Entretien avec Pierre Delcroix, l’un des experts impliqués dans ce projet novateur, consultant en projets environnementaux, qui sillonne, depuis 20 ans, le continent africain.
AFRIK.COM : Comment ce projet est-il né ?
Pierre Delcroix : La population africaine va plus que doubler d’ici 2050, passant de 1,1 milliard aujourd’hui à 2,4 milliards en 2050 : à cette date, un quart de la population sera africaine… Or, l’une des conséquences directes de la croissance démographique est l’accroissement phénoménal du volume des déchets ménagers, à cause des changements de consommation, tant dans les villes que dans les campagnes : bouteilles d’huile en plastique, couches bébé, boîtes de conserve, sacs en plastique, que l’on voit désormais partout en Afrique, même dans les villages les plus reculés… Or dans la plupart des pays africains, la majorité des déchets ménagers sont jetés sur des décharges sauvages, faute de systèmes efficaces de collecte et de recyclage des déchets. Et ces décharges sauvages représentent 4% des émissions de CO2 de la planète. C’est donc – sachant que le volume des déchets ne cesse de s’accroître avec l’accroissement démographique – l’un des problèmes les plus urgents à régler si l’on veut limiter à 2 degrés l’augmentation de la température, tel que l’a exigé le COP21, Sommet mondial sur l’environnement, qui s’est tenu à Paris, en décembre 2015.
En outre, ces décharges illégales posent des problèmes sanitaires énormes, tant pour les populations qui vivent du recyclage informel des ordures – et parmi elles beaucoup d’enfants – que pour les gens qui vivent dans le voisinage immédiat de ces sites : pollution des nappes phréatiques, de l’air respiré, etc. Il faut donc commencer à résoudre le problème de ces décharges sauvages. Or ni les mairies ni les gouvernements n’ont le budget nécessaire pour mettre en place des systèmes de collecte des déchets tels qu’ils existent dans les pays du Nord. Il faut donc innover, imaginer d’autres « business models », d’autres solutions pour résoudre ce problème.
Justement, quelles solutions avez-vous mis en place dans ce projet au Nigeria ?
Pour ce projet, nous nous appuyons sur un partenariat public-privé entre l’Etat d’Ogun, situé au nord de Lagos, dont la ville d’Abeokuta est la capitale ; le Fonds souverain pétrolier nigérian, qui gère les revenus issus de l’exploitation pétrolière pour les générations futures ; et Lafarge Africa. Le projet veut développer le recyclage et la valorisation afin de réduire la mise en décharge à moins de 15% des déchets collectés. Pour la partie « Electricité », notamment, la technologie de génération d’électricité décentralisée (non connectée au réseau) mise au point par le groupe Etia et commercialisée par sa filiale Biogreen Africa, utilisera la partie combustible des déchets ménagers.
Oui mais concrètement, comment s’articule le projet ?
Nous commençons par la mise en place d’un système de recyclage des papiers, emballages, et aluminium, qui représentent environ 5% des flux entrants : nous allons nous appuyer sur la société d’économie sociale nigériane « Wecyclers », qui a déjà monté un magnifique projet sur Lagos pour structurer le réseau existant de chiffonniers qui vivent aujourd’hui du recyclage informel de ces déchets, mais en les organisant et en rationalisant les opérations de collecte et de réutilisation des matériaux collectés. Les déchets organiques (agricoles, domestiques, déchets de marché et de restaurants), qui étaient auparavant jetés dans ces décharges avec tout le reste, seront collectés à la source, et nous les transformerons en bio-engrais qui servent à fertiliser les sols du pays et à développer l’agriculture organique. Et la partie restante – plastiques souillés, bois, textile, etc. – qui s’accumulait et n’était pas réutilisée auparavant, on va la transformer en énergie, par un procédé de gazification qui produira à terme de l’électricité. Comme les mairies et les Etats font face à d’énormes besoins budgétaires, la vente de ces trois éléments – matériaux à recycler, bio-engrais et électricité – leur fournira des revenus qui participeront à l’économie générale du système de la gestion des déchets ménagers : c’est ce que l’on appelle un modèle d’économie circulaire…
En chiffres concrets, que représente le problème des déchets ménagers dans une ville comme Abeokuta ?
La ville compte 1,5 million d’habitants, et génère 275 000 tonnes de déchets ménagers par an. 60% de ce volume est collecté par la Mairie, et déversé dans des décharges sauvages, sur lesquelles vivent des centaines de chiffonniers misérables, dont beaucoup d’enfants…
Ce genre de projets existe-t-il dans d’autres pays africains, ou bien est-ce le premier du genre ?
C’est le premier qui optimise à la fois la création d’emplois, la production d’intrants pour l’agriculture et l’industrie, l’électrification, et l’impact sur le changement climatique. Ce qui existe aujourd’hui ce sont, soit des solutions « tout-décharge » comme dans certaines villes au Maroc ou en Afrique du Sud, ou bien la solution « tout-incinération » comme l’incinérateur en cours de construction par la Chine à Addis-Abeba, en Ethiopie.
Quels sont les problèmes sanitaires posés par toutes ces décharges sauvages que l’on voit en Afrique ?
Le premier problème de taille est la contamination des nappes phréatiques : dans certaines grandes villes d’Afrique, l’eau des puits n’est plus potable, et on est obligé de consommer de l’eau vendue dans des sachets ou bouteilles en plastique, avec les conséquences que cela pose à la fois pour le budget familial… et pour l’environnement, par l’amoncellement de tous ces plastiques ! Comme un serpent qui se mord la queue… L’autre problème grave est l’émission des fumées nocives provenant des nombreux incendies provoqués par les chiffonniers ou par auto-ignition, et que respirent aussi bien les personnes travaillant là, que les populations alentour. Enfin, il y a le problème des émissions de méthane, provenant de la décomposition de la partie organique : ces émissions de méthane des décharges non gérées représentent aujourd’hui sur la planète 4% des émissions responsables du changement climatique. De nombreuses études d’institutions internationales dénoncent la situation et demandent des actions rapides.
Si le problème est aussi grave, pourquoi a-t-on mis aussi longtemps à réagir ?
Comme pour beaucoup d’autres problèmes à régler en Afrique : absence de budgets et de solutions « low-cost »… Mais aujourd’hui, la prise de conscience que l’environnement est l’une des priorités N°1 du continent, et la mise en place de technologies innovantes pour résoudre ces problèmes, sont en train de changer la donne.
Source: Afrik