Dans la région de Mopti, désertée par le pouvoir central, des groupes islamistes occupent le terrain en creusant un fossé entre deux ethnies. En réponse, l’armée malienne se livre à des exactions contre les Peuls, au risque de pousser certains à basculer du côté des fondamentalistes.
Le territoire du Mali a une forme de papillon. En son centre exact, entre les deux ailes asymétriques, là où la carte se rétrécit, se trouve Mopti, à la confluence des fleuves Niger et Bani. Le soir venu, des dizaines de pinasses en croissant de lune s’alignent perpendiculairement à la rive. Mopti, qu’on dit fondée par les Bozos, le peuple de l’eau, était il y a dix ans une des villes les plus visitées du pays. L’odeur de poisson séché demeure, mais les petits hôtels du port et les restaurants pour touristes ont fermé. Cette année, la région est devenue l’épicentre des violences qui déchirent le Mali. Des centaines d’habitants y ont perdu la vie dans des attentats, des assassinats ciblés, des exécutions sommaires ou des règlements de comptes intercommunautaires.
L’accord de paix signé à Alger en 2015 entre le gouvernement et les ex-rebelles du Nord-Mali ne concerne pas le centre du pays. Ici, pas de groupes séparatistes, ni de forces militaires organisées. Aucun soldat français de l’opération Barkhane, et très peu de Casques bleus. On retrouve cependant deux points communs avec les terres du septentrion : l’absence de l’Etat et la présence de cellules jihadistes actives (les deux étant liées). Depuis plusieurs années, les salles de classe sont fermées dans la plupart des villages. Les enseignants, les juges, et les fonctionnaires ont fui la région. Dans le même temps, des bandes se réclamant du jihad et obéissant au prêcheur local Amadou Koufa (qui a prêté allégeance au leader touareg Iyad ag-Ghaly et à Al-Qaeda) se sont implantées dans la brousse.
«Menaces»
«Ils ont commencé par sensibiliser les bergers. On savait qu’il se passait quelque chose, ils rôdaient autour du village, lançaient des menaces. Et puis un jour, en septembre, ils sont arrivés à une quinzaine après la prière du crépuscule, avec des armes. Ils nous ont dit de rester dans la mosquée et ils ont fermé les portes», raconte Gourro Diallo, 43 ans. Depuis les berges de Mopti, on aperçoit les premières maisons jaunes de son village, Nantaka, de l’autre côté du fleuve Niger. Gourro Diallo en est le chef depuis 2001. Il avait 26 ans quand il a «reçu le pouvoir» après son père, son grand-père et son arrière-grand-père.
«Les jihadistes ont dit que la musique, la radio la nuit étaient interdites. Ils ont dit que les femmes ne pouvaient pas aller seules au fleuve. Ils ont menacé toute personne qui se mettrait entre eux et l’armée malienne. Ils ont fait ça vite, vite, et ils sont partis, poursuit-il. Personne n’a osé parler contre eux ce soir-là. Mais beaucoup de villageois ont compris que ça allait mal tourner.» Gourro Diallo aspire son thé dans son petit appartement de Mopti, face à un ventilateur sur pied pivotant. L’une de ses femmes, à la bouche tatouée caractéristique des Peules, est assise au bord du lit. Le chef ne dort même plus dans son propre village, de peur d’être pris pour cible par les jihadistes. Chaque jour, il traverse le fleuve dans les deux sens.
Car à Nantaka, personne ne peut le protéger. Le poste de gendarmerie a été attaqué et incendié l’an dernier. Les assaillants se sont emparés des motos, les gendarmes se sont échappés en pinasse. Ils ne sont jamais revenus. «Les jihadistes circulent librement. Ils se rassemblent en brousse dans un campement, qu’ils appellent “markaz”, à 8 kilomètres du village. On voit parfois des rassemblements de 30 ou 40 hommes. Ils passent à Nantaka par petits groupes, pour faire réparer leurs motos,décrit Gourro Diallo. Il y a parmi eux beaucoup de Peuls nomades. Avant, ils étaient persécutés partout où ils passaient. Maintenant, on les laisse tranquilles. Deux jeunes de Nantaka les ont rejoints. L’un a été frappé et maudit publiquement par sa famille.»
L’installation de cet avant-poste jihadiste à seulement trois kilomètres de Mopti a fini par agacer l’armée malienne. Elle a violemment réagi, le 13 juin, de la pire des façons. «Neuf véhicules des Fama [Forces armées maliennes] ont traversé le fleuve avec le bac à 17 heures. Dès qu’ils ont débarqué, ils ont commencé à rafler. Avant même d’arriver au village, ils avaient pris 15 personnes, relate Gourro Diallo. Ils sont aussi rentrés dans les maisons et ont arrêté les hommes. Quand je suis allé plaider devant les militaires, avec le chef du village voisin de Kobaka, on a constaté que des gens avaient été libérés, mais qu’ils gardaient tous les Peuls. On les a cherchés partout. Leurs corps ont été retrouvés le lendemain, en brousse. Ils étaient 23. Certains avaient les yeux bandés, ils ont été tués d’une balle à l’oreille.»
Le 19 juin, le gouvernement malien a reconnu «l’existence de fosses communes impliquant certains personnels Fama dans des violations graves ayant entraîné mort d’hommes». Gourro Diallo a reçu un appel du ministre de la Défense. Une enquête a été ouverte. L’ONU a également lancé une investigation. «Le dossier est quasiment bouclé,affirme Guillaume Ngefa, directeur de la division droits de l’homme de la Mission des Nations unies au Mali. Il nous manque une seule chose : aller sur place pour observer les fosses. Constituent-elles ou non un charnier ? Dans ce cas, il y aurait volonté de dissimulation, et le massacre est susceptible d’être qualifié de crime grave.» Qu’attendent ses enquêteurs pour traverser le fleuve ? «C’est une zone infestée de jihadistes, non sécurisée. L’armée malienne nous dit que ce n’est pas possible de transporter nos hommes pour le moment.» La tuerie de Nantaka et Kobaka est loin d’être une bavure isolée. Des membres des forces de sécurité maliennes ont été mises en cause dans 58 violations des droits de l’homme entre avril et juin, selon l’ONU. «Le danger, c’est que la population considère les jihadistes comme leurs protecteurs»,déplore Guillaume Ngefa.
A l’hôpital de Sévaré, la ville-sœur de Mopti qui a poussé autour de l’aéroport, à 10 kilomètres du fleuve, quatre habitants peuls du village de Bombou sont soignés depuis trois semaines. Ils ont été blessés à la suite d’un affrontement avec un groupe d’autodéfense dogon. «Les Dogons avaient commencé par boycotter les Peuls au marché. Ils ne nous achetaient rien, ne nous vendaient rien, explique Ahmad Barry, éleveur longiligne aux yeux creusés et au regard inquiet. Des villages voisins avaient été attaqués, car les Dogons nous accusent d’être complices des jihadistes. Alors, les hommes de Bombou se sont armés pour se défendre. Les Dogons sont arrivés habillés en Dozos [la tenue des chasseurs traditionnels, ndlr] mais ils avaient des kalachnikovs. Les combats ont commencé en brousse et ont fini dans le village. Quatorze Peuls ont été tués, dont deux vieilles femmes. Certains ont été égorgés.»Bombou a été déserté.
«Nous vivions heureux»
Le village se trouve dans le cercle de Koro, entre Mopti et la frontière du Burkina Faso. Cette zone, où les communautés peules et dogons sont imbriquées «depuis toujours», est entrée dans un cycle d’attaques-représailles que nul ne semble pouvoir arrêter. «Nous vivions heureux ensemble», dit le frêle Abderrahmane Barry, 40 ans. De son boubou bleu usé émerge une petite tête fripée. Il est assis à l’arrière d’un 4 x 4. Des soldats maliens en faction devant le seul hôtel sécurisé de Sévaré lui en ont refusé l’accès. Trop peul, donc suspect. Abderrahmane Barry vient du village de Samani. Une localité mixte, avec un quartier peul et un quartier dogon. «Aujourd’hui, là-bas, même les arbres n’ont plus de feuille. Des Dozos nous ont attaqués. Il n’y a pas eu de résistance. Ils ont brûlé le village, le mil aussi. Mon fils de 25 ans a été tué.» Trois autres personnes sont mortes. Son enfant a été enterré en présence du gouverneur. Les Peuls de Samani ont tous fui. «Depuis, nous vivons en brousse, avec presque rien. Ils ont pris nos moutons, nos chameaux, nos meubles, la télé… Jusqu’à ma mort, je retrouverai plus tout ça.» Des dizaines de villages du cercle de Koro ont connu le même sort ces derniers mois.
Pessimiste, un observateur européen installé à Sévaré estime que «la situation va empirer». Pour lui, trois facteurs souterrains ont contribué à l’explosion de la région. «Le réchauffement climatique», qui a perturbé les circuits de transhumance (les Peuls sont majoritairement éleveurs) ; «la démographie», qui a accentué la pression sur la terre (les Dogons sont souvent des cultivateurs) ; et «la prolifération des armes légères» – un fusil-mitrailleur se monnaye à 300 euros au marché noir de Mopti. L’étincelle a été l’arrivée des jihadistes, qui ont miné le système de justice traditionnelle permettant jusque-là de désamorcer les conflits intercommunautaires.
«Les Peuls ont toujours été en retrait de l’Etat, victimes de racket, méprisés, poursuit l’analyste. Il est dur pour eux d’accepter la soi-disant neutralité de l’administration.» Les exactions répétées de l’armée malienne renforcent leur méfiance à l’égard de l’Etat, et poussent une partie de la jeunesse à se tourner vers la «katiba Macina» d’Amadou Koufa. «Les Dozos, eux, voient dans l’action milicienne un retour valorisant au rôle de défenseur de la patrie ou de l’ethnie, qui était celui des chasseurs traditionnels.» Au pays dogon, ils ont formé un mouvement politico-militaire, Dan Na Ambassagou. Leur président est David Tembiné. Le leader dogon, souriant, reçoit à la table de l’un de ses restaurants à Sévaré. Il jure ses grands dieux que les Dozos ne sont pas belliqueux. «Nous n’attaquons jamais, nous ne faisons que nous défendre, depuis des siècles, dit-il. L’ennemi, ce n’est pas le Peul, c’est le jihadiste qui a créé le conflit entre nous. Dans les villages dogons, ils viennent nous agresser, ils assassinent.» Pourtant, il ne lui faut pas plus de quelques minutes de conversation pour ajouter : «Ce sont les Peuls qui dénoncent des gens pour régler des comptes. Ils sont pris en otage par les jihadistes, et certains jouent double jeu… Les Peuls, ça a toujours été comme ça, ils créent des problèmes avec tout le monde.»
«Assassinats ciblés»
Dan Na Ambassagou s’est engagé à respecter un cessez-le-feu début juillet. «L’Etat nous a promis qu’il reviendrait dans les villages. Au pays dogon, tous les préfets et les sous-préfets sont revenus à leur poste. Si l’autorité et l’armée sont là, on n’a pas besoin des Dozos», assure David Tembiné. Mais un groupe dissident, refusant l’arrêt des combats, s’est immédiatement formé. Et les tueries ont continué. «Dans la région de Mopti, tous les jours, on nous rapporte des cas de maisons brûlées, de bétail pillé, d’assassinats ciblés, explique un défenseur des droits de l’homme à Bamako. Les militaires assimilent la passivité de la population à de la collaboration… Mais les villageois n’ont souvent pas le choix s’ils veulent rester chez eux ! Leur territoire est administré par les jihadistes.» Le 29 juillet à l’aube, Gourro Diallo a traversé le fleuve pour aller voter à Nantaka au premier de tour de l’élection présidentielle. A 11 heures, il a reçu un appel d’un village voisin : le bureau de vote avait été attaqué, les motos des assesseurs et le matériel volés. «Tout le monde a pris la fuite. On a mis les urnes dans les pinasses et on s’est sauvés.»Malgré la tuerie du 13 juin, il aimerait que l’armée traverse le fleuve pour sécuriser le second tour à Nantaka.