L’arrivée de l’ex-président burkinabé Blaise Compaoré au Maroc confirme le pays comme destination de choix des dictateurs déchus.
L’accueil de dirigeants exilés était une tradition sous Hassan II, avec l’accueil du Shah (Iran), de la veuve Marcos (Philippines) et de toute la famille du président Mobutu Sese Seko (ex-Zaïre).
En suivant l’avalanche de témoignages d’incidents xénophobes ciblant des migrants subsahariens (TelQuel n° 643), il est difficile de nier l’évidence : le royaume accueillant, brossé à l’envi par les brochures publicitaires, relève plus de la publicité mensongère, au mieux de la réclame attrape-nigauds. Pourtant, il reste un domaine où le Maroc est toujours à la hauteur de sa réputation d’hospitalité : l’accueil sur son sol de dirigeants chassés du pouvoir. Le 20 novembre dernier, le président burkinabé déchu, Blaise Compaoré, est arrivé au Maroc en provenance de Yamoussoukro (Côte d’Ivoire). Forcé à la démission par un soulèvement populaire, il avait trouvé refuge chez son ami ivoirien, le président Alassane Ouattara. Mais, pour celui-ci, cet asile était potentiellement explosif. Les élections présidentielles en Côte d’Ivoire, prévues en 2015, s’annoncent périlleuses et, pour Ouattara, il ne fallait pas courir le risque d’abriter pendant longtemps un invité si encombrant. Destination Maroc, donc, pour le « beau Blaise ». Après quelques jours de repos en famille à Marrakech, il prend ses quartiers à Casablanca, où l’accueillent des amis. Une semaine plus tard, son éphémère successeur, le lieutenant-colonel Isaac Zida, crée la surprise. « Nous allons demander au Maroc de mettre le président Compaoré à la disposition de la justice burkinabé », a déclaré cet ancien du régiment de sécurité présidentielle, qui apparaît comme le nouvel homme fort du pays. Nommé Premier ministre, il a sans doute parlé un peu vite. Le Burkina Faso et le Maroc ne sont pas liés par une convention de coopération judiciaire et rien ne permet une extradition en règle. Une condition qui a certainement été vérifiée au préalable par Compaoré… et par ses conseillers. Le plus récent d’entre eux est le Marocain Abdellatif Bendahane. Avant de prendre ses fonctions de conseiller économique à la présidence burkinabé, ce dernier n’était rien moins que le directeur Afrique au ministère des Affaires étrangères et de la Coopération du royaume. Un autre proche de Compaoré connaît bien le Maroc : le Mauritanien Moustapha Ould Limam Chami, opposant au président Mohamed Ould Abdelaziz, y a installé sa famille et il n’est pas rare de l’apercevoir dans les travées de l’ancien Hilton de Rabat, l’actuel Sofitel Jardin des Roses.
Discrétion et jolis hôtels
Pourquoi Rabat est-elle devenue une destination favorite des puissants en disgrâce ? Depuis des semaines, une rumeur insistante donne ainsi l’ex-président du Yémen, Ali Abdallah Saleh, comme partant pour le Maroc. Sous pression des États-Unis, qui l’accusent, preuves à l’appui, d’entretenir l’instabilité dans le pays, le puissant voisin saoudien cherche à l’éloigner. Certes, Riyad pourrait aussi l’accueillir, comme c’est le cas pour son homologue tunisien Ben Ai, mais Rabat est encore plus loin de la crise. Un indice : l’envoyé spécial onusien en charge du Yémen, Jamal Benomar, est marocain.
Pour cette source diplomatique occidentale, le Maroc offre un mix quasi parfait : « Proximité des grandes puissances, discrétion, sécurité juridique et bonnes prestations hôtelières ». La fiabilité est essentielle pour ces cas complexes, et le Maroc offre cette confiance. Le dernier point est le plus évident. Même des ex-présidents français l’ont prouvé : Nicolas Sarkozy, accueilli longuement à Marrakech la bling-bling, après sa défaite du printemps 2012, Jacques Chirac, habitué de la Gazelle d’or, refuge chic et sobre de l’élite à Taroudant. Les autres ingrédients sont surtout appréciables quand le départ n’était pas prévu.
Le cas Camara
En 2009, Rabat accueille en catastrophe le capitaine Moïse Dadis Camara, parvenu à la tête de la Guinée à la faveur d’un putsch militaire. Camara vient de basculer dans la catégorie des grands chefs d’État sanguinaires après la répression féroce de manifestants (massacre du stade du 28 septembre et son bilan macabre de 150 morts). Le 2 décembre 2009, Camara reçoit un tir à bout portant de la part de son aide de camp. La balle s’est logée dans le crâne du capitaine, le laissant entre la vie et la mort, et Conakry n’offre pas la qualité de soins dont il a besoin. Pour ne rien arranger, Camara n’est pas le bienvenu en Europe, car passible de poursuites de la part de la justice internationale. Rabat s’impose alors comme une évidence. « Il n’y avait pas de meilleur choix, poursuit notre source diplomatique. Le ministère des Affaires étrangères et la DGED (Direction générale des études et de la documentation) ont géré l’affaire de main de maître. Vous trouverez les détails dans les Wikileaks. ». En septembre 2011, la deuxième fournée des Wikileaks, des télégrammes diplomatiques américains révélés par le célèbre site de Julian Assange, a permis de raconter l’histoire rocambolesque de l’exfiltration du capitaine Dadis Camara vers Rabat, fin 2009.
Un invité encombrant
Après la tentative d’assassinat du capitaine putschiste par son aide de camp Toumba Diakité, le Maroc a été mis devant le fait accompli, mais accepte de bon cœur. Officiellement pour des raisons humanitaires, mais en réalité sur insistance des puissances « amies », dont il escompte le soutien sur le dossier du Sahara. L’affaire est gérée à très haut niveau, puisque les interlocuteurs des diplomates occidentaux sont Taïeb Fassi Fihri, à l’époque ministre des Affaires étrangères, et Yassine Mansouri, patron de la DGED. C’est le ministre des Affaires étrangères qui rapporte le bulletin de santé du patient Camara : des morceaux de balle ont été extraits, mais une balle reste logée dans le crâne de la victime, qui souffre d’altérations du langage et de la vision. Dadis Camara s’impatiente et veut rentrer à Conakry. Il demande alors à diffuser un message vidéo adressé à la population guinéenne. Les officiels marocains gagnent du temps, mais commencent à trouver le fardeau bien lourd. Difficile de le renvoyer en Guinée, où le capitaine est détesté. Difficile aussi de le garder, car le royaume s’expose au risque judiciaire : la Cour pénale internationale s’apprête à ouvrir des poursuites contre Camara. Rabat est associée aux discussions sur son successeur. On évoque Sékouba Konaté, ministre de la Défense de Dadis, mais l’option est écartée par le royaume. Pour les Marocains, c’est un « ivrogne ». Début janvier, un mini-sommet informel tranche le cas. Avec Johnnie Carson, sous-secrétaire d’État aux Affaires africaines, et André Parant, Monsieur Afrique à l’Élysée, Taïeb Fassi Fihri se rallie à l’option Konaté, contre l’engagement de ne pas laisser Dadis Camara reprendre le pouvoir. Immédiatement, le royaume se met à chercher un autre pays d’accueil pour l’ex-capitaine. Mohammed VI, en personne, contacte son ami Ali Bongo, qui refuse. On évoque aussi le Sénégal, l’Arabie Saoudite, voire la Libye, qui se dit prête. Ces deux derniers pays avaient bien accueilli le sanguinaire Idi Amin Dada, après la fin de son règne brutal sur l’Ouganda. En 2003, Dada est mort de sa belle mort à Jeddah après un exil de vingt-trois ans. Mohammed VI finit donc par prendre une décision : puisque Dadis Camara a été envoyé à Rabat sans qu’on lui demande son avis, Rabat l’envoie de la même manière au Burkina Faso, sans consulter Paris, ni Washington, mais en les informant à la dernière minute. Quand l’avion transportant Camara est sur le point d’atterrir, Yassine Mansouri en personne est délégué pour convaincre tout le monde (Camara, Konaté, Compaoré) que la solution est la bonne. Puisque Dadis ne peut pas venir à Rabat, Rabat ira à Dadis.
Défendre la veuve
Le royaume est devenu aussi une plaque tournante de veuves de chefs d’État exilés. Après le décès à Cleveland (USA) de Sékou Touré, son épouse Andrée Toura est accueillie au Maroc, pays qui entretient avec la Guinée des relations très suivies. Aujourd’hui, « Hadja Andrée Touré » maintient un pied-à-terre à Rabat, dans le très huppé Souissi, selon nos confrères de Jeune Afrique qui l’ont rencontrée dans ce quartier, où logent nombre d’ambassadeurs d’Afrique de l’Ouest et Centrale. Mme Touré a longtemps vécu en Côte-d’Ivoire, à l’invitation de l’ex-président Félix Houphouët-Boigny. À Rabat, elle réside chez sa fille Aminata Touré-Camara, une businesswoman active notamment en Guinée équatoriale. Comme autre ancienne première dame qui entretient d’excellentes relations d’affaires avec le Maroc, on peut citer Imelda Marcos, veuve du dictateur philippin, Ferdinand Marcos, déchu en 1986. Le couple présidentiel philippin était intime de la cour, comme en atteste sa présence au mariage de la princesse Lalla Meryem à Fès en 1984. Deux ans plus tard, le régime de Marcos, l’un des plus corrompus de l’histoire, s’écroule à Manille. En vingt et un ans de pouvoir, l’ancien président a pillé environ 10 milliards de dollars des coffres de l’État pour maintenir, entre autres, le train de vie délirant de son épouse. Celle qui collectionnait les souliers, sacs à main et vêtements de luxe par centaines, était aussi une grande acheteuse de bijoux, faisant la joie des magasins duty-free partout dans le monde. À défaut de s’installer au Maroc, elle y a fait des affaires longtemps après la chute de son mari. Elle a usé de prête-noms et d’homme-liges pour créer des commerces (notamment des boutiques de produits détaxés) un peu partout dans le monde. Au Maroc, la société International Duty Free, qui emploie nombre de Philippins, a opéré en monopole de fait dans nos aéroports pendant une quinzaine d’années. On lui prête aussi la tentative d’installer des franchises au Maroc (Dunkin’ Donuts)… Imelda Marcos vit aujourd’hui aux Philippines, où elle a repris une carrière politique. Autres veuves discrètes, Bobi Ladawa et Kosia, compagnes du plus célèbre des exilés au Maroc : le maréchal Mobutu Sese Seko, président du Zaïre (aujourd’hui République démocratique du Congo), qui a pris pour épouses deux sœurs jumelles. Après l’effondrement de son pouvoir, Mobutu trouve refuge auprès de son ami Hassan II. Il est mort au Maroc et y est enterré dans le cimetière chrétien de Rabat, où son mausolée de marbre noir et blanc est impeccablement entretenu. Et les visiteurs, nostalgiques du Mobutisme, proches ou simples curieux, sont toujours nombreux. Quinze ans après son décès, le 7 septembre 1997, sa famille a tenu à lui organiser une messe du souvenir, dans la cathédrale de Rabat. Il y avait là la famille, les obligés politiques et de fidèles amis marocains, comme l’ancien ambassadeur Ahmed Snoussi. Bobi Ladawa et Kosia (Mobutu) – la première étant la veuve officielle – répartissent leur temps entre Rabat et Faro (au Portugal). Surtout Kosia, qui séjourne au Maroc, en compagnie de ses deux filles Tende et Sengboni.
Iran. Une amitié dangereuse
Farah Diba, 76 ans, est une habituée du Maroc. En juin dernier, la veuve du Shah d’Iran (la Shahbanou) était une des invités d’honneur du festival d’Essaouira. Altière malgré les coups du destin, dont les suicides de deux de ses enfants. Sous protection rapprochée, mais sans protocole pesant, on l’a même vue esquisser quelques pas de danse au rythme des crotales des Gnaoua. Visiblement, son altesse impériale de Perse n’a pas oublié qu’elle a été accueillie au Maroc, après la chute de son mari, en 1979. Après une courte escale à Assouan en Haute-Egypte, le couple impérial et leurs enfants posent leurs bagages à Marrakech, le 22 janvier 1979, une semaine seulement après leur fuite d’Iran. Le « roi des rois » est un ami de Hassan II, qui accueille bien volontiers ce lointain cousin. Dans la luxueuse résidence qui a été mise à leurs disposition par le monarque, ils continuent de suivre les nouvelles de leur pays et y apprennent le triomphe en février suivant de la révolution islamique. Le Shah est alors très affaibli. Souffrant d’une tumeur, il ne réagit pas immédiatement, tout comme il avait refusé quelques mois auparavant de donner l’ordre d’abattre l’avion ramenant, d’un long exil en France, l’imam Khomeiny. Au Maroc, Reza Pahlavi et Farah Diba sont bientôt rejoints par leurs enfants, qui s’étaient d’abord réfugiés aux États-Unis. Mais la pression monte sur le Palais. À Téhéran, des manifestations quasi quotidiennes réclament l’arrestation et le transfert du Shah pour jugement. Alexandre de Marensches, qui coiffe, à Paris depuis 1970, le Service de documentation extérieure et de contre-espionnage (SDECE, ancêtre de la DGSE, ndlr) est aussi un visiteur régulier de Hassan II, et très proche du colonel-major Ahmed Dlimi. Ce conseiller très informé a un message pour Hassan II : Khomeiny complote des enlèvements de membres de la famille royale pour forcer un échange. Ferme sur la parole donnée et attaché à une forme de solidarité de corps, Hassan II fait passer le message. Pahlavi refuse de mettre en danger plus encore son généreux hôte. C’est à bord d’un jet mis à sa disposition par Hassan II que le couple impérial prend à nouveau le chemin de l’exil. Ce seront les Bahamas, après des refus de tous les pays occidentaux approchés : France, Monaco, Suisse, États-Unis, Royaume-Uni… Le 20 mars 1979, les Pahlavi traversent l’Atlantique, puis ils retourneront en Égypte à l’invitation de Sadate. C’est là que le Shah décède le 27 juillet 1980.