La très longue interview (publiée en deux étapes) que le ministre des Domaines de l’Etat et des Affaires foncières, Mohamed Ali Bathily, a accordée à notre confrère L’Essor (mardi 3 et mercredi 4 mai 2016) en dit long sur le dépit du bouillant ministre, de même que sur son impuissance à venir à bout du phénomène de la spéculation foncière au Mali. Les propos du ministre sont on ne peut plus clairs au sujet de la gestion judiciaire des différentes plaintes déposées contre les fraudeurs : «…Nous avons porté plainte, mais ces plaintes n’évoluent pas. Ceux qui s’occupent généralement des dossiers, bloquent les plaintes en misant sur le fait qu’au Mali, les ministres ne durent pas à leur poste…».
La Zone aéroportuaire
Me Bathily ne va pas par quatre chemins pour désigner les responsables de l’occupation illicite de la zone aéroportuaire. Selon lui, cette occupation a été faite sous le contrôle du maire du District de Bamako, Adama Sangaré ; du maire de Kalabancoro et du chef de village de Sirakoro. Des milliers de personnes occupent l’endroit. D’où les interrogations du ministre : «Imaginez-vous un avion rempli de 45 000 litres de carburant au décollage qui tombe en survolant la zone aéroportuaire ! Quelles peuvent en être les conséquences ? Quelle sera la responsabilité ? On dira ce jour (que Dieu nous en garde !) que c’est le gouvernement qui a laissé faire. Pourtant, aujourd’hui, on demande aux gens de quitter, mais ils ne veulent pas. C’est assez préoccupant, parce qu’ils sont en danger. Le problème, c’est que l’occupation continue, parce que les gens se disent que l’Etat est faible». De tels propos sont l’expression de l’incapacité totale d’un régime à s’assumer, à protéger les populations, même contre leur gré.
Souleymanebougou et les religieux
L’impuissance du ministre est aussi manifeste dans le dossier Souleymanebougou : «À Souleymanebougou, nous avons essayé de déguerpir les gens, mais les religieux s’en sont mêlés et on a interrompu l’opération. Cette interruption, pour moi, a décrédibilisé l’Etat et a encouragé tous ceux qui sont dans l’illégalité à s’y conforter. Si on avait été au bout de la responsabilité de l’Etat à Souleymanebougou, personne ne se serait entêté à y aller. Quand j’ai été à l’aéroport, il paraît que des prêcheurs ont incité les gens à me maudire ou à me sortir du gouvernement. Le jour où il y aura une catastrophe, peut-être aussi qu’ils réuniront les gens pour leur dire que le gouvernement n’a pas pris ses responsabilités. En dernière analyse, j’estime que ces maisons doivent disparaître de la zone ou alors, l’aéroport doit en disparaître».La question que l’on peut se poser après cet extrait portant sur Souleymanebougou est : sachant que la position de Bathily est connue et que les religieux n’ont aucun pouvoir juridique ou de coercition sur lui, qui d’autre a pu freiner le ministre dans ces opérations aussi bien à Souleymanebougou que dans la zone aéroportuaire ? Chacun peut imaginer la réponse à cette question. Et cette déclaration de Bathily nous conforte d’autant que nous avions souligné l’absence de volonté politique réelle dans l’assainissement du secteur foncier. Si le pouvoir voulait réellement lutter contre la spéculation foncière, il aurait maintenu Bathily à la Justice et lui aurait permis de nommer aux postes stratégiques les personnes de son choix afin de dire le droit, le vrai. Une telle stratégie est d’autant indispensable que tous les cas litigieux finissent devant les tribunaux. Théoriquement, même le ministre de la Justice n’a pas prise sur la justice au nom de la séparation des pouvoirs et de l’indépendance de la Justice. Mais, à la faveur du Conseil supérieur de la Magistrature, présidé par le chef de l’Etat, non moins chef suprême de la Magistrature, il est bel et bien possible de responsabiliser des gens intègres, de nature à accompagner le changement tant souhaité par Me Bathily. Hélas, c’est bien connu, le changement ne peut venir que d’en haut. L’autre sens est possible, et nous y reviendrons plus loin.
«Les perspectives de la lutte contre la spéculation foncière ?»
Me Bathily est désespéré-sans le dire expressément-à tel point qu’il préfère ne plus parler de ‘’lutte’’ : « Je ne parlerais pas de lutte, mais nous allons travailler à améliorer la gestion foncière en mettant beaucoup de transparence dans cette gestion et en faisant en sorte qu’à chaque fois (et ce qui n’est pas dans la loi actuellement) que l’administration s’aperçoit que les lois n’ont pas été appliquées au moment de la délivrance des documents fonciers, qu’elle ait le droit de les enlever purement et simplement, sans pousser les citoyens aux procès et autres. Il s’agit de limiter la capacité d’accès des gens aux faux documents…».
«La légitime défense» comme dernier recours
Visiblement, sans se l’avouer, Me Bathily est vaincu. Il a été ‘’knout-outé’’ par le système de la spéculation foncière. Il gît désormais au tapis dont ne sont pas près de le relever ‘’les plus hautes autorités’’. Mais, pour que son ‘’sacrifice’’ ne soit pas vain, Bathily en appelle désormais et ouvertement à la légitime défense, expression dont il mesure les contours en sa qualité d’homme de droit. Les extraits suivants exprimés avec une extrême crudité en disent long sur la lassitude d’un combattant solitaire dans une foule de rapaces.
-«L’autre stratégie, c’est aussi d’expliquer aux gens que la loi donne à la personne le droit de se défendre. La terre appartient au paysan. Si la loi ne le protège pas et au contraire, vient l’attaquer en violation des propres procédures qu’elle a instaurées, il a droit à la légitime défense. C’est pourquoi nous conseillons aux paysans que si quelqu’un vient les agresser en mettant des bornes sans enquête préalable, de les enlever puisque les bornes sont la marque de la spoliation des terrains. S’il fait un forage, nous leur disons de le boucher, parce qu’il a le droit de défendre son terrain…».
– «Quand le laisser-aller va atteindre une certaine limite, la solution sera aussi d’opposer aux pratiques malsaines persistantes des actions légitimes. Notre Constitution dit qu’on a le droit de se soulever contre l’arbitraire. Il faut l’expliquer aux citoyens et s’assumer. Il faut éviter de violer ses propres lois. Ma conviction est que chacun a intérêt à ce que la loi soit bien appliquée. Sinon, c’est la rue qui va venir régler son compte. Nous avons le choix de nous sauver du chaos ou d’appliquer les lois…».
Les populations se mobilisent
«…Aujourd’hui, les paysans se mobilisent. Il a suffi de quelques déclarations diffusées en bambara pour qu’ils se mobilisent. Personne ne pourra défendre les droits des paysans, si ce n’est eux-mêmes».
Me Bathily va-t-il survivre à ses propos virulents ?
Le vœu des prêcheurs de la zone aéroportuaire serait-il en voie d’être exaucé ? Nous ne sommes pas dans les secrets de Dieu, mais l’histoire récente du Mali renferme des cas du genre où les auteurs de propos similaires en ont fait les frais. On se souvient de cet autre avocat qui fut ministre de la justice d’ATT (Me Tapo, non pas l’actuel Conseiller spécial à la Présidence de la République) qui fut démis de ses fonctions pour avoir tenu le genre de diatribes contre ses collègues de la justice. Son style est proche de celui de Me Bathily qui, en dénonçant les ‘’pratiques malsaines’’ en cours, met du même coup à nu les tares d’un régime plutôt beau diseur, beau parleur, mais moins volontariste.
Qu’espère encore Bathily en restant au gouvernement ?
La question légitime que l’on se pose au sujet du ministre dépité est : Qu’attend-il pour quitter le gouvernement ? Tout porte, en effet, à croire, que Me Bathily a atteint des limites qu’il ne peut plus bouger. Au point qu’il en appelle à la seule ‘’légitime défense’’. Proposition qui pourrait être mal interprétée, certains pouvant l’assimiler à l’appel à un ‘’soulèvement populaire’’, même s’il appuie bien ses propos par un passage de la Constitution. En restant dans un gouvernement dont il est incapable de faire bouger les lignes, Bathily ne s’identifie-t-il pas à la même nature caractéristique ? S’est-il, par dépit, résolu à faire comme tout le monde et à bien profiter de la belle vie de ministre malien, sachant qu’on ne change pas seul le monde ? Autant d’interrogations qui nous poussent, tout en saluant le courage d’un homme, à mettre un peu de bémol sur sa volonté réelle à changer les choses.
Autres bémols : Les villageois pas toujours sincères
À la question de notre consœur de L’Essor :’’Est-il possible de vendre les terres des paysans à leur insu’’, le ministre avoue : «Vous n’avez pas tout à fait tort. Dans certains villages, certains paysans s’associent aux spéculateurs qui leur remettent des miettes. Aujourd’hui encore, dans nos villages, les biens sont collectifs ou communautaires, et tant que cela existe, ils appartiennent à la fois à chaque individu et à toute la collectivité. Cela signifie que chaque membre est propriétaire d’une portion de ce bien et quel que soit le villageois qui veut vendre muni d’un document, il ne peut vendre que la portion lui appartenant’’. Ce que le ministre doit comprendre sur ce point, c’est que cet aspect de la question est loin d’être une exception. Le plus souvent, les terres sont vendues avec la complicité première des chefs de village, des autorités coutumières ou religieuses et des villageois eux-mêmes. Avec le nouveau discours porté par Me Bathily, ceux-ci se disent que c’est l’occasion ou jamais de se réapproprier les mêmes terres cédées plus tôt. Alors, il importe de faire preuve de vigilance et de ne pas donner non plus l’occasion aux villageois d’abuser de ce que Bathily appelle leur ‘’droit à la légitime défense’’.
Silence coupable sur la mesure de suspension des opérations foncières
Le ministre a parlé de tout ou presque, sauf de la mesure de suspension des opérations foncières (dans L’Essor) qui dure maintenant plus de deux ans ou un an et demi, tout au moins. Même si la mesure a été adoptée par le ministre dans le but de bien faire, elle a assez duré maintenant et pénalisé aussi ceux des citoyens qui n’ont rien à voir avec la spéculation foncière. Il y a aussi les différentes corporations professionnelles (géomètres, ingénieurs, notariats…) qui sont pénalisées par cette mesure. Et le pire est que personne ne sait rien sur la réalité de cette mesure de suspension. En effet, la dernière mesure prenait fin vers septembre 2015 ou aux alentours. Et quoiqu’elle n’ait été renouvelée, tous les services y restent suspendus au motif qu’autorisation ne leur a pas été donnée de reprendre les activités. C’est donc la paralysie totale depuis environ deux ans maintenant. Et chez le service auteur de la mesure, c’est motus et bouche cousue. Cette situation doit prendre fin, d’autant plus que le ministre a prouvé -à souhait pour celui qui veut se rendre à l’évidence –qu’il a été incapable d’opérer le changement voulu. Au risque de violer-à son tour aussi-les droits des citoyens honnêtes. Pour lesquels, chaque jour qui passe est un pas de moins dans la réalisation de leurs projets de vie.
Dans une dernière interview accordée à TM2, le ministre dit qu’il revient au Conseil des ministres de lever la suspension. N’est-ce pas une fuite en avant, quand on sait que c’est son arrêté, à lui, qui impose la suspension. Le ministre doit comprendre qu’on ne doit pas réparer une injustice par une autre injustice, celle de ne pas prendre en compte les intérêts des honnêtes gens.
Sory Haidara
Source : Le Point