En Libye, la livraison au grand jour d’une trentaine de blindés par la Turquie en plein port de Tripoli suscite une nouvelle fois des interrogations quant à la capacité des pays européens à faire respecter l’embargo des Nations unies décidé en 2011.
Alors que la bataille pour le contrôle de la capitale libyenne continue à faire rage entre les forces du maréchal Haftar et celles de Fayez al-Sarraj, une trentaine de véhicules blindés sont arrivés samedi 18 mai au port de Tripoli à bord de l’Amazon Giurgulesti. Ce n’est pas la première fois que l’embargo sur les armes décrété en 2011 par l’ONU est violé.
Dès 2014, huit avions de combat Mig-21 d’occasion sont prélevés sur une base de l’armée de l’air égyptienne pour être transférés dans l’est de la Libye. Mais les choses s’accélèrent en 2016. Selon une source proche du renseignement militaire français, « les belligérants ont commencé à arriver à court de munitions ». A l’époque, les combats ont surtout lieu contre l’organisation Etat islamique. « Les forces du général Haftar ont commencé à manquer de bombes d’aviation (…) Il y avait beaucoup de choses dans les entrepôts de Kadhafi en 2011, mais la guerre civile et le commerce illicite ont vidé les arsenaux en quelques années », note alors un observateur du dossier.
Un soutien aux belligérants plus ou moins direct
Des réseaux complexes impliquant parfois des sociétés privées étrangères sont alors mis en place pour fournir du matériel militaire aux belligérants. Mais ce soutien se fait aussi plus directement. Les Émirats arabes unis se déploient ainsi discrètement sur la base d’Al Khadim, entre Benghazi et Al Marj, dans l’est du pays. Des avions d’attaque légers AT 802, d’origine émirienne, mais vraisemblablement gérés par un opérateur privé, sont engagés pour le compte de la force du maréchal Haftar, désignée Armée nationale libyenne (LNA).
La France, qui perd à l’été 2016 trois membres du service action de la DGSE en Libye, est forcée à son tour de reconnaître son implication dans le conflit aux côtés de l’homme fort de Benghazi. Puis c’est au tour de la Russie qui, en 2017, commence à fournir des pièces détachées de chasseurs Mig-23 après la visite du maréchal Haftar sur le porte-avions russe Kuznetzov, qui naviguait alors en Méditerranée. Encore récemment, des drones d’origine chinoise Wing Loong auraient conduit des missions dans la région de Tripoli. Ces drones armés de missiles apparaissent dans les inventaires des armées émiriennes et égyptiennes, notamment.
Le circuit de livraison des armes en mer est bien connu. Des cargos partis de Turquie ont transporté à plusieurs reprises des armes jusqu’au port de Misrata. « A l’origine, Misrata est un ancien comptoir de l’Empire ottoman, rappelle une source proche du dossier. Il y a une vraie proximité avec les Turcs et tout le monde cherche à faire des affaires ».
Dans les années qui suivent la chute du régime de Kadhafi, les marines occidentales surveillent avec attention les bateaux chargés de voitures d’occasion ou de pièces mécaniques, qui font la navette entre la Libye et l’Europe et dans lesquels des armes peuvent facilement être dissimulées. Mais les cargaisons deviennent progressivement plus importantes et c’est parfois par conteneurs entiers que les armes entrent en Libye avant d’être redistribuées sur la côte.
Changement de dimension
Le gouvernement d’union nationale (GNA) de Fayez el-Sarraj a ainsi reçu des armes légères, des roquettes, et des munitions souvent de fabrication turque. La spectaculaire livraison d’au moins une trentaine de blindés turcs au profit du GNA marque un changement de dimension. Selon nos informations, ces BMC Kirpi prévus pour résister aux mines ont immédiatement été envoyés sur le front sud de Tripoli. Ils serviront aussi à protéger les villes de Zintan et Misrata.
« Les images publiées samedi sur les réseaux sociaux montrent des véhicules non armés, mais les affûts destinés à accueillir les mitrailleuses semblent bien avoir été montés sur les toits des véhicules. Ils étaient seulement recouverts d’une bâche verte lorsque les véhicules ont été débarqués », rapporte un observateur. Quoi qu’il en soit, ces blindés violent l’embargo sur les armes, car leur arrivée n’a pas fait l’objet d’une déclaration préalable auprès des Nations unies.
La mission Sophia, qui depuis 2016 doit contribuer « à la mise en œuvre, en haute mer, de l’embargo des Nations unies sur les armes » en plus de sa mission initiale de lutte contre les réseaux de passeurs, a vu son mandat prolongé jusqu’en septembre 2019. Mais depuis fin mars, plus aucun navire de guerre européen ne lui est affecté, ce qui techniquement rend les interceptions de cargos suspects quasi impossibles. En revanche, cinq avions de patrouille maritime européens, dont un drone Predator italien, seraient actifs. Et l’on imagine mal que le navire roulier Amazon Giurgulesti ait pu échapper aux caméras et aux capteurs de ces avions de renseignements.
RFI