Depuis le début de l’invasion russe de l’Ukraine, Moscou espère s’appuyer sur son influence sur le continent africain pour trouver des soutiens sur la scène internationale. Du nord au sud, de l’est à l’ouest de l’Afrique, plusieurs pays se distinguent par leurs relations privilégiées avec la Russie. Focus sur cinq d’entre eux.
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L’Afrique du Sud, liée par l’histoire
Ce vendredi 16 juin, le président sud-africain Cyril Ramaphosa dirige la délégation africaine en mission de médiation en Russie et en Ukraine. Même si le pays se réclame officiellement neutre dans le conflit entre Moscou et Kiev, il est attaché à la Russie par des liens politiques, historiques et militaires.
Le chercheur Roland Marchal rappelle que l’ANC, le parti du Congrès national africain à la tête du pays depuis la fin de l’apartheid, a toujours été considéré comme le mouvement le plus prosoviétique en Afrique. Beaucoup de dirigeants sud-africains se sont formés en URSS.
« Il n’y a jamais eu de vraie perte d’influence de la Russie. L’appareil diplomatique reste très marqué par cela », complète Roland Marchal. Pour Caroline Roussy, chercheuse à l’IRIS, la Russie bénéficie toujours d’une « image extrêmement positive » grâce au soutien soviétique dans la lutte contre l’apartheid.
De plus, la participation de l’Afrique du Sud aux BRICS – qui regroupent le Brésil, la Russie, l’Inde, la Chine et l’Afrique du Sud – nourrit aujourd’hui sa proximité avec la Russie, et avec l’idée d’instaurer un ordre mondial multipolaire.
« L’Afrique du Sud emploie un discours sur le non alignement, mais c’est plutôt du ‘en même temps’ : à la fois la proximité avec la Russie et les États-Unis », précise Caroline Roussy.
En effet, si Pretoria a condamné l’intervention russe en Ukraine, elle ne veut pas polariser et « elle n’a pas les moyens financiers de faire une condamnation ferme et militante contre la Russie », expliquait l’ancienne correspondante en Afrique du Sud Anne Dissez, dans une interview pour TV5Monde en mai.
Cyril Ramaphosa insiste régulièrement sur ce point : « l’Afrique du Sud n’a pas été, et ne sera pas, entraînée dans une compétition entre puissances mondiales. »
Les deux pays ont tout de même renforcé leur coopération militaire en mai, après que le président a nié les accusations américaines d’envoi d’armes à Moscou. Des exercices navals incluant la Russie se sont aussi déroulés au large de la côte du pays. Côté économique, l’ANC entretient des liens financiers avec un oligarque russe.
Mais la neutralité proclamée par le pays, à défaut de se vérifier dans les faits, illustre tout de même une chose selon Caroline Roussy. « Les pays africains, notamment l’Afrique du Sud, deviennent acteurs de la géopolitique, comme on le voit avec la médiation. Ils choisissent de travailler et avec la Chine, et avec les États-Unis, et avec la Russie. C’est un changement paradigmatique important : ils sont en position d’être décideurs sur leur propre sort. »
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L’Algérie, l’allié militaire de longue date
Certes, l’Algérie ne fait pas partie de la première délégation africaine envoyée en Ukraine et en Russie en 2022. Cela n’a pas pour autant empêché le président algérien Abdelmadjid Tebboune de rencontrer son homologue russe Vladimir Poutine le 15 juin 2023 à Moscou.
À l’occasion de cette visite d’État, les deux pays ont signé une nouvelle « déclaration sur un partenariat stratégique approfondi ».
Selon le chercheur Brahim Oumansour, qui dirige l’Observatoire du Maghreb à l’IRIS, « cette visite consacre une relation forte et historique entre les deux pays, fondée sur une confiance qui dure depuis plusieurs décennies. Et elle montre que la guerre en Ukraine n’a pas ébranlé cette relation ». L’Algérie tient cependant à manifester sa distance vis-à-vis du conflit, et à ménager ses relations des deux côtés.
Le premier facteur de proximité entre Alger et Moscou est en effet hérité : leur coopération date de la guerre d’indépendance algérienne. Puis depuis 1962, « le rapprochement s’est construit naturellement avec l’orientation du pouvoir algérien vers le socialisme », selon Brahim Oumansour.
La lutte commune contre l’impérialisme occidental nourrit cette relation. De plus, d’après le chercheur, une fois arrivé au pouvoir, Vladimir Poutine a su consolider cette relation en se basant sur des intérêts stratégiques communs.
Depuis des décennies, la coopération entre l’Algérie et la Russie passe par le domaine militaire. Au point qu’aujourd’hui, Alger soit le premier client de Moscou en termes d’armement sur le continent africain. Environ les deux tiers des armes importées par l’Algérie viennent de Russie. Ajoutons à cela que des manœuvres militaires conjointes se sont tenues en novembre 2022, en pleine guerre d’Ukraine.
Il existe toutefois un risque que Moscou connaisse désormais des problèmes d’approvisionnement dans ce domaine, qui pourraient à terme se répercuter sur les commandes algériennes. Alger devrait alors se trouver d’autres partenaires : la Chine, l’Allemagne ou la Turquie, suggère Brahim Oumansour.
De plus, Abdelmadjid Tebboune a critiqué à plusieurs reprises la présence de « mercenaires » sur le continent, qu’ils se trouvent en Libye ou au Mali. Cette référence implicite à Wagner « prouve bien que la relation entre l’Algérie et la Russie n’est pas fondée sur une alliance inconditionnelle, mais plutôt sur des intérêts stratégiques communs et une relation historique », souligne Brahim Oumansour.
En dehors de l’armement, le partenariat entre les deux pays a cependant vocation à s’élargir : nucléaire civil, hydrocarbures, voire collaboration médicale, avec l’envoi de vaccins pendant l’épidémie de Covid-19.
Et un nouvel enjeu est aujourd’hui soulevé par la volonté d’adhésion de l’Algérie aux BRICS. « Si l’Algérie y adhère, il va certainement y avoir un approfondissement des relations avec la Russie, membre important du groupe, prévoit Brahim Oumansour. Et l’adhésion compenserait l’une des limites de cette relation : son manque de diversification économique et sa concentration sur l’armement et le secteur énergétique ».
Cela explique aussi la visite actuelle du président Tebboune, qui rappelle l’attachement algérien à cette « alliance stratégique ».
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L’Érythrée, seul soutien africain à l’invasion de l’Ukraine
En mars 2022, l’Érythrée a adopté une position unique en Afrique. Elle a été le seul pays à voter contre la résolution onusienne exigeant le retrait des troupes russes ayant envahi l’Ukraine. Seulement cinq États dans le monde ont fait ce choix lors du vote historique.
Comment expliquer une telle position, alors que les autres pays africains proches de la Russie ont choisi de ne pas se prononcer ?
« Le régime érythréen n’a plus grand-chose à perdre, répond Roland Marchal. Il espère en retirer les avantages qu’il n’aurait pas s’il était dans la posture intermédiaire des autres pays africains. »
Pourquoi chercher ces avantages du côté de Moscou ?
L’historique entre l’Érythrée et la Russie n’est pas aussi favorable qu’avec l’Afrique du Sud ou l’Algérie, bien au contraire. Lors de la guerre d’indépendance contre l’Éthiopie, l’URSS s’est battue contre les mouvements séparatistes érythréens, en soutenant activement les troupes éthiopiennes.
L’alliance d’aujourd’hui est donc bien plus fondée sur le pragmatisme que sur l’idéologie ou la loyauté. Selon le chercheur érythréen Mohamed Kheir Omer, l’intérêt russe pour le pays s’explique par « sa localisation stratégique près de la mer Rouge », où Moscou souhaite établir une base navale, notamment au Soudan.
De son côté, l’Érythrée cherche un soutien militaire et diplomatique. Pendant dix ans, jusqu’en 2018, Asmara a été sous le coup de sanctions internationales de l’ONU. En 2021, ce sont les États-Unis qui ont adopté de nouvelles sanctions contre le pays, pour réprimer son implication dans le conflit au Tigré.
Dans un tel contexte d’isolation, chaque alliance est précieuse pour le dirigeant de cette dictature, Issayas Afewerki. Notamment avec des puissances comme la Russie, qui pourrait « présenter le président comme un acteur important au niveau domestique et régional », décrit Mohamed Kheir Omer.
Pour cela, toute manifestation de soutien aux actions russes est envisageable, pour un pays qui n’espère de toute façon aucun partenariat avec l’Occident dans le contexte actuel. Y compris dans le cadre de la guerre en Ukraine, dont les autres pays se tiennent prudemment à distance.
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La Centrafrique, sous l’emprise de Wagner
Wagner est installé depuis un peu plus de cinq ans en Centrafrique. Plusieurs observateurs qualifient le pays de « laboratoire » pour les actions du groupe paramilitaire russe.
« La proximité avec la Russie n’est pas née avec Wagner, il y avait déjà des ventes d’arme par exemple avant son arrivée. Mais pour l’instant, les activités de Wagner représentent l’acmé de ces relations », explique Caroline Roussy.
À la demande du président Touadéra, le groupe est d’abord intervenu pour protéger les sites miniers, les dirigeants centrafricains, et former l’armée. Mais depuis, Wagner a exploité sa situation, par exemple en faisant main basse sur le secteur du diamant.
Ces manœuvres se déroulent au prix de violences, y compris contre les civils. Ensemble, la Russie et la Centrafrique ignorent les alertes internationales.
Aujourd’hui, Roland Marchal estime que le président centrafricain « est prisonnier de cette alliance autant qu’il en bénéficie ». « On le voit mal restreindre les activités de Wagner, ajoute le chercheur. Les Russes sont désormais à tous les niveaux de l’appareil sécuritaire ». En plus de leur implication économique dans le pays.
Cette présence pourrait même se renforcer : au-delà de la livraison d’armes en Centrafrique, le pays pourrait également accueillir une base militaire russe de 10 000 hommes.
Un élément important de la popularité russe dans le pays se construit en opposition à la France et à l’Occident. Comme au Mali, « on se dit que les Russes réussissent là où les Français ont échoué », décrit Roland Marchal. La Russie vient ainsi combler un vide, alors que les derniers militaires français ont quitté la République centrafricaine en décembre 2022, après la rupture de la coopération entre Paris et Bangui.
De plus, la Russie soutient le président Faustin-Archange Touadéra, qui a pour l’instant besoin d’elle. Le référendum constitutionnel qu’il a convoqué le 30 juillet pourrait constituer une nouvelle occasion pour illustrer sa dépendance envers ce partenariat.
Dans ce contexte, le chercheur explique que la Centrafrique est plus attachée à Moscou que d’autres pays africains. « Beaucoup de pays disent à propos du conflit en Ukraine : « Cette guerre n’est pas la nôtre ». Mais la Centrafrique a moins de marge de manœuvre vis-à-vis de la Russie. Elle essaye de jouer la carte de la neutralité, mais qui peut s’y tromper ? »
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Le Mali, le nouvel allié
Le Mali et la Russie poursuivent chaque jour leur rapprochement. En témoigne par exemple l’appel téléphonique du mercredi 14 juin, entre le président russe et le chef de la junte malienne, le colonel Assimi Goïta.
Au cours de cet appel, dont le colonel est ressorti « très satisfait », ce dernier a « remercié Vladimir Poutine pour l’aide humanitaire apportée, ainsi que pour l’aide fournie pour assurer la sécurité, neutraliser la menace terroriste et stabiliser la situation », selon le Kremlin.
Les deux pays ont aussi discuté de leurs relations économiques, notamment la livraison de céréales, d’engrais et de carburant par la Russie au Mali. Cette conversation rappelle la dépendance de nombreux pays d’Afrique vis-à-vis de l’importation du blé ukrainien et russe, qui explique également leur lien avec Moscou.
Mais leur relation se déploie en priorité sur le plan militaire. Depuis la fin d’un partenariat avec la France jugé paternaliste et infructueux et la prise de pouvoir de la junte en 2021, Bamako se tourne de plus en plus vers Moscou, en particulier dans sa bataille contre les djihadistes. Selon une enquête d’opinion allemande, plus de neuf Maliens sur dix font confiance à la Russie pour aider leur pays sur ce front.
Cette alliance décisive passe autant par la livraison d’armes, que par l’envoi d’hommes, présentés soit comme des instructeurs de l’armée russe, soit comme des mercenaires de Wagner.
« Face à une menace terroriste, ce qui est intéressant pour le Mali, c’est que Wagner est moins ‘précautionneux’ en termes de droits de l’homme que les alliances précédentes. Il cultive l’opacité la plus totale », souligne Caroline Roussy.
En comparaison, l’Europe et la France, qui exige des contreparties sur le terrain des droits de l’homme, apparaissent comme « moins compétitives ». « Alors que la contrepartie recherchée par la Russie, c’est de concurrencer, voire s’imposer face à l’Occident, considéré comme décadent. »
Source : tv5monde