenons pas à renouveler nos instances ? De quelle République parlons-nous donc ?
Rappelons-nous que les plus grandes nations se sont élevées pour ovationner notre engagement vis-à-vis de la liberté. Alors, à date, au lieu de fêter la République, je vous invite plutôt à la commémorer !
Source: lemonde