Les soldats français de l’opération Barkhane font la preuve de leur valeur en jugulant et en affaiblissant les groupes djihadistes au Mali, mais ils ne peuvent pas les éradiquer, d’autant que l’instabilité institutionnelle du pays complique la situation, explique le député européen Arnaud Danjean, spécialiste reconnu des questions de défense et de sécurité.
Député européen (LR), spécialiste des questions de défense et de sécurité, Arnaud Danjean a présidé, en 2017, le comité de rédaction de la Revue stratégique de défense et de sécurité nationale, qui avait pour mission de fixer le cadre stratégique de la loi de programmation militaire 2019-2025.
FIGAROVOX.- Comment expliquer le coup d’État militaire qui a conduit à la démission du président du Mali et à l’instabilité institutionnelle de ce pays?
Arnaud DANJEAN.- Ce coup d’État militaire a forcément plusieurs ressorts et il est sans doute encore un peu tôt pour les connaître tous précisément. Mais il est clair que le contexte socio-politique dans lequel il s’inscrit n’offre guère de surprises et était propice à un événement de ce type. Les institutions maliennes, au premier rang desquelles la présidence de la République, sont extrêmement fragilisées depuis des mois, la contestation populaire est forte et l’incurie du pouvoir (corruption, népotisme, clientélisme…) avait atteint une visibilité inédite.
Cela n’explique peut être pas tout, car certains protagonistes parmi les putschistes peuvent avoir des motivations plus personnelles, mais le moteur de l’événement est l’immense ras-le-bol, perçu comme sans issue, face à une dégradation continue de la situation politique, sécuritaire et économique.
La nécessaire et quasi-naturelle solidarité entre militaires français et maliens peut être mise à mal par le chaos politique.
Les militaires maliens qui ont pris le pouvoir sont-ils nécessairement tous favorables à la présence des forces françaises au Mali? Les soldats français de l’opération Barkhane présents dans le pays ne sont-ils pas dans une position inconfortable?
D’un point de vue militaire, les forces armées maliennes sont dans une situation très difficile.
D’un côté elles subissent de très lourdes pertes (nous l’oublions souvent) dans la lutte, quotidienne, contre les groupes djihadistes. Avec, en plus, le sentiment d’être les «parents pauvres» de ce combat lorsqu’on compare leurs moyens à ceux de leurs adversaires mais surtout à ceux des partenaires internationaux déployés depuis 7 ans pour les assister, les former et les accompagner.
D’autre part, le comportement de certains officiers et certaines unités est pointé du doigt car il participe, avec des exactions rapportées, de l’incurie de l’état malien qui est dénoncée par certaines communautés du centre du pays notamment, et qui alimente le ressentiment contre le pouvoir central voire conduit à faciliter le recrutement des groupes rebelles.
Dans ce contexte, d’un strict point de vue militaire, les forces armées maliennes savent pertinemment que l’engagement militaire international – car il n’y a pas que Barkhane au Mali, mais également une mission européenne de formation EUTM et un fort contingent de l’ONU, la Minusma- est indispensable pour contenir les groupes djihadistes et tenter de stabiliser le pays. Mais la nécessaire et quasi-naturelle solidarité militaire peut être mise à mal par le chaos politique. On ne peut exclure que certains responsables cherchent à instrumentaliser un sentiment d’hostilité à la présence militaire française et internationale. Notons toutefois que les premières déclarations des putschistes se sont voulues très rassurantes quant aux «engagements internationaux du Mali», qui comprennent bien sûr ces déploiements militaires étrangers.
Sans Barkhane, la situation sécuritaire serait totalement hors de contrôle dans de larges parties du pays.
Cette nouvelle preuve de la faiblesse et de l’instabilité des institutions au Mali ne va-t-elle pas renforcer les interrogations sur l’avenir de Barkhane?
C’est certain. D’autant que cet épisode renvoie inévitablement au souvenir du précédent coup de force militaire, du capitaine Sanogo en 2012, qui avait précipité la déliquescence des institutions maliennes, avec comme conséquence la poussée des djihadistes en janvier 2013. Barkhane est une opération militaire et elle ne peut donc pas remplir des objectifs politiques qui dépassent largement son mandat et sa raison d’être. Quels que soient ses mérites et ses vertus pour tenter de stabiliser la situation sécuritaire au Mali, cette opération ne peut pas se substituer aux devoirs politiques qui incombent à des autorités civiles locales légitimes.
Or cette faillite là compromet malheureusement tout l’édifice que la communauté internationale -bien au-delà du seul engagement militaire français à travers Barkhane- tente de construire depuis plus d’une décennie au Mali.
Quel bilan peut-on faire de l’opération Barkhane à ce jour?
Il serait très présomptueux d’établir, pour un observateur extérieur, un bilan exhaustif que tous nos spécialistes militaires et diplomatiques tentent de faire en permanence pour faire évoluer au mieux ce dispositif très exigeant. On peut toutefois rappeler deux éléments incontestables.
D’une part sans cette opération, couplée au dispositif onusien de la Minusma (même si ce dernier n’a pas de caractère «offensif» et connaît les mêmes lourdeurs que toutes les opérations de stabilisation), la situation sécuritaire serait totalement hors de contrôle dans de larges parties du pays, avec des sanctuaires renforcés pour les groupes djihadistes et une anarchie difficile à juguler.
D’autre part, tactiquement, Barkhane a permis de conduire des opérations très efficaces contre les djihadistes, comme l’élimination il y a quelques semaines de Droukdel, l’émir d’AQMI et vétéran du djihadisme. Mais ces coups, même répétés, ne permettent malheureusement pas une victoire stratégique contre une menace très vaste géographiquement et qui sait se renforcer des frustrations et désillusions des communautés locales, a fortiori lorsque les institutions politiques sont défaillantes.
Barkhane permet de contenir la plus virulente des menaces djihadistes, elle ne peut pas résoudre les problèmes structurels de l’État malien.
Il faut être lucide sur ce que peut accomplir une opération de ce type: réduire une menace, contribuer à une stabilisation, aider à l’émergence de forces locales robustes.
La France peut-elle mener à bien la mission très difficile qu’elle s’est assignée dans les pays du Sahel?
Là encore, tout dépend précisément de ce qu’on entend par la «mission assignée». Si, comme ce fut malheureusement le cas dans les mois qui ont suivi l’intervention initiale de janvier 2013 (Serval), certains s’illusionnent sur la possibilité «d’éradiquer» tous les groupes djihadistes au Sahel ou confondent les genres en attribuant à une opération militaire des buts politiques qu’elle ne peut atteindre, alors nous allons droit à l’échec, avec un engagement important de moyens mais une détérioration continue de la situation.
Il faut en permanence être lucide sur ce que peut effectivement accomplir une opération de ce type, à savoir réduire une menace, contribuer à une stabilisation, aider à l’émergence de forces locales robustes. Mais prétendre aller au-delà de ces missions, déjà admirablement conduites par de grands professionnels qui méritent notre respect et soutien, c’est se fourvoyer dangereusement sur la nature des opérations militaires et sur la responsabilité qui incombe à chacun des acteurs, international ou local, politique ou militaire.
Le Figaro