Pour l’anthropologue Jean-Pierre Olivier de Sardan, ce sont notamment la corruption, l’affairisme et le clientélisme qui expliquent le rejet des pouvoirs issus des élections dans certains pays africains. Jean-Pierre Olivier de Sardan a passé plus de cinquante ans à étudier les sociétés sahéliennes, notamment au Niger. Anthropologue, il a cofondé en 2001 à Niamey le Laboratoire d’études et de recherches sur les dynamiques sociales et le développement local (Lasdel). Son dernier ouvrage, La Revanche des contextes (éd. Khartala, 2021), revient en détail sur les ratés des politiques d’aide au développement. Un échec qui est allé de pair, en Afrique, avec celui de la démocratisation, explique-t-il.
Après plusieurs mois d’une relative accalmie, deux attaques meurtrières ont visé ces dernières semaines des militaires et des civils dans le sud-ouest du Niger. Quelle emprise ont les djihadistes dans cette zone proche des frontières du Mali et du Burkina Faso, où doit se redéployer une partie de l’opération « Barkhane » ?
Ils ont commencé à s’y installer progressivement depuis une dizaine d’années, à peu près sur le même terreau qu’au Mali. Tout en ayant des relais au sein des populations touaregs, les groupes djihadistes ont beaucoup recruté dans la minorité peule, marginalisée et plus rackettée que les autres par les forces de l’ordre. Comme de l’autre côté de la frontière, la violence se nourrit de plusieurs facteurs : la radicalisation religieuse, un chômage des jeunes important et des conflits locaux, notamment pour des questions foncières.
Dans les environs de Téra, près du Burkina Faso, ou au nord de Ouallam, les djihadistes exercent déjà une forme de contrôle indirect. Ils prélèvent la zakat [la dîme islamique] et collectent des taxes sur le bétail et certains marchés. Mais cela n’exclut pas des razzias dans les villages et des vols de troupeaux, ainsi que des massacres dont on peut penser qu’il s’agit aussi de règlements de comptes. L’élevage est un des principaux postes d’exportation du Niger. Il y avait deux gros marchés internationaux dans la région : l’un à Ayorou, au bord du fleuve, près de la frontière malienne, l’autre à Balleyara, à 100 km au nord-est de Niamey, où se rendaient des acheteurs venant du Burkina, du Mali, parfois même du Nigeria. Mais la guerre a perturbé cette économie.
« En affichant ouvertement sa volonté de discuter avec les djihadistes, le pouvoir nigérien se distingue de Paris »
Le président nigérien, Mohamed Bazoum, a amorcé ces derniers mois des discussions avec des éléments de l’Etat islamique au Grand Sahara (EIGS). D’anciens combattants de Boko Haram ont également été libérés. Cette politique de main tendue a-t-elle des chances de réussir ?
C’est très difficile à dire. A mon avis, il faut distinguer négociations à l’échelle nationale et pourparlers locaux. Dans des villes du centre du Mali comme Farabougou, des accords ont été conclus, mais ils ont conduit à reconnaître, de facto, le contrôle des djihadistes sur ces zones. Les Nigériens ne sont pas naïfs : ils savent bien qu’il faut mener la guerre, mais ne veulent pas fermer la porte à la diplomatie. Au Mali, les Français se sont formellement opposés à ce genre de négociations et c’était une énorme erreur, qui a été à juste titre perçue comme une atteinte à la souveraineté du pays. En affichant ouvertement sa volonté de discuter, le pouvoir nigérien se distingue de Paris. Ce n’est sans doute pas le but de cette politique, mais c’est bienvenu dans un contexte de fort sentiment antifrançais.
Cette défiance des opinions publiques ouest-africaines à l’égard de la France est-elle aussi forte à Niamey qu’à Bamako ?
La bavure des forces françaises à Téra, lors du passage dans cette ville d’un convoi de ravitaillement de « Barkhane » qui avait été bloqué plusieurs jours auparavant au Burkina Faso, a marqué les esprits. Trois personnes sont mortes, mais aucune enquête sérieuse n’a été engagée par Paris. C’est venu nourrir un sentiment antifrançais déjà très fort dans une partie de la jeunesse du fait de l’héritage colonial, de l’arrogance dont a pu faire preuve le président Macron vis-à-vis de ses homologues africains, de certaines survivances de la Françafrique… Mais ce rejet n’a pas été avivé au Niger comme il l’a été au Mali par le premier ministre malien, Choguel Maïga, servi, il faut le dire, par les déclarations intempestives et inopportunes des dirigeants français.
Il y a une particularité malienne du sentiment antifrançais, lié à ce qui s’est passé à Kidal en 2013 : quand les troupes de l’opération « Serval » ont libéré le nord du pays des djihadistes, elles ont empêché les militaires maliens qui les accompagnaient d’entrer dans la ville. La crainte d’une vengeance des forces maliennes, qui avaient dû fuir face à l’avancée des indépendantistes et de leurs alliés djihadistes quelques mois plus tôt, a été invoquée. Mais Paris a sans doute voulu aussi ménager les indépendantistes, du fait d’une ancienne complaisance à leur égard des services secrets français. Quoi qu’il en soit, ça a renforcé l’idée d’une complicité supposée de la France avec les partisans d’une partition du Mali. Une défiance alimentée par l’incapacité de « Barkhane » à produire des résultats visibles pour la population en matière de lutte contre le terrorisme. Diverses théories du complot se sont greffées là-dessus.
Dans ce contexte, le renforcement du dispositif hérité de « Barkhane » au Niger ne risque-t-il pas d’affaiblir le président Mohamed Bazoum ?
On voit bien que Paris marche sur des œufs. Bazoum, de son côté, ne veut pas apparaître comme un vassal de la France. Il n’en est d’ailleurs pas un, mais la présence française peut en effet le mettre en difficulté. Pour le moment, le plus compliqué à gérer, pour lui, c’est sans doute son propre camp, parce qu’il doit composer avec la vieille garde de Mahamadou Issoufou [au pouvoir de 2011 à 2021]. Je pense vraiment qu’il veut lutter contre la corruption en actes et non en mots et qu’il a une réelle volonté d’améliorer la gestion de l’Etat. Mais sa marge de manœuvre est réduite, même si à Niamey, qui lui était très hostile, il a gagné une certaine popularité en rompant avec les habitudes de son prédécesseur, dont les déplacements paralysaient régulièrement la ville, ce qui insupportait les habitants.
Niamey est désormais la seule capitale du Sahel central où siège un régime civil. Les coups d’Etat militaires qui se sont succédé ces derniers mois ont révélé une désillusion démocratique dans la région. Comment l’expliquer ?
L’avènement de la démocratie au Mali, comme ailleurs en Afrique au début des années 1990, a été le produit d’un mouvement populaire antidictature. Ce ne sont pas la France ou l’Europe qui l’ont imposée. Seulement, très vite, les élections sont devenues des systèmes de rentes, avec d’importantes distributions d’argent. Aucun gouvernant, au Mali comme au Niger, ne peut être élu ou réélu sans le soutien de ceux qu’on appelle pudiquement les « opérateurs économiques ». En d’autres termes, les gros commerçants locaux et les représentants des grandes entreprises nationales ou internationales. Les dirigeants sont à la fois acteurs et prisonniers de ce système de prébende. C’est cette corruption, associée à l’affairisme et au clientélisme, que rejettent les enfants de ceux qui manifestaient il y a trente ans contre les dictatures. La démocratie est perçue comme un échec.
« Envoyer les Français se faire voir, ça plaît à tout le monde, non sans bonnes raisons d’ailleurs »
Ce rejet va-t-il de pair avec une nostalgie pour les régimes de parti unique ?
Au Mali, l’actuel premier ministre, Choguel Maïga, ne cache pas son admiration pour Moussa Traoré [au pouvoir de 1968 à 1991], mais je ne pense pas qu’il y ait, dans la société ou la classe politique, de réelle nostalgie pour ce régime.
C’est différent au Niger, où les gens se souviennent de la présidence de Seyni Kountché [1974-1987] comme de l’époque qui a précédé la crise économique et les politiques d’ajustement structurel. C’était un temps où l’arachide et l’uranium se vendaient bien. Il y avait beaucoup moins d’écoles et de centres de santé, mais le service était de meilleure qualité. Il existe de multiples anecdotes sur la rigueur de Kountché, comme le fait qu’il téléphonait tôt le matin pour voir si les gens étaient au bureau. L’aspect tyrannique de ce pouvoir a été oublié. Le régime dictatorial est aujourd’hui associé au sens de l’Etat, alors que la démocratie est associée à la décadence des services publics fondamentaux, notamment l’école, qui est dans un état catastrophique, mais aussi la santé, la justice ou la sécurité.
Au Mali, les militaires jouent à fond sur la fibre nationaliste. Envoyer les Français se faire voir, ça plaît à tout le monde, non sans bonnes raisons d’ailleurs. J’ai rarement observé un tel sentiment antifrançais et autant d’enthousiasme pour les gens au pouvoir. Même dans les cercles intellectuels et au sein de la diaspora malienne, on voit en eux de nouveaux Sankara [président du Burkina de 1983 à 1987], en oubliant l’état délabré et la corruption endémique de l’armée malienne.
Le retrait des troupes de « Barkhane » du Mali n’est-elle pas aussi révélateur de l’échec des politiques de développement adossées aux interventions militaires ?
Injecter de l’argent dans un système corrompu ne règle rien. Au contraire, les choses empirent et une dépendance à l’aide s’installe. C’est un cercle vicieux qui, en plus d’alimenter la corruption, crée des situations complètement paradoxales. Par exemple, depuis la déclaration de Paris en 2005, les bailleurs de fonds accordent beaucoup d’importance au renforcement des Etats. Mais ce sont ces mêmes institutions qui recrutent à tour de bras les meilleurs cadres. Depuis vingt ans, au Niger, une part considérable des personnels de catégorie A ont quitté la fonction publique pour rejoindre des ONG ou des institutions internationales, devenant à leur tour des reproducteurs de l’industrie du développement.
A mon avis, la solution n’est pas chez les bailleurs de fonds, mais dans les pays récipiendaires. Les réformes de l’extérieur ne peuvent réussir, il faut des réformateurs de l’intérieur. Si les gouvernements africains avaient des stratégies claires de développement économique et d’investissement, ils auraient les capacités de modifier les canaux et les formes de l’aide. Paul Kagame est parvenu à le faire au Rwanda, dans un cadre à la fois très autoritaire et néolibéral. Il a montré qu’il était capable de dire non et d’imposer ce que lui voulait.
Elise Barthet
Le Monde