C’est un peu le réveil-matin des N’Djaménois. Une première détonation puis une deuxième, trente secondes plus tard : deux Rafale français viennent de décoller de l’aéroport situé au cœur de la capitale. Comme tous les jours, ces avions de chasse partent loin, pour des frappes ou des exercices au-dessus du désert. Le choc, dit-on, indispose les habitants. Le président Idriss Déby Itno s’en serait plaint auprès des militaires français.
Mais la France, ici, est en guerre. Et est un peu comme chez elle. Quarante-six ans que les opérations en terre tchadienne se succèdent. Les photos sur les murs de l’état-major, un bâtiment de plain-pied situé au cœur de la base française qui jouxte l’aéroport, illustrent cette histoire riche en interventions : Limousin (1969-1971), Tacaud (1978-1980), Manta (1983-1984), Épervier (1986-2014)… et aujourd’hui Barkhane.
Combattre le jihadisme dans cinq pays
Lancée le 1er août 2014, cette opération qui a pris le relais d’Épervier et de Serval (au Mali) est inédite. Pour la première fois, le périmètre des activités ne se limite pas à un seul pays. Face à un ennemi diffus – les groupes jihadistes -, c’est toute la bande sahélo-saharienne occidentale qui est concernée. Cinq pays en tout, dans lesquels les soldats français sont basés et peuvent intervenir : Tchad, Niger, Burkina, Mali et Mauritanie. Plus le voisinage immédiat, ce que l’on appelle entre gradés les « zones d’intérêt », où l’on ne compte pas d’hommes mais que l’on suit de près : Libye, Nigeria, Cameroun…
Si l’on en croit le général Jean-Pierre Palasset, cela risque de durer. « Barkhane s’effacera un jour, il le faut, prévient celui qui a commandé la force durant un an, jusqu’en juillet. Mais ce ne sera pas pour tout de suite. Bosnie, Kosovo, Côte d’Ivoire, Afghanistan… La durée de vie d’une opération, c’est souvent dix ans. » Pour Barkhane, ce délai semble même optimiste. Car l’objectif n’est pas seulement de « chasser les terroristes », mais bien de les détruire. « Quand vous atteignez un chef, vous décapitez un réseau », veut croire le général Palasset. Les faits semblent démontrer le contraire : en deux ans et demi d’opérations dans le Sahel, des dizaines de chefs sont tombés, mais la menace est toujours là.
Les interventions françaises ont fortement perturbé les jihadistes
L’intervention française au Mali et la multiplication des opérations dans le Sahel ont pourtant considérablement perturbé les plans des groupes jihadistes. Ils ne disposent plus d’aucun sanctuaire au Mali et doivent prendre de nombreuses précautions quand ils se déplacent. Outre les « neutralisations » (une bonne quinzaine de chefs présumés et des centaines de combattants), l’armée française a procédé à des dizaines d’arrestations, à la destruction de caches et à la saisie de plus de 200 tonnes d’armes et de munitions, principalement au Mali et au Niger.
Pour ce faire, les officiers de Barkhane ont maintenu la stratégie adoptée lors du déclenchement de Serval en janvier 2013 : attaquer, ne jamais laisser de répit. Cela suppose des opérations d’envergure, qui mobilisent des centaines d’hommes et de véhicules, des surveillances aériennes quotidiennes, mais aussi des interventions coups de poing diligentées en urgence et menées la plupart du temps par les forces spéciales basées à Ouagadougou. Cela implique aussi la présence de « plots » un peu partout dans la zone, y compris dans les coins les plus reculés, comme à Tessalit (Mali) et à Madama (Niger). Ces petites bases qui comptent moins de 250 hommes demandent des efforts humains et matériels considérables mais sont jugées indispensables.
Ici, on ne dort jamais. Les bataillons parcourent l’équivalent de dix fois le tour de la Terre chaque mois.
En perpétuel mouvement
Un tour dans le centre d’opération de Barkhane illustre l’activité des troupes françaises. Ici, on ne dort jamais. Vingt-deux officiers et sous-officiers, spécialistes de la météo, des évacuations sanitaires ou de l’appui aérien, suivent en direct, derrière des écrans d’ordinateurs, les faits du jour. « C’est le centre nerveux de Barkhane, souligne le maître des lieux, le lieutenant-colonel Jean-Charles. C’est ici que l’on conduit les opérations en cours et que l’on prépare les prochaines. »
Au mur, plusieurs écrans. L’un d’eux diffuse les images envoyées en direct par un drone qui survole un petit hameau entouré de dunes. Sur un autre, le programme, heure par heure, des opérations en cours. Il y en a deux ce jour-là : une dans l’extrême-nord du Niger, près de la passe de Salvador, lieu de passage obligé pour les groupes qui veulent se rendre de la Libye vers le Mali et vice versa ; l’autre dans le nord-est du Mali, près de la frontière avec le Niger, là où sévissent encore les éléments du Mouvement pour l’unicité et le jihad en Afrique de l’Ouest (Mujao).
Selon le ministère de la Défense, les différents bataillons logistiques de Barkhane ont parcouru l’équivalent de dix fois le tour de la Terre chaque mois. Mais avec à peine 3 000 hommes, 200 véhicules de logistique, 200 blindés, une vingtaine d’hélicoptères, 6 avions de chasse, 3 drones et une dizaine d’avions de transports, la force ne peut pas faire grand-chose sur un territoire aussi grand que l’Europe. Les trafics en tous genres ont repris de plus belle depuis quelques mois. Et les attentats se sont multipliés, notamment au Mali. « Les terroristes ont pris cher, mais ils sont toujours là et attendent la moindre faille pour reprendre la main », constate un négociateur qui connaît bien les mouvances jihadistes et observe avec mépris « l’esbroufe » des forces françaises.
Les menaces « extérieures » : Boko Haram et la Libye
Et puis il y a les menaces « extérieures », sur lesquelles Barkhane n’a que peu de prise : Boko Haram au Nigeria, secte islamiste contre laquelle la France n’agit qu’à la marge, en soutenant les armées nigérienne, tchadienne et camerounaise ; et surtout la Libye, où se sont réfugiés la plupart des groupes jihadistes après l’intervention au Mali. « Tout reste à faire dans le sud de la Libye, dit le général Palasset. C’est devenu leur repaire principal car personne ne vient les y embêter. » Il ne s’en cache pas : un jour, il faudra bien finir par y aller.
Cette opinion, nombre de stratèges du ministère de la Défense la partagent, en dépit des écueils diplomatiques et militaires que cela impliquerait. Le ministre Jean-Yves Le Drian l’a plusieurs fois soutenue, tout comme le président tchadien. Officiellement, la France ne dispose d’aucun élément sur place et ses hommes n’y pénètrent jamais. Mais il n’est pas interdit de penser que des avions survolent la zone et que des agents secrets y préparent déjà la future guerre du Sahel. Barkhane serait alors « l’outil idéal pour agir », indique une source au sein de l’état-major français. Le bail de l’armée tricolore à N’Djamena n’en serait que plus long.
QUAND LA FRANCE SE RETIRERA…
Le « partenariat élargi » : les officiers de Barkhane n’ont que ce mot à la bouche. Ce serait, à les entendre, la solution au problème jihadiste et le meilleur moyen, pour la France, de quitter enfin le Sahel. De quoi s’agit-il ? D’une coopération poussée entre les pays de la zone, avec l’appui de l’armée française : des patrouilles mixtes, des chaînes de commandement « métissées » et un partage étroit des renseignements. À vrai dire, c’est déjà une réalité. En un peu plus d’un an, huit opérations conjointes ont été menées dans trois « zones grises » stratégiques : la frontière entre le Mali et la Mauritanie, celle entre le Mali, le Niger et le Burkina, et enfin celle entre le Niger et le Tchad.
« Les militaires des différents pays apprennent à se connaître et retournent dans des zones qu’ils avaient abandonnées. C’est grâce à ça que nous pourrons partir et laisser les Africains assurer leur sécurité », confie un officier français. Cette collaboration s’effectue depuis quelques mois dans le cadre d’une nouvelle structure basée à Nouakchott, le G5 Sahel, qui réunit la Mauritanie, le Mali, le Burkina, le Niger et le Tchad et dont la France a fortement soutenu la -naissance.
Source : jeuneafrique.com