En Côte d’Ivoire, comme dans de nombreux pays d’Afrique, les maladies non transmissibles (MNT) sont en augmentation constante et constituent désormais une des causes majeures de décès. En 2018, selon l’Organisation mondiale de la santé (OMS), 37 % des décès dans le pays étaient liés aux MNT (cancers, pathologies cardio-vasculaires, respiratoires, métaboliques, etc.). En 2017, le diabète a tué plus de 300 000 Africains et, selon les projections, 41 millions de personnes seront diabétiques en 2045 sur le continent. Avec une augmentation de 156 % des cas en moins de trente ans, l’Afrique sera alors la région du monde avec la plus forte progression de la maladie. Une véritable bombe à retardement que peu d’Etats africains semblent capables de désamorcer, et une menace pour la santé mondiale que les pays du Nord ont encore bien du mal à reconnaître.
Comme environ 70 % des personnes diabétiques en Côte d’Ivoire, la mère d’Issaka a découvert sa maladie lors d’une complication : « C’était en 2014, à cause d’une plaie qui ne guérissait pas malgré les remèdes du tradithérapeute. Elle a dû se rendre à l’hôpital. Les dommages à son pied étaient tels qu’elle a dû être amputée. » A partir de ce moment, c’est la vie de toute la famille qui a été bouleversée. Faute de couverture sociale, réservée pour l’heure aux salariés de certaines entreprises privées et aux fonctionnaires, insuline et antidiabétiques oraux restent à la charge du patient. Issaka déboursait ainsi environ 30 000 francs CFA (45,7 euros) chaque mois pour le traitement de sa mère, soit la moitié du salaire minimum en Côte d’Ivoire.
« En plus des changements d’alimentation,
c’est la sédentarité grandissante dans la population ivoirienne qui nourrit aussi l’épidémie de maladies métaboliques à laquelle nous faisons face », Pr Jacko Abodo, CHU de Yopougon
Mais le diabète génère aussi de nombreux coûts annexes (analyses, consultations de suivi, mesures de glycémie…) qui pèsent lourd sur le budget des patients et des familles, pour lesquelles acheter une nourriture adaptée est déjà souvent un problème. S’approvisionner en fruits et légumes n’est pas toujours facile à Abidjan, il faut parfois faire plusieurs kilomètres, et leur conservation reste problématique. Tout comme celle de l’insuline. « Ma mère n’avait pas de frigo, c’était trop cher. On a donc acheté une glacière qu’on rechargeait régulièrement en glace, raconte Issaka. On s’est réparti tous ces frais avec mes frères ; une personne toute seule ne peut pas payer, c’est trop ! »
Même dans les hôpitaux publics, les Ivoiriens doivent payer pour avoir accès à une prise en charge. Après quelques mois de gratuité des soins, décrétée lors de l’arrivée au pouvoir du président Ouatarra, la situation s’est rapidement compliquée. « Nous faisons les ordonnances aux patients hospitalisés et les familles vont acheter ce qu’il faut dans les pharmacies alentour, explique, dépitée, la docteure Adélaïde Hué, chef de clinique dans un des CHU d’Abidjan. Pour beaucoup, c’est impossible de se payer tout cela, alors quand il y a des tradithérapeutes qui leur font miroiter de les guérir pour quelques milliers de francs, il n’y a pas photo ! »
« S’il n’y a pas d’urgence, la plupart des gens ne voient pas de médecin, confirme un médecin du CHU de Cocody. Ils n’arrivent à l’hôpital que quand les tradithérapeutes ont échoué, et il est souvent trop tard. » Diagnostic tardif et manque de traitement sont responsables d’un nombre important de complications sévères (coma, insuffisance rénale, cécité, gangrène…) qui conduisent à des handicaps lourds, avec des répercutions économiques et sociales majeures. « Nous appuyons sur cet aspect pour faire comprendre qu’il ne faut pas négliger le diabète et se faire dépister quand c’est possible, explique Abdul Beité, fondateur de l’ONG abidjanaise Action santé. On explique que la prévention est importante car quand la maladie arrive, c’est souvent toutes les économies du foyer qui y passent .»
L’ONG, fondée il y a tout juste dix ans, tente tant bien que mal d’apporter du soutien aux patients diabétiques, à Abidjan mais aussi dans des zones rurales du pays. Avec quelques collaborateurs, Abdul Beité organise des journées de sensibilisation, avec des mesures de glycémie, mais l’ONG ne reçoit aucun soutien de l’Etat et les dons sont rares. « Ici les gens ont un proverbe : “Aide neuf pauvres et sois sûr d’être le dixième.” C’est très représentatif de la situation. La solidarité ne fonctionne plus car on n’a même plus les moyens de s’entraider », confie un des membres de l’ONG.
Pourtant la prévention devrait être un pilier de la lutte contre le diabète de type 2, qui représente plus de 90 % des cas de diabète en Côte d’Ivoire, comme dans la plupart des pays du monde. Liée aux changements des modes de vie qui touchent les populations africaines, cette pathologie est en partie évitable. « Mais il y a encore beaucoup d’a priori sur le diabète ici. Beaucoup de gens pensent qu’il s’agit uniquement d’une maladie “de vieux ou de riches” et se croient donc à l’abri. Pourtant, toutes les couches de la population sont désormais touchées, et de plus en plus de jeunes », souligne le docteur Béranger Kouamé, responsable d’une consultation diabète et hypertension à l’hôpital général de Bonoua, à une cinquantaine de kilomètres à l’est d’Abidjan.
Le poids de l’urbanisation galopante
Le médecin fait un constat sans appel sur la transition alimentaire qui frappe la Côte d’Ivoire : la nourriture traditionnelle est de plus en plus remplacée par des produits industriels, trop gras, salés et sucrés. Les sodas, biscuits, bonbons et snacks sont en effet omniprésents sur les petits étals disséminés au bord de la route principale qui traverse la bourgade. Dans les supermarchés des quartiers populaires d’Abidjan, la taille démesurée des pots de pâte à tartiner au chocolat laisse songeur, presque autant que l’étiquetage de certains produits. Ainsi peut-on lire sur les yaourts, bien difficiles à avaler pour un palais européen tant le sucre y est présent : « Lait, sucre », sans aucune indication sur les proportions, l’étiquetage n’étant pas obligatoire.
Le pain blanc est aussi devenu un élément quotidien de l’alimentation des Ivoiriens, comme les croissants et autres viennoiseries aux piètres qualités nutritionnelles. « Nous observons cela partout : l’industrie agroalimentaire dépense énormément en marketing afin que le consommateur se sente valorisé en achetant ces produits, et c’est d’une efficacité redoutable, notamment sur les plus jeunes », confirme Stéphane Besançon, directeur de l’ONG Santé diabète, déployée dans différents pays d’Afrique, dont le Mali et le Burkina Faso.
« En plus des changements d’alimentation, c’est la sédentarité grandissante dans la population ivoirienne qui nourrit aussi l’épidémie de maladies métaboliques à laquelle nous faisons face », relève le professeur Jacko Abodo, chef du service d’endocrinologie et diabétologie du CHU de Yopougon et président de l’association Obésité diabète de Côte d’Ivoire. Une sédentarité largement favorisée par l’urbanisation des populations. Jusqu’à un tiers de la population serait en surpoids dans les grandes villes africaines. En 2009, 40 % des Africains vivaient en zone urbaine. Un chiffre qui devrait atteindre les 60 % d’ici à 2050. Abidjan accueille déjà presque un quart des 24 millions d’habitants du pays. Bien que des lignes de bus existent, la plupart des Abidjanais se déplacent avec leur propre voiture, en taxi, partagé à cinq ou six parfois, ou en minibus, malgré les embouteillages qui engorgent la ville du matin au soir. « On observe le même phénomène à Bamako : se déplacer à pied est souvent perçu comme réservé aux pauvres », relève Stéphane Besançon.
« En Côte d’ivoire, moins de 10 % de la population bénéficie d’une couverture sociale, malgré l’inscription dans la loi d’une couverture maladie universelle depuis 2014 »
A Abidjan, la promotion de l’activité physique démarre doucement sous l’impulsion notamment de quelques associations. « Les femmes sont les plus touchées par le surpoids et l’obésité, or ce sont celles qui font le moins d’activité, surtout dans les milieux les moins aisés,souligne Aïssata Guindo, assistante médicale à Action santé. On essaie de leur expliquer que transpirer c’est bon pour leur santé et qu’il faut essayer de marcher un quart d’heure puis trente minutes tous les jours. » Mais force est de constater que marcher ou courir dans Abidjan peut relever de l’exploit, tant rien n’y a été pensé pour les piétons. Un parc national de 3 500 hectares se trouve pourtant à quelques kilomètres seulement du centre-ville… mais impossible d’y accéder sans voiture !
Petit à petit, des salles de fitness commencent à fleurir dans la métropole. « Créer des partenariats avec ces structures pourrait permettre de favoriser la prévention, voire l’activité physique adaptée pour les patients en surpoids ou diabétiques. Mais cela nécessite que le personnel soit formé et donc que le ministère des sports et celui de la santé travaillent ensemble », suggère le docteur Prince-Igor Any-Grah, généraliste et président de l’Association des médecins d’entreprise de Côte d’Ivoire.
« Depuis la fin du XIXe siècle, les indicateurs de santé sont globalement plus favorables dans les villes que dans les campagnes. Mais les populations urbaines sont aussi exposées à des facteurs de risques particuliers, la pollution atmosphérique notamment,note Géraldine Duthé, chargée de recherche à l’Institut national d’études démographique (INED), spécialiste de la transition sanitaire en Afrique de l’Ouest. Actuellement plus de 90 % des décès dus à la pollution de l’air se produisent dans des pays à revenus faibles ou intermédiaires, en Asie et en Afrique principalement. » Quelques trajets sur le périphérique d’Abidjan suffisent à ressentir la piètre qualité de l’air. Or, en plus de son impact sur la santé respiratoire, la pollution atmosphérique est désormais reconnue comme un facteur de risque à part entière dans les pathologies cardio-vasculaires et métaboliques, dont le diabète.
Focalisés durant des décennies sur la gestion des épidémies de maladies infectieuses, la plupart des systèmes de santé africains ne sont pas aptes à faire face à la transition sanitaire en cours. Si rien n’est fait, très peu seront à même d’atteindre les objectifs de développement durable (ODD) en santé fixés par l’OMS pour 2030. Augmenter les ressources domestiques allouées à la santé est une urgence. La Côte d’Ivoire, qui a pourtant relevé significativement son budget, ne consacre guère plus de 5 % de son PIB à la santé. Moins de 10 % de la population bénéficie d’une couverture sociale, malgré l’inscription dans la loi d’une couverture maladie universelle (CMU) depuis 2014. « La CMU est un objectif à atteindre, mais c’est très compliqué, et il faut être vigilant. Il ne faut pas aboutir à des paniers de soins ultra-limités qui ne couvrent finalement rien ou presque », prévient Pierre Salignon, responsable de la division des partenariats avec les organisations de la société civile (OSC) à l’Agence française pour le développement (AFD). Rares en effet sont les pays qui intègrent les maladies chroniques, coûteuses, dans leur couverture sociale quand elle existe.
Absence de fonds spécifique
Le Cap-Vert, qui a déployé un plan national de lutte contre le diabète, a largement facilité l’accès à un certain nombre d’insulines et d’antidiabétiques. « Selon leur situation et leurs revenus, les patients sont couverts par une assurance maladie ou reçoivent une aide de l’Etat, explique la docteure Carla Guiomar, présidente de l’Association de patients diabétiques de l’île de São Vicente, dans le nord de l’archipel. Ici, l’accès aux médicaments n’est plus un problème, par contre il faudrait aider les patients à acheter le matériel et les consommables pour réaliser des mesures régulières de glycémie. » Le Mali fait également figure de bon élève : « Nous sommes très contents du travail que nous avons mené avec l’Etat pour arriver à faire prendre en charge à hauteur de 70 % à 80 % les soins des patients diabétiques. Mais pour l’heure, seuls les salariés sont couverts, soit moins de 20 % des patients », note Stéphane Besançon.
La lutte contre les maladies chroniques reste également le parent pauvre de l’aide internationale. Or, la plupart des acteurs de terrain en sont d’ores et déjà persuadés : il n’y aura pas d’équivalent du Fonds mondial de lutte contre le sida, la tuberculose et le paludisme pour les MNT. Si les progrès obtenus contre l’épidémie de VIH-sida et le paludisme n’auraient pas été possibles sans ce fonds, il lui est aussi régulièrement reproché de monopoliser les ressources internationales (environ 5 milliards de dollars en 2017) en direction de seulement trois maladies. Pour la première fois cette année, une partie du budget devrait être allouée au renforcement global des systèmes de santé.
« Nous avons trop longtemps travaillé en silo, or on sait que ça ne fonctionne pas. L’heure n’est plus à opposer les maladies, mais à trouver des systèmes de financement innovants ! Il faut que tous les acteurs du domaine puissent interagir, et que les patients prennent leur place. Ce sont eux qui ont fait bouger les lignes dans le VIH », rappelle Erick Maville, directeur général de l’association Santé en entreprise (SEE).Depuis octobre 2018, l’association a déployé avec plusieurs entreprises ivoiriennes un programme qui propose des journées de dépistage multi-maladies, du VIH à l’hypertension en passant par la tuberculose et le diabète. « Cela réduit les coûts, permet des cofinancements avec le Fonds mondial et c’est surtout beaucoup plus efficace auprès des populations. »
Au Mali, Santé diabète propose aussi, en collaboration avec l’association Wale, des sensibilisations croisées VIH et diabète. « Les diabétiques ont, comme tout un chacun, besoin de s’informer sur le VIH, et les patients séropositifs traités sont plus à risque de développer un diabète. Articuler la prévention et les prises en charge de ces maladies relève donc du bon sens », insiste Pierre Salignon, qui rentre tout juste d’une visite au Mali. « A l’AFD, on voit de plus en plus d’Etats se rapprocher de nous pour que nous les aidions sur des problématiques en lien avec les MNT. La prise de conscience est là et les choses sont en train de changer. »
Des changements qui s’amorcent également au sein des grandes ONG, actives habituellement en situation de crises ou d’épidémie. « Les remontées de terrain des équipes engagées sur les zones de conflit en Syrie ont beaucoup nourri la réflexion entreprise depuis quelques années à Médecins sans frontières [MSF] sur les maladies chroniques et les cancers. On a vu énormément de patients en rupture de traitements, avec des conséquences dramatiques », rapporte la docteure Claire Rieux, coordinatrice de l’oncologie à MSF.
Reste à savoir si les décideurs politiques vont eux aussi engager un virage concret en faveur de la lutte contre les MNT, à commencer par la France. Le pays sera particulièrement en vue cette année sur la scène de la santé mondiale puisqu’il présidera en août le sommet du G7, consacré à la lutte contre les inégalités, avec un intérêt particulier pour les pays africains, et que Lyon accueillera en octobre la Conférence de reconstitution des ressources du Fonds mondial. Fin janvier, Olivier Véran, Hervé Berville et Michèle Crouzet, tous trois députés La République en marche, ont réuni un panel d’experts pour une matinée de débats organisée à l’Assemblée nationale sur le thème de l’urgence des maladies non transmissibles. Une initiative saluée par de nombreux membres de la société civile qui attendent désormais que la France se positionne pour affirmer une approche intégrée afin de renforcer durablement les systèmes de santé et cesser d’exclure des millions de malades.