Habituellement omniprésent sur la scène publique, le président tunisien n’a plus fait aucune apparition depuis le 23 mars. Une absence qui alimente rumeurs et spéculations.
Le 22 mars, veille de ramadan, le président Kaïs Saïed s’est déplacé à la mosquée de la Zitouna, espace cultuel phare de Tunis. C’est la dernière fois qu’il a été vu en public. Depuis, la page Facebook de la présidence, qui à l’accoutumée fait part de l’essentiel de l’activité présidentielle, semble figée au 23 mars. On sait pourtant que le chef de l’État tunisien a reçu Paolo Gentiloni, le 27 mars. Une information confirmée par deux communiqués émis par le commissaire européen à l’Économie, à l’occasion de son déplacement à Tunis. La délégation qui a accompagné le responsable européen au palais, sans être reçue, a attendu dans un salon la fin de la rencontre, et l’un de ses membres rapporte avoir entendu Kaïs Saïed, dont la voix est particulière. C’est l’ultime témoignage crédible concernant l’activité du président.
Depuis le 31 mars, les Tunisiens s’interrogent publiquement sur ce qu’il est advenu de leur président. À défaut d’informations données par les autorités, on spécule. En trois jours, la rumeur a enflé et s’est infiltrée sur tous les réseaux sociaux. Elle a démarré avec des « vœux de bon rétablissement » sibyllins pour devenir encore plus hermétique dans la soirée du 31 mars, avec des messages évoquant une « tachycardie ventriculaire polymorphe avec torsades de pointes ». Depuis, la formule sature les réseaux sans être très explicite. Renseignements pris, ce type de pathologie touche, notamment, des personnes suivant certains traitements médicaux.
Le précédent Essebsi
Aucun médecin, bien sûr, ne se hasarde à formuler le moindre avis. C’est donc la rumeur, toujours elle, qui remplit les cases manquantes. À en croire certaines sources, le président aurait eu un malaise après le départ de Gentiloni, ce qui aurait nécessité son admission à l’hôpital militaire de Tunis. Depuis, son état se serait amélioré et il serait actuellement de retour à Carthage, sous contrôle médical.
Interpellé sur le sujet par des journalistes, le ministre de la Santé, Ali Mrabet, a refusé d’évoquer l’état de santé du président. Il n’a sans doute pas voulu se substituer au général Mustapha Ferjani, ministre conseiller du président Saïed, qui a conservé son poste de chef de service de la réanimation à l’hôpital militaire de Tunis et qui, de par sa position, est sans doute celui dont la parole est la plus crédible. Comme cela avait été le cas lors des hospitalisations de Béji Caïd Essebsi.
Cette situation préoccupe et trouble d’autant plus les Tunisiens que, comme le fait remarquer un internaute sur les réseaux sociaux, « le président de la République disparaît des radars à un moment critique où la Tunisie est en pleine négociation internationale pour sa survie économique ». Difficile, là encore, de ne pas faire le parallèle avec les incertitudes dues aux difficultés constitutionnelles apparues au décès du président en exercice Béji Caïd Essebsi, en juillet 2019.
À l ‘époque déjà, il aurait théoriquement fallu qu’une Cour constitutionnelle constate la vacance de pouvoir et désigne un président par intérim, mais cette instance n’avait pas été créée en raison des embûches posées par Ennahdha. Malgré les pressions – en particulier la tentation d’un passage en force de l’ancien chef du gouvernement Youssef Chahed – , Mohamed Ennacer, président de l’Assemblée des représentants du peuple, avait finalement tranché et imposé, avec le soutien de l’hémicycle, une feuille de route pour aller à des élections présidentielles anticipées. Lesquelles ont été remportées par Kaïs Saïed.
Vide constitutionnel
Aujourd’hui, la question de la vacance de pouvoir revient, quoi que d’une autre manière, et révèle la faiblesse de la Constitution de 2022 sur ce point. Le texte voulu par Kaïs Saïed prévoit, dans ses articles 107 et 108, qu’en cas d’empêchement provisoire le président délègue ses pouvoirs au chef du gouvernement (lequel ne peut toutefois pas procéder à la dissolution des deux chambres du Parlement). L’article 109 quant à lui, énonce qu’ « en cas de vacance de la présidence de la République pour cause de décès, de démission, d’empêchement absolu ou pour toute autre cause, le président de la Cour constitutionnelle est alors immédiatement investi provisoirement des fonctions de président de l’État pour une période allant de quarante-cinq jours au moins à quatre-vingt-dix jours au plus. »
Mais comme en 2019, le problème est que la Cour constitutionnelle évoquée dans le texte n’a toujours pas été mise en place. Et pour tout compliquer, certains estiment que puisque le président Saïed a été élu et a prêté serment conformément à la Constitution de 2014, ce sont les règles de celle-ci – et non de celle adoptée en 2022 – qui doivent s’appliquer. Une interprétation qui, dans les faits, n’apporte rien de plus puisque même dans ce cas, il faudrait une Cour constitutionnelle.
Dans l’attente d’éclaircissement (ou d’une réapparition du président), l’heure est donc au vide constitutionnel. Une situation d’impasse qui commence à angoisser l’opinion. « Nous sommes conscients que ce qui se joue est grave et nous sommes en droit de savoir puisque, selon la Constitution, le peuple est souverain », assène, à titre personnel, un proche du Parti destourien libre (PDL). Il est l’un des rares à donner un avis alors que les partis politiques encore opérationnels, tout comme la société civile, ne se prononcent pas.
Confusion
Certains pages et comptes animés par des mouvements acquis à Kaïs Saïed en sont réduits à démentir les rumeurs via la diffusion d’anciennes photos, ce qui ne fait qu’alimenter une confusion qui ajoute à l’anxiété. D’autres rappellent que les demandes de diffusion d’un bulletin de santé du président n’ont jamais été suivies d’effet tandis que les plus optimistes, pour dédramatiser, rappellent qu’avant de prendre en main tous les pouvoirs, Kaïs Saïed avait l’habitude de se mettre en retrait à certaines périodes. D’autres enfin estiment que cette absence de la scène publique pourrait également être une réaction à la pression internationale qui enjoint le président à signer l’accord pour un prêt du Fonds monétaire international, dont l’octroi est conditionné à des réformes que le président perçoit comme une ingérence.
Les spéculations vont bon train mais jusqu’à présent, les Tunisiens continuent d’attendre une parole officielle. Qui aurait le courage de la prendre ? L’heure est pour l’instant au silence et à la Kasbah, siège de la primature, on continue à traiter les affaires courantes. Une attitude qui, avec le temps, risque de devenir de plus en plus surréaliste.
Source : Jeuneafrique