JUSTICE. Trente-sept ans après la mort du militant antiapartheid Neil Aggett, l’Afrique du Sud autorise la réouverture de l’enquête policière.
Le 5 février 1982, Neil Aggett, est retrouvé mort, pendu à une écharpe, dans sa cellule du commissariat John Vorster Square de Johannesburg. Ce jeune médecin blanc de 29 ans, syndicaliste et militant antiapartheid, n’a pas survécu à ses 70 jours de détention. Au bout de 42 jours d’enquête, la police clôt le dossier. Pour le magistrat de l’époque chargé de l’affaire, Pieter Kotze, personne n’est responsable de la mort du détenu. C’est un suicide. Mais la famille, elle, défend une tout autre version de l’histoire. Pour elle, Neil Aggett a succombé après des semaines de torture, pratiquée dans les locaux de la Security Branch, la police spéciale de l’apartheid. C’est pour enfin faire émerger la vérité sur cet épisode sombre du régime raciste que le parquet général sud-africain, la National Prosecution Authority (NPA), a décidé de rouvrir l’enquête, ce lundi 20 janvier, huit mois après l’accord du ministre de la Justice, Michael Masutha.
Électrocution et asphyxie à l’origine de la mort d’Aggett
Pendant cinq semaines, la NPA, présidée par le juge Motsamai Makume, va donc se replonger dans l’affaire. Elle s’appuiera notamment sur les informations récoltées par la Commission Vérité et Réconciliation (TRC) mise en place de 1996 à 1998, et destinée à faire la lumière sur les crimes de l’apartheid. D’après des documents consultés par le journal sud-africainDaily Maverick, c’est une équipe dirigée par le major Arthur Cronwright et le lieutenant Stephan Whitehead qui est à l’origine des sévices subis par Neil Aggett. Les deux fonctionnaires, morts aujourd’hui, ont torturé à l’électricité, étouffé avec une serviette et battu le militant durant toute sa détention.
Une version corroborée par les témoignages d’autres prisonniers détenus avec lui, ayant subi les mêmes sévices. Pourtant, à l’époque du traitement de l’affaire par la TRC, les policiers ne sont pas condamnés, même s’ils sont reconnus responsables « de la condition mentale et physique du Dr Aggett qui l’a conduit à se suicider ». Insuffisant pour les proches de la victime, qui, aujourd’hui, veulent que la responsabilité des deux agents soit reconnue. Et que la cause officielle de la mort, le suicide, soit reconsidérée.
Les accusations du fils de Steve Biko
Pour le fils de la figure antiapartheid Steve Biko, Nkosinathi Biko, c’est une rengaine bien connue de ces services. « Les explications sont toujours les mêmes, peut-on lire dans le journal en ligne Times Live. La victime a soit sauté par la fenêtre, généralement située assez haut pour justifier sa mort, soit elle s’est pendue, soit elle a glissé sur un pain de savon. » Pour l’avocat de la famille de Neil Aggett, la situation est claire : « L’ancienne branche de la sécurité de la police sud-africaine était une organisation profondément corrompue, a-t-il affirmé lors de son intervention devant le parquet. La fabrication à grande échelle de preuves et la tromperie étaient de coutume. [Les policiers] étaient maîtres de la dissimulation. »
Aggett, l’histoire d’une prise de conscience…
Avant son arrestation, Neil Aggett menait une vie bien remplie, entre son activité de médecin et son engagement au sein du syndicat des salariés de l’industrie alimentaire (FCWU). Natif de Nanyuki, au Kenya, il a suivi toute sa scolarité en Afrique du Sud. Les premiers mois de sa carrière de médecin, après des études à l’université du Cap, ne sont pas faciles pour ce locuteur du zoulou. Car Neil Aggett se confronte à la réalité vécue par les Noirs sous le régime de l’apartheid dans les hôpitaux qui leur sont réservés à Umtata, dans la province du Cap-Oriental ou encore à Tembisa. Pour aller plus loin dans son action, il s’engage dans le syndicalisme, et plaide, au sein de la branche Transvaal du FCWU, pour les droits des travailleurs. C’est pour son implication dans la cause des travailleurs qu’il devient une cible de la police sud-africaine, qui finira par l’arrêter à la fin de l’année 1981.
… comme celle de Timol
Son histoire rappelle celle d’un autre militant de son époque, Ahmed Timol, dont le dossier a également été rouvert. Pour lui aussi, la police avait conclu à un suicide. Le jeune homme se serait jeté de la fenêtre du commissariat John Vorster Square. Près de 47 ans après les faits, grâce au combat de sa famille pour la vérité, un policier à la retraite a été inculpé en 2018 pour le meurtre du jeune enseignant. Une première dans les annales judiciaires locales. Et qui pourrait déboucher sur la réouverture d’autres affaires passées elles aussi par la TCR, comme celle de Neil Aggett. « En 2015, il a été révélé qu’une ingérence politique avait influencé les investigations de l’époque, explique Kylie Thomas, chercheuse à l’université de l’État-Libre à Bloemfontein. Depuis, le gouvernement sud-africain fait de plus en plus pression pour rouvrir des affaires non résolues, et pourtant passées par la TCR. »
Bientôt, un chapelet de réouvertures d’enquêtes ?
Une initiative encouragée d’ailleurs par les anciens commissaires de la Commission, qui « en 2019 ont écrit une lettre au président Cyril Ramaphosa en ce sens », raconte-t-elle. Grâce à eux, et aux efforts sans discontinuer des membres de la famille d’Ahmed Timol, de Steve Biko, d’Abdullah Haron et de Nokuthula Simelane notamment, la réouverture des crimes politiques commis sous l’apartheid devient une réalité. Elle restaure, par là même, « la confiance des Sud-Africains dans le système judiciaire de leur pays », souligne Kylie Thomas. Et les amène à penser que, « finalement, justice est rendue ».
Par Marlène Panara