Il ne fait pas de doute que combattre le terrorisme soit une nécessité. Il est en revanche débattable que le registre discursif de la « guerre contre le terrorisme », inspiré du « War on Terror » qui amena les États-Unis à intervenir contre les Talibans en Afghanistan puis à déclencher la seconde guerre d’Irak avec les conséquences que l’on sait, soit adéquat pour déployer des politiques publiques à même de ramener la paix dans les zones d’agissement des terroristes. En effet, si l’on considère d’un point de vue évaluatif les opérations de maintien de la paix, les opérations de contre-terrorisme et les opérations de contre-insurrection comme des politiques publiques, il est nécessaire de prendre en compte leur objet exact – ce qu’elles visent – et leur pertinence quant à son objet.
Dans le cas du Mali, plusieurs propositions sont possibles : (1) combattre, contenir et, si possible, éliminer les « jihadistes » ; (2) restaurer l’intégrité territoriale ; (3) favoriser l’instauration d’un Etat stable et légitime ; (4) ramener la paix. L’attitude dominante semble être que ces quatre objectifs sont cumulatifs : l’élimination des jihadistes (1) permettant de restaurer l’intégrité territoriale (2), ce qui favorisera l’instauration d’un État stable (3) et ramènera la paix (4). La suite semble cohérente et les objectifs successifs crédibles. On pourrait, pourtant, considérer les quatre propositions comme non cumulatives et, au contraire, alternatives. Par exemple, l’objectif « restaurer l’intégrité territoriale » (2) pourrait très bien ne pas favoriser « l’instauration d’un État stable » (3) et encore moins « ramener la paix » (4). « Ramener la paix » (4) pourrait, au contraire, impliquer de ne pas « restaurer l’intégrité territoriale » (2). On pourrait aussi « éliminer les jihadistes » (1) sans ramener la paix (4). Le cumul heureux des objectifs est un cas de figure parmi d’autres et, a priori, le moins probable, puisqu’il implique un alignement des quatre objectifs, donc la certitude que chacun d’eux est la condition nécessaire et suffisante du suivant.
Des conflits à plusieurs visages
C’est ici que le bât blesse : la situation du Mali est-elle le fait des jihadistes, de sorte qu’une victoire définitive obtenue sur eux entraînerait automatiquement la suite vertueuse que nous venons d’évoquer ? Comme l’ont souligné Caitriona Dowd et Clionadh Raleigh[1], la région connaissait des conflits avant 2012. C’est ainsi qu’on peut dénombrer cinq insurrections Touareg au Mali (certaines impliquant le Niger), entre l’indépendance du pays et l’insurrection de 2012. Par ailleurs, les tensions territoriales entre éleveurs et fermiers sont très présentes au Sahel, et ce depuis bien avant cette date[2]. Enfin, l’État malien n’est pas un modèle de stabilité, il a connu plusieurs coups d’Etats. Sa politique centralisatrice, mettant à l’écart les chefferies locales, n’a pas facilité ses relations avec les territoires éloignés de la capitale, contrairement à ce qu’a fait le Niger[3]. L’insurrection de 2012 n’est donc pas un coup de tonnerre dans un ciel bleu. Elle s’inscrit dans un donné historique : celui des relations de l’État malien avec les communautés du nord puis du centre du pays.
De fait, l’insurrection de 2012 est lancée par des Touaregs, une partie appartenant au MNLA (Mouvement national de libération de l’Azawad) et une autre à Ansar Dine, dirigé par Iyad Ag Ghali. Celui-ci est un combattant de l’indépendance de l’Azawad et a été le leader de l’insurrection de 1990-1996. Il représente un profil typique d’entrepreneur politique suscité par une situation d’indétermination de la gouvernance étatique comme de la gouvernance locale traditionnelle et en bute à des rivalités pour qui l’identification à l’islam est une opportunité ou (et peut-être simultanément) une conviction qui se forge dans le temps[4]. Ce qui apparaît avec les leaders est aussi exact de ceux qui les suivent : ils sont, pour la plupart, enracinés dans le lieu et engagés dans des conflits locaux. De ce point de vue, les jihadistes ne sont, pour l’essentiel, pas des autres. « Jihadiste » est une identité, non pas constitutive, mais transitoire adoptée par des gens du lieu afin de poursuivre certains conflits ou de défendre des intérêts[5]. Dès lors, à moins que faire la guerre au terrorisme ne soit un moyen pour éradiquer les combattants locaux, la guerre contre le terrorisme ne mènera à aucun résultat tangible puisque les « ennemis » ne sont pas des étrangers venus perturber une société équilibrée et fonctionnelle mais des gens du cru, porteurs de conflits du cru que les autorités étatiques n’ont pas su, pas pu ou pas voulu régler. Bref, « jihadiste » est une identité et pas une personne. La série vertueuse que nous évoquions plus haut – (1) éliminer les jihadistes, (2) restaurer l’intégrité territoriale, (3) instaurer un État stable et légitime et (4) ramener la paix – part d’une équivoque qui rend, dès le départ, son succès impossible, puisque le jihadisme n’est pas à l’origine des conflits dans lesquels il se déploie.
Une autre série de problèmes associés à la guerre contre le terrorisme vient de l’articulation des buts politiques et militaires. Si tant est que l’idée même de guerre contre le terrorisme puisse être une expression stratégiquement valide (on fait la guerre à un ennemi incarné et non pas à un concept, qui plus est, particulièrement « contrariant[6] »), elle implique de penser un combat dont la formulation politique excède souvent largement les réponses militaires possibles. D’une manière générale, l’introduction américaine du régime discursif de la guerre globale contre le terrorisme, après le 11 septembre 2001, a brutalement confronté les armées à la nécessité de traduire sur le plan opérationnel ce qui ne relevait finalement que d’une posture rhétorique ou communicationnelle. Comment répondre militairement à un phénomène aussi dense et impliquant un très grand nombre de facteurs (sociaux, économiques, culturels, géopolitiques…) comme peut l’être le terrorisme, y compris dans sa dimension jihadiste ? Comment assurer, simultanément, la conduite d’opérations militaires qui ont besoin de cibles matérielles et humaines précises à détruire et l’éradication, pour beaucoup immatérielle, d’un système de pensée ou d’une idéologie ?
Au Mali, et plus largement au Sahel, la France, en tant que principale puissance militaire combattant le terrorisme dans la région, a été très largement confrontée à ce problème. La doctrine militaire française est restée initialement assez réfractaire à l’idée de la guerre contre le terrorisme car elle était plus familière, en particulier sur le continent africain, d’autres pratiques : opérations associant services de renseignements et petits contingents, interventions ponctuelles afin de sécuriser un régime politique… Il faut, en fait, attendre 2007 et la déclaration de guerre ouverte du groupe AQMI contre la France pour que les responsables politiques français emboitent le pas à la guerre au terrorisme[7]. La solution militaire française consista, initialement, à dépêcher des contingents de forces spéciales pour neutraliser des cellules terroristes aussi bien en Mauritanie, qu’au Burkina-Faso ou encore au Mali. Planifiées par le Commandement aux opérations spéciales (COS) et en coordination avec les services de la Direction générale de la Sécurité extérieure (DGSE), ces opérations ponctuelles impliquaient des objectifs fortement délimités et aux délais de réalisation courts.
Opérations coercitives et actions humanitaires
L’intervention militaire française au Mali en 2013 allait, au contraire, pleinement transformer la logique de cette guerre contre le terrorisme. Les actions de petites unités avec des objectifs limités, allaient progressivement laisser place, après la phase d’intervention à proprement parler, à une vaste et ambitieuse stratégie de contre-insurrection, devant simultanément éradiquer les groupes terroristes, renforcer l’État malien et lutter contre les causes profondes de l’insécurité au Sahel. Parallèlement, le recours de plus en plus affirmé à des approches civiles, humanitaires et développementalistes de la gestion des conflits au Mali allait entretenir une certaine confusion dans l’articulation des buts politiques et des moyens militaires. Non pas qu’une telle articulation n’ait pu exister par le passé[8]. En Afrique, la doctrine coloniale et contre-insurrectionnelle française a régulièrement associé le déploiement de la force coercitive aux actions de soutien aux populations locales. Cependant, cette stratégie était construite à la mesure d’un ennemi précis, localisé, identifié. Par ailleurs, les objectifs traditionnels des stratégies de contre-insurrection ne s’inséraient pas dans les complexes montages actuels d’opérations de paix où la régulation de l’emploi de violence armée obéit à une logique résolument plus prohibitive que par le passé.
La coopération civilo-militaire amalgame, en revanche, des opérations coercitives et des actions humanitaires qui sont censées œuvrer pour la reconstruction des États et des sociétés. Au Mali, et plus largement au Sahel, cette logique a contribué à financer toute une série de projets de développement très divers, coûteux mais aussi parfois détournés et instrumentalisés aussi bien par les bailleurs, pour « gagner les cœurs et les esprits », que par les acteurs locaux afin d’alimenter leur propre cause politique ou simplement leur condition personnelle. Cette situation a progressivement eu tendance à diviser les objectifs politiques et militaires à atteindre : neutraliser les terroristes qui sévissent au Mali et au Sahel d’un côté ; médier la crise politique interne au Mali de l’autre. Sur ce dernier point, plusieurs chercheurs ont mis en évidence les effets pervers du soutien apporté aux programmes internationaux de médiation de la crise malienne. Comme a pu ainsi l’observer Denia Chebli, les gratifications accordées à des représentants du MNLA (indemnités, frais d’hôtel, per diem…) afin de les convoquer à la table des négociations ont parfois finit par fragmenter les revendications politiques au lieu de les clarifier. Ainsi « la structure d’opportunités et de concurrences imposée par la médiation a créé une compétition pour les ressources entre les potentiels bénéficiaires, qui a entraîné la fragmentation des groupes et a incité à la création de mouvements armés[9] ».
L’obstacle principal auquel se heurtent aujourd’hui les principaux acteurs de la guerre contre les groupes terroristes au Mali relève précisément du fait que la guerre contre le terrorisme ne peut être l’origine d’aucune politique publique précise. Ni le monde militaire, ni le monde civil ne savent comment gagner une telle guerre. Le premier est en mesure de sécuriser matériellement et temporairement des territoires en éliminant et en détruisant, si nécessaire, des hommes et des matériels. Le second est en mesure d’élaborer, de coordonner et de mettre en œuvre des politiques de soutien, de coopération ou encore de développement auprès des récipiendaires de ces politiques, c’est-à-dire principalement les États et les populations civiles. Mais ni dans un cas, ni dans l’autre il n’est envisageable ni souhaitable d’assister à l’amplification d’une vaste stratégie globale de lutte contre un adversaire omniprésent en même temps qu’indéfini qui aboutirait tout simplement à l’épuisement des ressources économiques et morales des acteurs de la paix au Mali. Après tout, peut-être est-ce précisément ce qu’attendent patiemment les ennemis de ces acteurs au Mali et au Sahel, eux qui disposent d’une arme rustique mais redoutablement efficace : la patience et le temps.
La forêt qui cache l’arbre
Le problème essentiel que pose la lutte contre les terroristes, différenciés de la population et des autres types de combattants, semble être celui de la forêt qui cache l’arbre, d’une cohorte insaisissable qui dissimule la cible.
L’observation détaillée des participants aux conflits et de leurs changements d’identité dans le cours des événements ou de leurs carrières militantes montre que les « terroristes » sont bien moins un groupe à part d’acteurs exogènes que, pour l’essentiel, des acteurs du cru adoptant des appartenances en fonction des contraintes et des opportunités découlant du développement d’une situation conflictuelle qu’il ne maitrisent probablement pas davantage que leurs adversaires (comme le souligne Charles Grémont à propos des cycles de vengeance que le conflit génère[10]). Jean-Loup Amselle a montré comment la colonisation avait fabriqué et rigidifié des identités au Sahel, et notamment au Mali. Il faudrait se garder de faire de même en hypostasiant des identités transitoires acquise dans le cours de dynamiques politiques qui les précèdent et qui, très probablement, leur survivront[11]. Il faudrait, surtout, éviter de faire de ces identités des cibles politiques et militaires, car elles surdéterminent ou sous-déterminent et les acteurs et, par conséquence, les causes endogènes du conflit. Les uns et les autres sont, en effet, logiquement liées : si les jihadistes dissimulent principalement des acteurs locaux, ce qu’il conviendrait d’éliminer (ou de résoudre) ce n’est pas une idéologie et ses sectateurs mais les conflits dont ils sont les protagonistes. On sait depuis longtemps que ceux-ci sont territoriaux, impliquant la gouvernance des communautés locales et, si l’on considère le conflit principal, le statut du nord et, maintenant, du centre du pays, c’est-à-dire la structure même de l’État malien. Il est dès lors tentant de penser que la figure à la fois floue et inquiétante du jihadiste sans attaches territoriales, si elle rend difficile la mise en place d’une politique publique efficace de retour à la paix, favorise une politique, quant à elle bien plus efficace, de déni des causes réelles de la crise.
Source : Le Point