Les casques bleus doivent-ils rester au Mali, malgré la paralysie de leur action, ou quitter le pays au risque d’abandonner les civils exposés aux actions de groupes djihadistes ? Au siège des Nations unies, la question est posée alors que s’ouvrent, à New York, les discussions sur l’avenir de la Mission pour la stabilisation au Mali (Minusma). Le Conseil de sécurité doit décider, en juin, s’il prolonge sa présence dans le pays sahélien.
Déployée en 2013 pour restaurer l’autorité de l’État et protéger les civils dans le nord du pays, la Minusma a fait d’emblée l’objet de critiques au sujet de son efficacité. Mais depuis les coups d’État perpétrés en août 2020 et mai 2021 et l’arrivée au pouvoir de militaires à la tête du pays, elle peine de façon flagrante à remplir sa mission. Les casques bleus font face à l’hostilité ouverte de la junte conduite par le colonel Assimi Goïta.
Dans le viseur des colonels maliens: la division chargée d’enquêter sur la question des droits de l’Homme
En butte à l’hostilité de la junte, elle parvient difficilement à travailler, comme l’illustrent, ces dernières semaines, les crispations autour du rapport d’enquête sur la tuerie de Moura. Ce village du centre du pays a été le théâtre d’un des pires massacres depuis le début de la guerre. Près de 300 civils ont été «sommairement exécutés» entre le 27 et le 31 mars 2022, selon l’ONG Human Rights Watch, qui met en cause les Forces armées maliennes (FAMa) et «des soldats étrangers, identifiés par plusieurs sources comme étant des Russes».
Un drame sur lequel la Minusma a réussi à enquêter malgré les entraves: son enquêteur principal a été «arrêté à Mopti (dans le centre du Mali), par les services de renseignement et des militaires, alors qu’il était en train d’auditionner des rescapés du massacre», selon une source interne. Son rapport, toutefois, n’a toujours pas été rendu public, plus d’un an après les faits. Le 12 avril, lors d’une réunion à New York, plusieurs États membres du Conseil de sécurité s’en sont ouvertement inquiétés. Le représentant américain a, comme d’autres membres de délégations occidentales, exigé la publication du document. Mais la junte malienne semble bien décidée à retarder sa parution en faisant pression sur la Minusma. Les dirigeants militaires, à Bamako, ont d’abord demandé expressément «de ne pas rendre public le rapport sur ce massacre», selon la source interne des Nations unies. Puis Abdoulaye Diop, le ministre des Affaires étrangères malien, aurait ensuite «affirmé au Haut-commissaire des Nations unies aux droits de l’Homme que la Minusma avait payé des témoins de Moura pour qu’ils désignent l’armée comme responsable de la tuerie», lors d’un déplacement à Genève en décembre 2022. Contacté, le diplomate malien n’a pas donné suite aux sollicitations du Monde.
En février 2023, les colonels ont accentué la pression en déclarant Guillaume Ngefa, le chef de la division des droits de l’Homme de la MINUSMA, persona non grata, l’accusant d’«agissements déstabilisateurs et subversifs». «La junte pensait que chasser Guillaume Ngefa empêcherait la publication du rapport, mais c’est raté. Il va sortir», soutient une autre source au sein de la Minusma.
«La gravité de la situation»
L’objectif, pour les autorités maliennes, selon la source au sein de la Minusma, rejointe par d’autres, est de «façonner la mission pour en faire un instrument qui défende seulement les intérêts des militaires au pouvoir».
Sur le plan opérationnel, ces derniers n’ont cessé de réduire les capacités d’investigation et de déplacement des quelque 13 600 militaires déployés sous le drapeau de l’ONU.
Depuis début 2022, chaque patrouille aérienne et terrestre de la Minusma doit demander quarante-huit heures à soixante-douze heures à l’avance à Bamako une autorisation spécifique, qui est loin d’être automatiquement délivrée. Près d’un quart de celles réclamées au premier trimestre 2023, soit 297 vols, «ont été refusées», note le secrétaire général de l’ONU dans son dernier rapport sur la situation au Mali publié le 30 mars, précisant que la plupart d’entre elles «concernaient des drones de renseignement, de surveillance et de reconnaissance». Sous la responsabilité du contingent allemand de la Minusma, ces appareils servent notamment à appuyer la sécurité des casques bleus. Conséquence: «De plus en plus de troupes refusent d’exécuter les missions sur le terrain», souligne une source diplomatique occidentale.
En raison de ces entraves, plusieurs pays ont enclenché le retrait ou le non-renouvellement de leur contingent, provoquant récemment une chute de 17% des effectifs de la mission. Parmi eux, l’Allemagne, principal contributeur européen, a annoncé, mercredi 3 mai, le retrait de ses 665 soldats d’ici la fin 2023, emboîtant le pas à la Jordanie. «Ces annonces (…) doivent nous alerter sur la gravité de la situation (…). Notre priorité à tous devrait être de prendre les décisions nécessaires pour que la Minusma puisse remplir sa mission», a déclaré Nicolas de Rivière, l’ambassadeur de France aux Nations unies, lors de la réunion du 12 avril sur le Mali.
Dans les couloirs du siège de l’ONU, comme au sein de l’opération de maintien de la paix, la position du chef de la Minusma concentre les critiques. Le Mauritanien El Ghassim Wane, qui dirige les casques bleus depuis mai 2021, est jugé trop conciliant avec la junte par ses propres collègues. «Ses rapports sur le Mali donnent l’impression que la situation s’améliore, alors qu’elle empire. Il n’est plus crédible», estime la source diplomatique à New York.
Ces derniers mois, «des avancées importantes (…) et qui sont de nature à faire progresser l’objectif de promotion et de respect des droits de l’homme» ont eu lieu au Mali, a notamment écrit M. Wane dans une note publiée en novembre 2022. Face au conseil de sécurité, le 12 avril, le diplomate mauritanien a également assuré que «la majorité» des violations des droits de l’homme commises dans le pays au premier trimestre 2023 était imputable «aux groupes extrémistes». Un constat démenti par les données de l’ONG Armed Conflict Location & Event Data Project (Acled), dont les chiffres font référence en matière d’analyse des conflits.
Chaque patrouille de la Minusma doit demander à Bamako une autorisation spécifique, loin d’être toujours délivrée
Selon elle, environ 220 des quelque 350 civils tués au Mali au premier trimestre 2023 l’ont été par l’armée, parfois appuyée de ses supplétifs russes du groupe Wagner. «Il y a une bataille en interne pour que nos rapports ne soient pas édulcorés. La junte ne veut pas qu’on parle des violations commises par l’armée, ni qu’on évoque Wagner. Notre chef subit beaucoup de pressions de la part des autorités à ce sujet», confie un membre de la Minusma.
Un autre estime quant à lui que la mission est devenue «un instrument au service de la junte». «El Ghassim Wane tente de sauver sa tête et celle de la mission. Nous sommes de plus en plus nombreux à penser que sa diplomatie relève de la compromission et qu’il est temps de plier bagage. Les opérations des casques bleus sont entravées, la mission est insultée par le régime malien et la hiérarchie laisse faire. À quoi bon continuer à dépenser 1,2 milliard de dollars [1,1 milliard d’euros] par an dans ces conditions ? On risque quand même notre vie ! Cent soixante-cinq (165) casques bleus ont été tués depuis 2013».
Contactée, la direction de la communication de la MINUSMA affirme que ses rapports «sont le fruit d’enquêtes minutieuses», et ajoute: «Jamais les faits ne sont altérés», reconnaissant des «difficultés» dans ses relations avec la junte, tout en affirmant faire «tout ce qui est en [son] pouvoir pour les régler à travers un dialogue soutenu avec les autorités». Cela suffira-t-il à convaincre les États membres du conseil de sécurité ? Plusieurs sources onusiennes soulignent qu’il est peu probable que la fin de la mission soit décidée.
Après le départ de l’opération française Barkhane en 2022, «acter un départ serait très risqué car les villes du nord du Mali ne bénéficieraient plus du parapluie sécuritaire que leur fournit actuellement la Minusma contre les groupes djihadistes», analyse Aurélien Llorca, chercheur associé à l’Institut des hautes études internationales et du développement (IHEID) de Genève. Le risque serait alors de laisser la place libre aux groupes djihadistes, après une décennie passée à tenter d’enrayer leur progression.
Source: Le Monde Afrique.fr