ANALYSE. L’importance de cette question se mesure à l’aune de celui qui, la première fois, se l’est posée publiquement : l’ex-président du Niger, Mahamadou Issoufou.
L’interrogation était arrivée sans qu’on y prête attention. La réponse donnée par l’ex-chef d’État a de quoi faire continuer à réfléchir sur les multiples conséquences de cet accord pour la paix et la réconciliation au Mali. Pour Mahamadou Issoufou, le doute n’est pas permis, la mise en œuvre de l’accord déstabilise la région : « Kidal est une menace pour la sécurité intérieure du Niger. » Il ajoute : « Il y a des mouvements signataires des accords de paix d’Alger qui sont de connivence avec les terroristes. Nous ne pouvons l’admettre », a-t-il publiquement déclaré en septembre 2019.
C’est un fait que la situation sécuritaire du Sahel n’a cessé de se détériorer à partir de 2015, année de signature de l’accord, malgré un cessez-le-feu correctement observé entre les groupes armés signataires et l’armée malienne (mais pas entre groupes armés) et malgré la présence militaire française de Barkhane pour combattre les djihadistes. Deux phénomènes sont apparus à partir de 2015 : de violents combats entre les groupes signataires rivaux au Nord et une extension du conflit vers le centre du Mali, puis vers le Burkina Faso et le Niger à partir de 2016.
Tribalisation armée
L’accord a déclenché une compétition économique, politique et militaire entre les communautés locales qui a contaminé la région.
Il s’agit d’abord de pouvoir bénéficier des faveurs accordées par l’accord : per diem dans les comités et sous-comités de gestion de l’accord, emplois publics à tous niveaux, depuis ministres (quatre ministres actuels sont issus des groupes armés) et conseillers des autorités de Bamako, à officiers déserteurs et réintégrés ou autres emplois dans la fonction publique pour les 75 000 « ex-combattants » du Nord, parrainés par les groupes armés qui fournissent les listes, enfin quotas dans les autorités intérimaires qui remplacent les élus locaux dans le Nord, nommées aux deux tiers par les groupes armés. Il est apparu aussitôt que les communautés minoritaires : Touaregs Ifoghas et Idnanes, Arabes, dont sont issus pour l’essentiel les groupes armés, se taillaient la part du lion, au détriment des Songhaïs, Peuls, Bellas, et de plusieurs tribus touarègues (Daoussaks, Chaman Amas, Kel Ansar, Oulliminden), pourtant localement majoritaires.
Par ailleurs, sur le plan politique, ces dernières communautés, qui ne sont ni Ifoghas (la tribu noble de la région de Kidal) ni Imghad (les tributaires des Ifoghas cherchant à se libérer de la domination de leurs maîtres Ifoghas), n’ont pas voulu être entraînées dans la rivalité Ifoghas-Imghads pour la domination de Kidal. Elles ont donc formé leurs propres mouvements armés défendant leurs propres communautés.
Ceci s’est traduit par une « purification ethnique » des principaux groupes signataires de la CMA (Coordination des mouvements de l’Azawad, ex-rebelles séparatistes) et de la Plateforme (groupes armés pro-Bamako). Le MNLA est devenu plus clairement Idnane (une tribu touarègue alliée aux Ifoghas) et le HCUA purement Ifoghas et islamiste, ce qui le rapproche des djihadistes d’Ansar Dine dirigé par Iyad Ag Ghali, leader Ifoghas de la rébellion de 1990-1992. Les Touaregs Daoussaks et Chaman Amas (deux tribus distinctes) ont fait scission et formé leurs propres milices, le MSA-D (pour les Daoussaks) et le MSA-C (pour les Chaman Amas). Puis ce fut le tour des Touaregs Kel Ansar de la région de Tombouctou et ainsi de suite.
Troisième conséquence : la multiplication de ces groupes armés, autorisés par l’accord à conserver leur armement en attendant la mise en œuvre du processus de paix, et circulant, avec un cortège inévitable de brigandage et de violences, dans des régions abritant d’autres communautés, semi-nomades (Peuls) ou sédentaires (Songhaïs), a suscité un besoin d’autodéfense et d’armement de tous ceux qui se sentaient menacés par les Touaregs armés. C’est un retour à une situation des siècles passés. Dans une région qui avait fini par aboutir à un équilibre permettant à une diversité humaine de coexister paisiblement en vertu d’alliances et traditions, cette tribalisation armée a introduit une cascade de violences. La contagion a gagné le centre du pays, aggravée aussi par les attaques djihadistes cherchant à exploiter ces divisions.
Des liens avérés avec les djihadistes
Ces liens proviennent soit d’affinités politiques et tribales, soit d’une certaine nécessité pour se défendre dans un milieu contaminé par la tribalisation armée.
Le HCUA, Haut Conseil pour l’unité de l’Azawad, principal groupe armé de la CMA, coordination des mouvements de l’Azawad (ex-séparatistes), présente d’évidentes affinités idéologiques et tribales avec le groupe djihadiste Ansar Dine. Le HCUA, créé en 2013, est issu du Mouvement islamiste de l’Azawad (MIA), dérivé lui-même d’Ansar Dine. Son secrétaire général, Alghabass Ag Intallah, fils puis frère de l’Aménokal (chef traditionnel) des Ifoghas, ancien du MNLA, avait d’abord créé le MIA puis rallié Ansar Dine, comme principal adjoint de Iyad Ag Ghali. Les deux leaders appartiennent à la même tribu noble des Ifoghas et ont tous deux un agenda islamiste, seuls les moyens d’y parvenir les opposant aujourd’hui. Le HCUA est devenu de plus en plus dominant parmi les groupes armés.
Beaucoup accusent le HCUA de n’avoir en réalité jamais coupé les ponts avec Iyad Ag Ghali. Il est en tout cas avéré que le HCUA s’oppose à toute lutte antiterroriste visant Iyad. Et les méthodes armées du HCUA diffèrent parfois peu de celles des djihadistes : le rapport des experts de l’ONU d’août 2019 indique que « le HCUA et la famille Intallah ont assis leur emprise sur toute la région de Kidal sur fond d’assassinats ciblés, notamment dans la ville de Kidal, perpétrés en plein jour ».
Quant au MAA, Mouvement arabe de l’Azawad, membre de la CMA (coordination des ex-séparatistes), « certains de ses notables sont suspectés d’être des narcotrafiquants et d’autres sont accusés de collaboration avec les groupes djihadistes » (Moctar Ag Mohamedoun). Le rapport du groupe d’experts de l’ONU accuse également des membres du MAA loyaliste d’implication dans les groupes terroristes et le trafic de drogue.
Le rapport des experts de l’ONU (août 2018) accuse enfin un autre groupe armé, la CPA (Coalition du peuple pour l’Azawad, membre de la Plateforme, pro-Bamako), d’accointances avec les djihadistes, précisant que le chef d’état-major de la CPA aurait coopéré avec les djihadistes dans l’attaque de Soumpi.
La montée en puissance du groupe HCUA s’accompagne d’une islamisation progressive du territoire. Ainsi, l’homme qui avait sévi comme cadi (juge islamique) de Tombouctou pendant l’occupation djihadiste, Houka Houka Ag Alhousseini, ordonnant amputations et lapidations, sanctionné par l’ONU, a été nommé cadi suprême de la région de Tombouctou par les groupes signataires en novembre 2020 (rapport du groupe d’experts de l’ONU, février 2021).
À l’inverse de la tribalisation encouragée par l’accord d’Alger, les groupes djihadistes non signataires de l’accord mettent l’accent sur l’unité des musulmans, quelle que soit leur ethnicité, contre l’État malien et les « croisés » occidentaux. Ces thèmes ont séduit certains groupes sociaux souffrant de discrimination traditionnelle, comme les Rimaïbés (descendants d’esclaves peuls) ou encore certaines tribus arabes marginalisées ou encore les communautés souffrant de la présence de groupes touaregs armés. Ainsi, les Peuls Tolébés se sentant menacés par les Daoussaks du MSA-D, leurs concurrents traditionnels pour les pâturages, ont alors cherché une protection auprès des djihadistes. La montée en puissance de la nébuleuse djihadiste depuis la signature de l’accord d’Alger en 2015, malgré la présence de Barkhane, ne paraît pas être ainsi une simple coïncidence mais au moins en partie l’effet des conséquences de l’accord.
L’appel aux armes
En 2018, la commission spécialisée a enregistré 74 918 ex-combattants avec 26 108 armes au Nord. Le nombre d’ex-combattants doit surprendre, alors que les effectifs de l’armée malienne n’étaient que de 16 000 hommes en 2015. Par ailleurs, Le pacte national terminant l’importante rébellion de 1990 ne concernait qu’environ 1 500 ex-combattants, un chiffre également plus proche de celui de la rébellion de 2012.
À partir de 2014, puis chaque année depuis 2016, de sévères affrontements, entraînant un réarmement et des centaines de morts, ont opposé les deux principaux groupements signataires de l’accord, la Plateforme (groupes pro-Bamako) et la CMA (ex-séparatistes), affaiblissant principalement le GATIA (Groupe d’autodéfense des Imghads et alliés, membre de la Plateforme). Ce dernier a été également amoindri par son engagement contre les groupes djihadistes, conjointement avec le MSA-D (des Daoussaks affiliés à la Plateforme). De surcroît, une partie de la Plateforme s’est opposée à la lutte contre les djihadistes, a fait scission et a rejoint la CMA. Le gonflement des effectifs d’ex-combattants vient donc de ces affrontements entre tribus du Nord, mais aussi de l’attrait que constitue le statut d’ex-combattant pour bénéficier des gratifications prévues par l’accord, selon la logique apprise des accords précédents du « syndicalisme de la kalachnikov » récompensant le recours aux armes.
Le leurre du désarmement
Le processus de désarmement-démobilisation-réinsertion DDR prévoit la collecte des armes, puis l’intégration au sein des corps constitués de l’État, y compris les forces armées ou sinon la réinsertion dans la vie civile.
À ce jour, le désarmement n’a concerné que 1 840 armes légères et obsolètes sur 26 108 armes enregistrées. Les mouvements armés n’ont déposé que des fusils mauser et des petits pistolets, alors que l’armement enregistré, selon le rapport d’étape de septembre 2018 de la commission compétente, dénombrait 990 mitrailleuses, 225 roquettes, 490 armes lourdes, 6 missiles, 201 obus, 5 943 PM, 3 736 carabines, etc. Le désarmement DDR est devenu un business car les futurs intégrés, sachant que de nouvelles armes leur seraient remises, ont préféré vendre les leurs pour racheter chacun au même prix quatre à cinq mausers ou petits pistolets afin de pouvoir intégrer quatre à cinq combattants au lieu d’un seul.
À Kidal, les impressionnants défilés militaires et de véhicules équipés d’armes lourdes, lors du quatrième congrès du MNLA, drapeaux de ce mouvement en tête, en fin 2019, après celui, non moins spectaculaire et menaçant du HCUA en octobre, étaient une démonstration de force destinée selon le porte-parole du MNLA à « montrer que nous avons suffisamment de ressources pour mener des opérations militaires s’il le faut ». La CMA considère que ses armes sont l’unique garantie que le gouvernement mette en œuvre l’accord. Le rapport de force s’est substitué au désarmement, qui était au cœur de l’accord.
« L’armée reconstituée » noyautée mais non déployée
L’accord prévoyait les premières patrouilles mixtes incluant des éléments des groupes armés et de l’armée malienne au plus tard le 60e jour après la signature de l’accord. Un dispositif dénommé MOC ou « mécanisme opérationnel de coordination » devait y veiller, en assurant la sécurisation des cantonnements, pour lesquels des bâtiments ont été construits, mais non utilisés, aux frais des bailleurs de fonds.
En janvier 2017 seulement, un embryon de MOC a vu le jour à Gao et a aussitôt fait l’objet d’un grave attentat terroriste d’Al Mourabitoun (avec des soupçons pesant sur le MAA-Plateforme), causant 60 morts (18 janvier). En novembre 2018, il a été décidé de court-circuiter l’étape du MOC, malgré le texte de l’accord (article 21), pour créer les premières unités reconstituées par le biais d’un DDR qualifié d’accéléré, en fait freiné par des divergences sur les quotas, les grades et la prise en compte des mouvements de l’inclusivité (ceux qui veulent les bénéfices de l’accord sans se reconnaître dans les deux groupements signataires, CEMA et Plateforme). Il a été finalement négocié que l’armée reconstituée devant être déployée dans le Nord serait constituée aux deux tiers par les mouvements armés (1/3 CMA, 1/3 Plateforme) et un tiers par l’armée malienne, ce qui va au-delà de la lettre de l’accord, qui prévoit seulement (article 22) que « les forces redéployées devront inclure un nombre significatif de personnes originaires des régions du Nord, y compris dans le commandement… ».
Une première vague d’intégration de 1 840 combattants des mouvements signataires n’est pas achevée en 2021 (1 325 seulement ont été déclarés aptes) et une deuxième vague de 1 160 a été programmée pour atteindre l’objectif de 3 000 intégrés, recommandé par la résolution 2480 (juin 2019) du CSNU et fixé par le sommet de Pau de janvier 2020.
Mais de profondes divergences avec les mouvements armés sur les missions, la taille et la construction générale de l’armée reconstituée bloquent ce processus. Les 1 325 combattants déjà intégrés ont été en partie déployés à Gao, Tombouctou et Kidal. Mais de sérieuses difficultés sont apparues. À Kidal, une première compagnie sur deux est arrivée sur place, la seconde restant encore bloquée à Gao. La CMA conteste sa composition et rejette ses éléments issus de l’inclusivité, qui ont finalement été exclus. Mais la compagnie de Kidal reste confinée dans son camp et ne participe pas à la sécurisation, dont le monopole reste assuré par la CMA, y compris lors des visites officielles (Premier ministre en mars 2020 ou comité de suivi – CSA – tenu à Kidal en février 2021).
À Tombouctou, le bataillon reconstitué a dû être désarmé par son commandement à cause de la désobéissance et de la désertion de ses éléments. Une sérieuse divergence demeure : les mouvements souhaitent conserver une autorité sur les éléments intégrés. Les officiers de l’armée régulière se méfient des officiers de l’autre partie, considérés comme traitres et déserteurs. Il sera clairement difficile voire impossible de faire fonctionner une armée ainsi constituée. Se pose enfin un problème de dualité de l’armée malienne puisque l’armée reconstituée au Nord serait de composition différente de l’armée au Sud, même si elle obéit en principe à un état-major unique à Bamako. Deux armées, un seul pays ?
L’accord est désormais dans une impasse : les mouvements armés veulent conserver leurs armes aussi longtemps que le gouvernement n’a pas mis en œuvre les réformes institutionnelles prévues par l’accord. Bamako, quant à lui, répugne à avancer vers une régionalisation très poussée, avec l’élection des présidents de région au suffrage universel direct et des compétences très étendues, tant que les groupes armés dominent tout le septentrion malien. Peut-on sortir de ce dilemme ? Ce sera l’objet de notre prochaine et dernière partie où la question sera la suivante : Peut-on encore sauver l’esprit de l’accord et trouver une solution durable à la « question touarègue » et aux problèmes du Nord Mali ?
Par Nicolas Normand
Auteur du « Grand Livre de l’Afrique » (Eyrolles, 2019) et ancien ambassadeur de France au Mali, Congo et Sénégal.
Source: Le Républicain- Mali