Le report des élections, de toutes les élections, semble désormais acté par la quasi-majorité des acteurs du processus. Reste pendante la question du quand et comment revenir à l’ordre constitutionnelle ou à une vie constitutionnelle normale. La fin de la Transition consacrera-t-elle l’attente des politiques quant à ce retour synonyme du départ des militaires de Koulouba ?
Au cas où un homme en tenu serait le choix des Maliens pour l’après transition, serions-nous toujours hors ordre constitutionnel ? Celui-là est-il synonyme d’absence de militaire ? La Constitution du 22 juillet 2023 qui consacre un chapitre entier aux forces armées et de sécurité (articles 89 à 91) serait-elle antinomique avec le militaire ? A contrario, l’élection d’un président civil, qui procéderait à l’organisation des autres scrutins (législatif, communal, sénatorial) consacrera-t-il le retour à l’ordre constitutionnel ?
Annonçant le report des élections pour des impératifs techniques (la prise en otage des données du RAVEC par IDEMIA) et d’ordre constitutionnel (notamment l’article 48 de la Constitution) et la mise en œuvre des dispositions de la nouvelle loi électorale, le ministre de l’Administration territoriale et de la décentralisation a mis en avant la détermination et l’engagement des plus hautes autorités de parvenir le plus tôt possible à un «ordre constitutionnel apaisé et sécurisé».
C’est pourquoi, dans le narratif officiel, l’annonce faite par le Gouvernement, la semaine dernière, du léger report de la prochaine élection présidentielle viserait à lui permettre d’assurer une meilleure organisation de ce scrutin, d’une part et à nos concitoyens une plus grande participation, d’autre part. En d’autres termes, ce report serait gage d’un scrutin apaisé, transparent et crédible.
Le report
Selon l’éminent constitutionnaliste Daba Diawara, pour «une Transition à durée indéterminée …la seule élection du président de la République, dont la date n’est même pas annoncée, ne peut, comme le gouvernement veut le faire croire, sortir le Mali de la Transition puisqu’en l’absence des institutions législatives (Assemblée nationale et Sénat) prévues par la Constitution du 22 juillet 2023 dont l’élection est elle aussi renvoyée aux calendes grecques, le Conseil national de Transition (CNT) continuerait d’exercer le pouvoir législatif». En clair, la seule tenue de la présidentielle, quoique s’en contente l’écrasante majorité de la classe politique, n’est pas synonyme de retour à l’ordre constitutionnel.
Doutant d’une claire volonté des tenants du pouvoir de trouver comme ils l’affirment «les voies et moyens d’un retour rapide et ordonné à l’ordre constitutionnel», le président de l’Association malienne de droit public (A.M.D.P), dans un communiqué en date du 27 septembre 2023, «croit fermement que pour une fin heureuse de la Transition, il urge, aujourd’hui plus que jamais, d’ouvrir, sur la base d’un accord politique consensuel, la gestion de l’État aux forces politiques, jusque-là tenues à l’écart… qui est aujourd’hui la seule voie sûre du retour à l’ordre constitutionnel et du rétablissement de la démocratie».
C’est donc quoi l’ordre constitutionnel ? Il nous faudrait d’entame s’accorder sur les termes, d’abord de Constitution et de l’ordre qu’elle établit.
La Constitution
La Constitution est la loi fondamentale fondatrice d’un État. Elle énonce un ensemble de règles sociales, sociétales, politiques, économiques et juridiques formulées au terme d’un large processus participatif et consultatif des citoyens (référendum).
Selon Albie Sachs, ancien juge de la Cour constitutionnelle d’Afrique du Sud, la Constitution est la biographie, pardon «l’autobiographie de la nation». Aussi, celle qui nous régit aujourd’hui, à savoir la constitution du 22 juillet 2023 est la carte biométrique de la 4e République du Mali.
Parce que la Constitution de la 4e République, en français facile :
– a une fonction sociale en qu’elle affirme les valeurs et principes communs de notre communauté nationale, particulièrement les droits fondamentaux de Maliens;
– a une fonction politique en qu’elle règle l’exercice du pouvoir dans une société organisée et fixe le mode de gouvernance à suivre par nos autorités nationales;
– a une fonction juridique en qu’elle définit les systèmes régissant les rapports des Maliens entre eux (droit privé) et les rapports de ces derniers avec l’État (droit public).
Au regard de toutes ces fonctions qu’elle remplit, la Constitution joue un rôle éminent et établit une situation de droit et de fait qu’on appelle ordre constitutionnel. Notion dynamique, «l’ordre constitutionnel peut être défini comme l’état de mise en œuvre concrète de la Constitution dans le réel de la vie individuelle et collective. La Constitution est la carte, l’ordre constitutionnel est le territoire», selon l’avocat belge Me Henri Gendre. L’ordre constitutionnel suppose en effet un agencement où chaque chose est à sa place régulière, et dont la transgression provoquerait le chaos. Sommes-nous dans ce cas ?
Saluant la promulgation de la nouvelle Constitution, le 22 juillet 2023, le Président du Conseil national de Transition explique que celle-ci «vise à redonner à l’action politique et parlementaire ses lettres de noblesse et à réhabiliter les partis politiques pour leur permettre de s’acquitter au mieux de la mission dont ils sont désormais constitutionnellement investis, à savoir contribuer à un encadrement judicieux des citoyens, assurer efficacement leur représentation et à aider à la préparation d’élites aptes à bien gérer les affaires publiques. Et, dire adieu aux combats et aux luttes politiques insensées en se battant pour l’émergence des devoirs et non des droits uniquement.
Ce Mali que nous voulons bâtir, demande juste des décisions fortes et courageuses qu’il nous appartient de prendre, convaincus qu’elles sont au seul bénéfice de notre peuple».
Définition de circonstance ou conviction largement partagée par les autres acteurs de la transition et de la démocratie malienne ? Comment garantir au-delà des affirmations de bonne intention la volonté du peuple ?
Au-delà des récupérations saisonnières et politiciennes, au Mali ce n’est point les formations politiques, ni la société civile, qui sont gardienne de la Constitution ; mais bien le président de la République, conformément l’article 43 de la Constitution du 22 juillet 2023 : «le Président de la République est le Chef de l’Etat. Il est le gardien de la Constitution…».
C’est pourquoi, avant d’entrer en fonction, la Constitution fait obligation au président élu de faire devant la Cour constitutionnelle, en audience solennelle, le serment de : «de respecter et de faire respecter la Constitution et les lois, de préserver le régime républicain, de remplir (ses) fonctions dans l’intérêt supérieur de la Nation, (…) En cas de violation de ce serment, que le Peuple (lui) retire sa confiance et (qu’il) subisse la rigueur de la loi» (Article 55).
La souveraineté appartenant au peuple en vertu de l’article 37 de notre Constitution, c’est le peuple qui concourt à la mise en œuvre de l’ordre constitutionnel.
Lorsque celui-ci est menacé ou confisqué, le peuple peut et doit agir ; et cette action peut et doit aller jusqu’à la «désobéissance civile» : «le fondement de tout pouvoir, en République du Mali, réside dans la Constitution. Le peuple a le droit à la désobéissance civile pour la préservation de la forme républicaine de l’Etat» (Article 186 de notre Constitution).
L’Ordre constitutionnel
La notion d’ordre constitutionnel n’est pas que pure juridisme ni même qu’une querelle de jésuites. En effet, l’ordre constitutionnel est différent de l’ordre juridique (ou système juridique, ou ordonnancement juridique) qui désigne l’ensemble des règles qui, pour un Etat et à un moment donné, définissent le statut des personnes publiques et privées et les rapports juridiques qui existent entre elles.
Cet ordre juridique existe aussi pour les entités plus larges que les Etats, comme les organisations sous régionales et régionales (AES, CEDEAO, UEMOA, Union Africaine)… En démocratie, l’ordre juridique comprend la Constitution, les lois, les règlements, les traités, les conventions, les arrêtés, la jurisprudence, etc. Il est dynamique, c’est-à-dire qu’il peut varier dans le temps pour s’adapter aux besoins de la population. Les composantes de l’ordre juridique sont interdépendantes. Elles sont organisées et coordonnées au sein d’une hiérarchie des normes.
La démocratie
En clair, la démocratie est fille du Droit ; elle ne peut donc exister sans une Constitution. Car, dit le conseil d’Etat français (qui est toujours notre référentiel en la matière), «la loi n’exprime la volonté générale que dans le respect de la Constitution.» Elle doit, en tout état de cause, être conforme à la Constitution. D’où l’idée de plus en plus répandue de démocratie constitutionnelle. En l’absence d’une définition unanimement admise, on peut présenter la «démocratie constitutionnelle» (ou «démocratie par la Constitution») comme un système politique démocratique fondé sur le respect d’une Constitution formelle qui se trouve au sommet de la hiérarchie des normes. Phénomène relativement récent, la démocratie constitutionnelle s’est imposée comme une forme nouvelle et moderne de la démocratie.
Dans notre système institutionnel, la démocratie, la protection des droits des citoyens et le respect de la Constitution sont garantis par l’instauration d’une justice constitutionnelle placée au sommet de l’ordre juridictionnel : la Cour constitutionnel (articles 144 à 155 de la Constitution du 22 juillet 2023).
Le rôle du juge constitutionnel est de s’assurer que les textes de loi sont conformes à la volonté du peuple souverain qui s’exprime dans la Constitution.
Dictature constitutionnelle
Qu’on ne se dupe pas ; qu’on ne se leurre pas. Ce pays est fatigué, il revient de loin. La tenue de la seule élection présidentielle, si elle permet de sortir de la transition, ne peut être aucunement synonyme de retour à l’ordre constitutionnel. Celui requiert obligatoirement que tout soit à la place, au moins au plan institutionnel formel : un président élu, un parlement élu (députés et sénateurs) avec des élus locaux.
Autant l’élection d’un président civil n’est pas gage d’un retour à l’ordre constitutionnel, autant une transition dirigée par un militaire avec une constitution plébiscité à près de 97% n’est pas synonyme d’une dictature constitutionnelle. Tout ce qui est militaire, n’est pas forcément dictatorial. Le général ATT a été élu et réélu par les Maliens, il n’était pour autant pas un dictateur ; car tous les «démocrates» qui réclament aujourd’hui le départ des militaires sous prétexte de retour à l’ordre constitutionnel ont travaillé avec ATT, et sous ses ordres et dans l’ordre constitutionnel.
Pour emprunter les bons mots de l’honorable Diaw, le pays est en guerre (point besoin d’un concert pour l’annoncer) et «la situation actuelle de notre pays exige que tous les acteurs pensent à l’essentiel, à savoir un Mali unifié, pacifié et laïc. Pour atteindre cet objectif, nous devons taire nos querelles partisanes, mettre de côté nos intérêts particuliers, faire preuve d’impartialité, de compréhension mutuelle, promouvoir la paix à travers une cohésion forte, éviter d’engager des combats politiques par procuration».
Par Abdoulaye OUATTARA
Source : Info Matin