Ancien membre de la katiba Macina, Brahima (prénom d’emprunt), 22 ans, est de ceux que le notable a hébergé. Issu d’une famille pauvre et d’une fratrie de 11 enfants, il n’a pas été à l’école publique, et n’a fréquenté que l’école coranique.
En 2013, il a rejoint une association luttant contre les vols de bétail. Il n’avait alors que 16 ans. Des jeunes l’ont approché. « Ils m’ont dit qu’eux aussi luttaient contre les vols, et qu’ils touchaient de l’argent pour cela, raconte-t-il. Ils ne m’ont pas parlé d’une somme en particulier, mais ils m’ont dit que je toucherai l’argent une fois que je les aurai rejoints. L’argent était ma principale motivation. Mais j’étais aussi intéressé par l’opportunité de recevoir un enseignement religieux plus poussé, et pourquoi pas d’être envoyé au Yémen ou en Afghanistan pour mes études. »
C’est ainsi qu’il a rejoint les djihadistes. Après avoir reçu une formation au maniement des armes dans une forêt, il a été envoyé dans un camp du delta intérieur du Niger pour servir d’éclaireur. Jamais il n’a eu d’arme en sa possession, affirme-t-il. Sa mission était d’aller dans les villages, notamment les jours de foire, et de recueillir des renseignements. S’il s’est vite rendu compte qu’il n’était pas à sa place, il lui a fallu plusieurs mois pour trouver un moyen de s’enfuir. « On nous disait que si on partait, on deviendrait des ennemis et on saurait où nous trouver. »
Abdou (prénom d’emprunt), lui aussi hébergé par le notable, avait quant à lui 14 ans quand il a rejoint la katiba Macina. Fils d’un éleveur, il n’a fréquenté que l’école coranique. Sans perspective d’avenir, il a décidé en 2014 de rejoindre l’Europe. Lors de son périple, il a rencontré un homme qui lui a expliqué qu’en rejoignant les hommes de Koufa, il pourrait gagner de l’argent facilement et qu’on pourrait l’aider à rejoindre la Libye. Après avoir suivi une formation militaire, il a été envoyé dans un camp en tant que combattant. Il a participé à plusieurs missions, dont une au cours de laquelle des militaires maliens ont été tués. « Après cette mission, j’ai reçu les félicitations du chef. On m’a donné 300 000 francs CFA [457 euros]. Mais je ne me sentais pas bien après ça. J’ai demandé à prendre du recul. » Il a été affecté dans un groupe destiné à prêcher dans les mosquées, puis il a réussi à s’enfuir. Lorsqu’il a suivi sa formation au maniement des armes dans une forêt située à la frontière entre le Mali et le Burkina Faso, Abdou dit avoir entendu des bombardements tout près de son camp. Il aurait pu périr ce jour-là sous les bombes des armées maliennes ou française.
Durant leur récit, Abdou et Brahima ont raconté la vie dans les camps de la katiba. Il ressort de leur témoignage que tous les « habitants » de ces camps ne sont pas des combattants. L’étude de l’ISS précise d’ailleurs que les ex-engagés interrogés n’étaient pas tous destinés à se battre : « À titre d’exemple, certains puisaient de l’eau, préparaient les repas, fournissaient des informations, dirigeaient les prières, apprenaient ou enseignaient le Coran. D’autres encore assuraient le ravitaillement en carburant, organisaient des patrouilles, ou agissaient comme chauffeurs, secrétaires, messagers, coursiers, mécaniciens ou réparateurs de motos. »
Un autre phénomène est souvent ignoré (ou tout du moins caché au grand public) par les états-majors des armées occidentales et sahéliennes : nombre de ces « djihadistes » n’ont jamais voulu le devenir. Un rapport du think tank International Crisis Group publié en mai 2019 et consacré au conflit dans le centre du Mali constate que tous les membres de la katiba Macina « ne se sont pas enrôlés de plein gré ». En effet, indique-t-il, les dirigeants djihadistes, qui contrôlent une grande partie des zones rurales, « forcent les familles du delta intérieur à y inscrire leurs enfants sous peine de sanctions ».
Enrôlés de force
Les engagés « passifs » sont particulièrement nombreux chez Boko Haram. Le groupe fondé au Nigeria a mené de nombreuses razzias d’humains autour du lac Tchad ces dernières années. En 2015 et 2016, l’enrôlement de force a été pratiqué à une échelle quasi industrielle au Nigeria, mais aussi au Cameroun, au Niger et au Tchad. Des enquêtes confidentielles menées par différentes ONG au Niger dont Orient XXI a consulté les résultats révèlent l’ampleur du phénomène. Retenus dans les prisons nigériennes, des dizaines d’ex-membres de Boko Haram ont été interrogés. Les données recueillies sont à prendre avec des pincettes, car elles sont fondées uniquement sur les déclarations des personnes rencontrées. Elles restent toutefois relativement proches de la réalité constatée par d’autres ONG sur le terrain, ainsi que par les autorités nigériennes : un tiers des hommes interrogés déclarent avoir été des combattants ; la moitié disent n’avoir jamais manié d’armes ; près de la moitié affirment en outre avoir été enrôlés de force par Boko Haram ; seule une personne sur cinq dit avoir été motivée par des raisons idéologiques.
Une autre étude, rendue publique celle-là, menée par l’ONG Mercy Corp auprès de 47 jeunes anciens membres de Boko Haram au Nigeria, arrive aux mêmes conclusions. La plupart des jeunes disent avoir été contraints de rejoindre le groupe, sous peine d’être exécutés et de voir un de leurs proches tués. « Boko Haram a envahi notre village et a dit à tous les jeunes qu’ils devraient les suivre sinon ils seraient tués. On a tenté de résister, mais quand ils ont tué le premier à s’y être opposé, nous les avons tous suivis », a expliqué l’un d’eux aux enquêteurs.
Lors de chaque attaque, les combattants de Boko Haram arrivaient dans un village, tuaient deux ou trois hommes la plupart du temps des notables, regroupaient plusieurs dizaines de villageois, y compris les femmes et les enfants, et les menaçaient de les tuer eux aussi s’ils ne les suivaient pas immédiatement. « Les Boko Haram nous ont dit de les suivre. Je suis parti avec mon enfant. Nous avons marché pendant un mois. On nous a conduits sur une île contrôlée par Boko Haram. J’y suis restée deux ans », raconte Hafisata (prénom d’emprunt), une Tchadienne de 38 ans originaire d’une île du lac Tchad. Des estimations issues de sources diverses évaluent à près de 2 000 le nombre des habitants des îles qui, côté tchadien, auraient ainsi été contraints de suivre les combattants de Boko Haram et de vivre dans leurs camps ou sur les îles que le groupe contrôlait alors. Certains d’entre eux, très rares, sont devenus des combattants. Mais la plupart n’ont jamais touché une arme. Ils menaient une vie de prisonniers, tout en s’activant aux tâches qui étaient les leurs auparavant — la pêche, l’agriculture, l’élevage, etc. — jusqu’au jour où ils ont réussi à s’enfuir et à rentrer chez eux.
Ces personnes peuvent difficilement être considérées comme des terroristes à combattre jusqu’à la mort. De fait, si certaines d’entre elles ont été arrêtées et emprisonnées dans leur pays une fois qu’elles ont pu s’enfuir, les autorités judiciaires ont vite compris qu’elles n’étaient pas en présence de gens prêts à mourir pour la cause. Au Tchad, plusieurs dizaines de « retournés » ont été libérés après avoir passé plusieurs mois en prison. Au Niger, un processus de réintégration sociale des « repentis » est en cours. Mais dans les discours des dirigeants français, nulle trace de ces nuances : ceux que la France combat au Sahel sont les mêmes djihadistes qui ont attaqué Charlie Hebdo ou Le Bataclan ou que ceux qui ont rejoint l’Organisation de l’État islamique (OEI) au Levant, nous dit-on. Cette vision dénuée de toute complexité, qui ignore les facteurs locaux ayant poussé des hommes à prendre les armes, « prive les acteurs de cette catégorie de toute forme de retour/réintégration », notaient les chercheurs Yvan Guichaoua et Mathieu Pellerin en 2017. Et, par conséquent, de tout droit à la présomption d’innocence.
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