11 mai oblige, les mystérieux Rastafariens avec leurs nattes hirsutes sont en fête aujourd’hui partout dans le monde. Qui sont-ils ? Que veulent-ils ? Cette histoire de Rastafari, ça raconte quoi exactement ?
Bob Marley répond:
«Ma direction, mon but ultime, c’est l’unité de l’Afrique. Quand ce sera arrivé, les gens regarderont en arrière et ils se diront qu’il y avait quelque chose dans tout ce truc. Je suis avant tout un Rasta, et c’est une chose qui vient d’Afrique. Je suis arrivé en Jamaïque à la suite de l’esclavage mais ma place au fond est en Afrique. La Jamaïqueappartient aux indiens Arawak, qui ont été tués jusqu’au dernier par Christophe Colomb et ses guerriers. Mon but est d’apporter quelque chose aux gens. Le reste je m’en fous. Si je réussis, c’est parce que je me bats pour la vérité. Je ne me laisse pas intimider. Je ne mourrai pas comme ça. Une fois j’ai été durement touché par des balles dans un attentat. Quelques jours avant cette attaque qui a failli ma coûter la vie, j’ai fait un rêve prémonitoire, puisque j’étais pris sous le feu d’une embuscade. Ma mère prenait une balle dans la tête. Une voix me disait de ne pas fuir, et de tenir tête aux assaillants. Alors bien sûr, quand on m’a vraiment attaqué trois jours après, cette vision m’est venue à l’esprit immédiatement ! Je me souviens juste qu’il ne fallait pas que je me mette à courir.
« Pour comprendre un minimum le reggae, qui diffuse très souvent des messages rastas, il faut carrément remonter aux Hébreux, aux pyramides d’Égypte.»
Et même avant.
Car en Jamaïque, presque tout fait référence à la Bible. Le mouvement rastafarien est profondément révolutionnaire, car il refuse fondamentalement toute l’organisation de la société «païenne» de Babylone en commençant par réviser l’interprétation établie de la Bible. En faisant rimer «révélation» avec «révolution», Bob Marley chantait «il faut une révolution pour faire une solution» dans son manifeste Revolution de 1974 et «Rasta ne travaille pas pour la CIA» dans Rat Race la même année. Les Rastas puisent leur culture dans l’histoire d’Afrique, à commencer par celle, fascinante, de l’Éthiopie. Héritiers des Griots d’Afrique de l’ouest, les Jamaïcains chantent leurs réflexions sur la vie de tous les jours, mais aussi sur l’Histoire, qu’ils transmettent oralement. Spontanément, ils improvisent ou écrivent au premier degré des commentaires sociaux sur l’actualité, la société, l’histoire. Tel est le contenu du reggae. Ainsi les Rastas remettent en question l’interprétation occidentale, «coloniale» de la Bible. Ce qui est pour le moins subversif dans une société jamaïcaine où la religion chrétienne est partout. Marley le martelle tout au long de son œuvre, qui reste mal comprise tellement la revendication rasta est radicale :
«Prêtre ne me dis pas
Que le paradis est sous la terre
Je sais que tu ne sais pas
Ce que la vie vaut vraiment
Tout ce qui brille n’est pas or
La moitié de l’histoire n’a jamais été racontée
Et maintenant tu vois la lumière
/Hey ! Tu te lèves pour obtenir ce à quoi tu as droit»
(Get Up Stand Up, 1973)
À travers leur obsession pour la Bible, point central de la culture jamaïcaine, les Rastafariens veulent faire connaître l’histoire d’Afrique, incroyablement méconnue aujourd’hui encore. Ils révisent ainsi des millénaires d’histoire, et comptent bien que leur vision afrocentriste de la culture judéo-chrétienne toute entière soit entendue de tous. Une histoire fabuleuse.
Les Hébreux et l’Éthiopie
Jadis, bien avant que Jésus-Christ ne fasse son apparition, les Hébreux étaient répandus dans toute la vallée du Nil, de la Méditerranée au nord de l’Abyssinie. Ils étaient très présents dans la société égyptienne antique, et particulièrement dans la région de Goschen à partir de 1900 avant JC environ. Gouverneur du pays kouchite (nord de l’Ethiopie) au service du pharaon, Moïse passe quarante ans en Afrique noire, ce qui éclaire d’une lumière historique les chansons rastafariennes qui clament unanimement que «Moïse était un dreadlock». Réduits entretemps en esclavage, les Hébreux en ont assez de l’oppression égyptienne. Et vers 1500 avant Jésus Christ, armés de la Tora (l’ancien testament) ils fuient l’Égypte. Le Talmud indique qu’ils ne sont «ni blancs ni noirs» mais sans doute entre les deux. La Bible raconte cet exil, un périple où Moïse les mène jusqu’à la terre promise d’Israël (Prince Far I, Moses Moses, 1978).
Les Aventuriers de l’Arche Perdue
Le roi David conquit plus de quatre cents ans plus tard le mont Sion de Jérusalem. Mais sur la route de l’exil, en apparaissant sur le mont Sinaï, l’histoire raconte que Dieu confie à Moïse les dix commandements gravés dans la pierre. Moïse range les précieuses tables de la loi dans un coffre à brancards. On peut bien sûr lire dans la Bible que le troisième roi d’Israël, le sage Salomon, fait construire le Temple de Jérusalem (il n’en reste aujourd’hui que le mur des Lamentations) pour y placer le tabernacle, et y planque l’arche ultra-hyper-sacrée. La marque de la main de Dieu en personne, pensait-il. Bientôt, Makeda, la reine de Saba venue d’Abyssinie (ou du Yémen ?) a un enfant avec Salomon. Et après avoir fait ses études auprès de son père, leur fils Ménélik devient Ménélik Ier, roi d’Abyssinie.
Quittons la Bible deux minutes pour jeter un œil sur le Kebra Nagast («Gloire Des Rois»), un livre de littérature éthiopienne, aussi sacré qu’antique, qui retrace la saga de toute la dynastie salomonique. On apprend dans ce vénérable bouquin que l’héritier de Salomon, le prince Ménélik, aurait quitté Sion et qu’au passage il aurait carrément embarqué l’arche contenant les fameuses tables de la loi. Salomon aurait confié à Ménélik une réplique de l’arche pour qu’il l’emporte avec lui. Et ce dernier aurait échangé la réplique contre la vraie au dernier moment. Et ce bien sûr à l’insu des prêtres restés à Jérusalem. En arrivant en Ethiopie, Menelik fait du Dieu des Hébreux le Dieu officiel de l’Ethiopie : Saba. Il hébraïse le nord de l’Abyssinie entre 950 et 900 avant JC. C’est à cette époque qu’apparaîssent les Beta Israël, ces fameux Hébreux d’Ethiopie (la tribu de Dan ?) mieux connus sous le nom péjoratif de «Falashas» (appellation de «vagabonds» qu’ils récusent), les fameux Juifs noirs qui ont été sauvés de la famine dans les années 1980 en émigrant en catastrophe en Israël.
Certains rois aussi étaient tout noirs. Comme par exemple Moutoueshat, un pharaon de la XXVème dynastie, venue d’Abyssinie entre 751 et 656 avant JC.
C’est ainsi que la tradition éthiopienne considère que l’arche mythique est restée cachée depuis dans la région d’Axoum, au cœur des haut-plateaux éthiopiens, en Afrique noire. Le symbole de cent civilisations, que chante Cedric Myton dans Ark Of The Covenant, produit par Lee «Scratch» Perry pour l’album chef-d’œuvre «Heart Of The Congos» :
«every morning the black sun rises
it shines
out of the Ark Of The Covenant»
C’est encore pour cette raison que Lee «Scratch» Perry a appelé en 1973 son mythique studio le Black Ark, «l’Arche Noire». La plupart des Rastas jamaïcains, rarement experts en géographie, situent la terre promise de Sion («Zion») sans vraiment faire de différence entre Jérusalem et Axoum, au nord-est de l’Abyssinie où se trouverait l’arche. Mais ils font confiance à l’histoire officielle éthiopienne et beaucoup sont persuadés que la Bible a été censurée pour cacher le rôle des Noirs. Beaucoup estiment que Moïse, Jésus et plusieurs tribus hébraïques étaient noires africaines.
Quant aux descendants de Salomon, Makéda de Saba, et de leur fils Ménélik Ier, leur dynastie a perduré plusieurs millénaires en Abyssinie, alimentée par ce mythe fondateur de l’arche qui consacre -et comment- leur droit divin. La Bible se réfère d’ailleurs à l’Afrique noire toute entière par le terme d’Ethiopie, un mot qui désigne aujourd’hui un pays englobant toute la région de l’Abyssinie, le pays kouchite de la Bible.
Chris Blackwell, fondateur des disques Island et Trojan, est le Jamaïcain blanc qui a lancé le reggae dans le monde. Extraordinaire découvreur de talents, féroce homme d’affaires, en investissant sur Bob Marley, dont il fut longtemps le producteur, il est devenu milliardaire. Et c’est avec son accent d’aristocrate anglais qu’il explique ceci :
– «La véritable question en ce qui concerne Haïlé Sélassié et la religion rasta est qu’en occident, pour toutes les religions, qu’elles soient catholique ou autre, quand tu entres dans une église et que tu vois un crucifix, l’homme qui est dessus est blanc. Donc, au fond, Dieu était blanc. Tous les Noirs qui sont arrivés au nouveau monde y sont venus en tant qu’esclaves, donc ils n’avaient aucune connaissance de l’histoire. Pour eux, tout était blanc. Je pense que l’importance de Haïlé Sélassié, c’est qu’il était un descendant direct de Salomon et de la reine de Saba. Pourtant les rares fois où tu les voyais c’était quand des Blancs comme Jean Simmons ou Victor Mature jouaient leur rôle dans un péplum à Hollywood («L’Egyptien», de Michaël Curtis en 1953). Tout le monde croyait donc que Salomon et Saba étaient blancs. Je crois qu’aujourd’hui de plus en plus de gens réalisent que ces vedettes de la bible n’étaient pas des Blancs. Qu’ils étaient des gens de couleur. Je pense que ce genre de choses sont très importantes pour les Noirs qui vivent en Occident. Car on n’enseigne pas cette histoire-là à l’école. On y apprend jamais l’histoire de l’Afrique.»
– Quelle importance cette histoire a-t-elle pour les Européens, et pour toi, en tant que personnage-clé blanc dans cette révélation rasta ?
– «Je pense que c’est très important parce que c’est quelque chose qui je pense aide les Blancs en Occident à apprécier l’histoire du peuple noir au lieu de ne pas reconnaître qu’il a une histoire, au lieu de… ne même pas penser qu’il a une histoire. Au lieu de penser que l’Afrique n’est qu’une jungle qui a donné ces peuples. C’est vraiment très important. Et donc plus on va en parler mieux c’est, parce qu’on n’en parle pas beaucoup au grand public. Les gens ne connaissent encore aujourd’hui qu’une partie infime de l’histoire des Noirs.»
La dynastie du roi Salomon
Encore dans la Bible, on trouve (2 Chroniques 14) les traces d’une invasion kouchite (abyssinienne) en Palestine cinquante ans après le règne de Salomon. Selon le voeu des Nazaréens (Nombres 6-5), les Juifs de la région laissaient pousser leurs cheveux (le «Tu ne passeras pas de lame sur les coins de ton visage» qui fait porter des papillottes aux Juifs orthodoxes), un signe d’appartenance à cette secte en quelque sorte. En poussant, les cheveux crépus s’emmêlent et forment naturellement des mèches («locks»), des nœuds («knot»). C’est pour suivre le vœu des Nazaréens que près de deux millénaires plus tard les Rastas se laissent pousser les cheveux, où se forment leurs nattes, qui «font peur» («dread» = épouvante), les «dreadlocks» caractéristiques.
C’est ce que racontera par exemple Dillinger (prononcer Dillin’JAH !) vers 1976 dans son King Paraoh Was a Bald Head. Il y chante que «Jésus et Moïse portaient des dreadlocks», tout comme «Samson, qui y puisait sa force» divine. Les cruels pharaons, eux, se coupaient bien sûr les cheveux. Ils étaient donc des «bald heads» (chauves) que chantait Marley dans son Crazy Bald Head : «On va chasser ces fous chauves hors de la ville». Ces chauves étaient donc des païens («heathen»), d’où «Heathen», titre du morceau de Marley :
«les païens ont le dos au mur
Levez-vous combattants blessés
Car celui qui se bat et fuit
Vivra pour se battre un autre jour».
Quelques siècles après la mort de Jésus-Christ, certains voient en Jésus l’incarnation de Dieu sur terre et, en pleine décadence de l’empire romain, la religion chrétienne se répand comme une trainée de poudre. La propagation de la religion chrétienne en Éthiopie remonte sans doute à l’an 330, où deux jeunes chrétiens de Tyr naufragés en mer Rouge, Frumentius et Ædisius, sont capturés et vendus au roi d’Abyssinie. En fin de compte, Frumentius deviendra tuteur du prince, qui adopte la religion chrétienne. C’est sans doute comme ça que l’Abyssinie devient la première nation officiellement chrétienne du monde, avant Rome (l’empereur Constantin en 337). Le successeur décide d’ailleurs illico de persécuter ces maudits Juifs, puisqu’ils ne veulent pas (et ne voudront jamais) admettre que Jésus était le messie, c’est à dire Dieu sous des traits humains, préférant de Dieu une vision infinie et sans image. L’orthodoxie chrétienne d’Éthiopie, à ne pas confondre avec l’orthodoxie russe/grecque apparue au IXème siècle, reste intacte à travers les siècles. Le peuple copte la répand en Égypte et en Abyssinie, où le roi était considéré comme étant le troisième élément de la Trinité, l’incarnation vivante de Jésus Christ sur terre en quelque sorte. Les monophysites d’Abyssiniens n’avaient pas que des amis, et les schismes ont été bon train à cette époque. Les macédonianistes, par exemple, niaient carrément la divinité du St-Esprit (ça leur a coûté cher) et les Nestoriens, eux, considéraient que la nature humaine et la nature divine, c’était pas du tout la même chose (Jésus est le messie mais pas Dieu). Les Chrétiens étaient cependant tous d’accord sur une chose : il fallait réduire les Juifs blasphématoires au silence.
Par la suite, avec l’expansion de l’islam au moyen-âge l’Abyssinie a été cernée par des hordes d’Arabes en guerre sainte, mais malgré des tas de batailles elle est restée chrétienne envers et contre tout. Au douzième siècle, la dynastie Zagwé locale a quand même pris le pouvoir pendant environ un siècle et demi. Mais avec l’aide du «Kébra Nagast» , le fameux livre sacré de la dynastie de Salomon, les Salomonides ont été restaurés vers 1270.
L’esclavage
L’Afrique toute entière, et les rivages de la mer Rouge en particulier, ont longtemps été le théâtre d’un esclavage institutionnalisé qui ne fait toujours pas mine de disparaître. L’Abyssinie n’a pas échappé à la règle. La société féodale du coin a puisé ses serfs dans les réserves humaines des vallées primitives à l’ouest du pays pendant des siècles. Mais au XVIème siècle, les Européens ont commencé à intensifier leurs achats d’esclaves. Ils se fournissaient surtout à l’ouest du continent, auprès des tribus esclavagistes des côtes. La traite des Noirs s’est développée du Sénégal à l’Angola actuels, et particulièrement sur les rivages qui portent le doux nom de Côte des Esclaves, au Nigéria, au Bénin, au Togo et au Ghana actuels, où la savane domine. Des membres des tribus Ewe, Fon, Ibo, Akan, Ga-Adangmé, Yoruba, Ashanti, «Kromanti» notamment ont ainsi été déportés par millions. Ils ont été mélangés à des Bantous venus du Congo et d’Angola et à des déportés originaires des forêts qui s’étendent à l’est de la Guinée et du Cameroun jusqu’au cœur de l’Afrique équatoriale. La seule résistance possible était la sauvegarde individuelle de leurs cultures désormais prohibées.
La Jamaïque était un des principaux marchés aux esclaves du nouveau monde. Les lucratives plantations de canne à sucre nécessitaient beaucoup de main d’œuvre, et bientôt les négriers blancs ont eux-mêmes organisé d’ignobles raffles et chasses à l’homme en Afrique de l’ouest. Ce tragique épisode, le plus souvent refoulé par les Antillais du vingtième siècle qui préfèrent oublier, sera rappelé avec force par des Rastas comme Peter Tosh (Four Hundred Years, 1970), Bob Marley (Slave Driver, 1973) ou Burning Spear (Slavery Days, 1975). Les tambours et les langues africaines étaient interdits en Amérique, comme tout ce qui pouvait inciter à l’unité et à la révolte des prisonniers. Les seules musiques autorisées étaient d’origine française, espagnole, et naturellement avant tout britannique et irlandaise dans la colonie anglaise de Jamaïque.
Outre sa chrétienté historique si unique, l’Éthiopie est le seul pays d’Afrique noire à posséder une langue écrite, l’amharique, qui est dérivé du ghèze liturgique traditionnel. La culture d’Afrique de l’ouest est donc exclusivement orale, et le désarroi des travailleurs forcés était total. Mais leur déracinement absolu n’a pas empêché, comme en Guyane, à Haïti ou en Louisiane, que les rythmes au cœur de l’identité des tribus, des villages, ne se transmettent à l’insu des maîtres. Véritables cartes d’identité, ces rythmes étaient souvent à la base des chants des griots, des initiés, des conteurs chargés de transmettre l’histoire, la langue, les légendes et les anecdotes sur lesquelles se greffaient souvent des mélodies. Certains des traits les plus marquants des cultures africaines, comme les chants avec appel et réponse des chœurs (ou du public) ou la participation active du public ont ainsi tant bien que mal traversé les siècles aux Antilles. Et à force d’être opprimés, les Noirs ont aussi développé des langues à double sens que ne comprenaient pas les maîtres redoutés.
On la retrouve dans toutes les cultures afro-américaines, du calypso des carnavals de Trinidad au blues du Mississippi, jusqu’au rock and roll de Little Richard ou Bo Diddley que reprendront Elvis Presley et autres Rolling Stones.
Source: info-matin