Surprise ! C’est entre les filets du journal de la télévision nationale, dans la nuit du 7 septembre, que j’ai appris la mort, suivie de l’enterrement du journaliste Mohamed Souda Yattara. Surprise, car j’attendais Souda, c’est ainsi que tout le monde l’appelait, dans mon bureau, le lundi suivant pour finaliser les termes d’une consultation sur l’élaboration d’une stratégie de communication. Mon dernier contact avec Souda a été une conversation téléphonique, le vendredi, à dix heures tapantes. Avec son verbe saccadé, il me fit comprendre que « petit frère, je ne me sens pas bien aujourd’hui ; mais le lundi, je passe te voir et on va en parler, s’il plait à Dieu ». Je lui souhaitais une bonne santé. C’était, sans le savoir, notre dernier entretien.
En de pareilles circonstances, comment ne pas admettre la fugacité de l’individu, l’impuissance de l’être par rapport à son destin, car la ligne entre la vie et la mort est si mince, si mince que le fractionnement du temps ne peut l’exprimer dans toute sa dimension. Que faire d’autre que d’autre que d’admettre cette finitude !
Devant cette disparition subite, je ne puis que m’incliner, non pas sur la dépouille, mais sur la mémoire d’un aîné, d’un journaliste d’une grande culture qui guidât mes premiers pas dans le métier.
J’ai rencontré Souda en 1994. J’entamais alors un nouveau virage dans ma carrière de journaliste au journal » Le Républicain « . Souda était déjà un » dos argenté « qui après avoir fourbi ses armes dans les colonnes de » L’Essor « , s’est porté sur la résolution de la problématique du développement rural, à côté du ministre Modibo Traoré.
Avec Souda, je fis ma véritable pratique d’une caravane de presse quand nous allâmes à Tombouctou, à l’assaut des lacs asséchés et des pâturages compromis par les changements climatiques, à Tombouctou. Moriba Coulibaly (L’Essor), Mahamadou Koné (de l’ORTM, qui avait pour cadreur Koureissy de l’unité de communication de la CMDT), Bréhima Touré (Les Echos) et moi allions être pendant dix jours les compagnons d’une grande aventure qui allia la pratique du journalisme, la couverture médiatique classique, à la découverte de l’histoire et de la géographie d’une partie de notre territoire national que nous croyions tous connaître et dont nous étions d’une ignorance totale. Vanité ! Vaine prétention, car le Mali n’est pas que dans les livres ou sur les cartes postales.
Et nous voici en route. Nous découvrîmes Nampala. Nous arrivâmes à Léré. En cours, notre chauffeur, d’un coup de dextre mit fin aux jours d’un porc et pic aussi haut qu’un cabri de dix huit mois. Nous eûmes, le temps de déguster ce gibier, à Tombouctou, par la grâce des fourneaux de l’épouse de Niarga KEITA, alors lancé dans une guerre impitoyable contre les bancs de sable !
Et nous voici sur les chenaux d’alimentation de la grande mère continentale qu’est le lac Faguibine, le lac » noir « . Ici et partout, nous apprîmes que les soninkés sont passés ici bien avant beaucoup de paltoquets qui, de nos jours, revendiquent un territoire sur lequel leurs aïeux n’ont pu que mener des coups de razzias.
Et nous voici, de mémoire, à Farach, à Gargando, et jusqu’à Ras El ma, » la tête « , » la lame « ou la » pointe de l’eau « . L’intrépide Sonni Ali Ber y laissa ses empreintes avec la fondation d’un canal par lequel il s’entendait allait parler à tous les » pillards » et à tous les » brigands « qui écumaient la zone à partir de de la berbérie turbulente. Ce canal est la preuve que les multiples usages de l’eau étaient déjà connus et des techniques de maîtrise en œuvre, à travers l’encaissement du cours et des voies d’irrigation. Mais Sonni était avant tout un guerrier qui avait juste perçu la dimension stratégique de l’eau. Aujourd’hui, le canal de Sonni est un ouvrage d’irrigation qui défie le temps. Quand des siècles après, la cantatrice Fissa Maïga a chanté Djiri Marié, elle ne fait qu’ouvrir nos yeux hagards sur la portée du savoir local, éberlué par la foudroyante sècheresse de 1973, » l’année de la grande fatigue » ! Ne dit-elle pas, aux politiques, que la rareté des pluies ne peut plus être brandie pour justifier la famine ?
Et nous voici à M’Bouna qu’il a fallu atteindre après une gigantesque épreuve de navigation. Le lieu est aujourd’hui asséché. Dans un passé récent, il était d’un vert émeraude, comme en témoignent les carapaces de crustacés qui comme des tessons de verre vous disent qu’il y a peu, nous étions dans une zone totalement humide. Il y a encore à M’Bouna des noms de famille qui sans équivoque sont illustratifs de la pratique de la pêche : Konta, Kanta, Kané, Kontao…Et quand vint la sèheresse, M’Bouna , jadis agricole, s’est reconvertie. Elle n’a pas attendu nos grands savants pour découvrir que l’immigration, » le voyage » était une très bonne technique d’adaptation aux changements climatiques. Le chef de village, le » Amirou « de Mbouna nous apprit que tout » son peuple » est à Bamako, à Bozola Lampani Koro, propriétaire de plusieurs commerces. Son » peuple » est aussi à « Ndakarou « , la capitale du Sénégal, où il s’est spécialisé dans le service du café en plein air. Ce sont les » maiga « qui ont fini par désigner tous les professionnels du secteur. Et ce peuple n’a pas voyagé pour ne pas revenir. Il apporte un soutien substantiel aux parents restés sur place.
Et nous voici à Tombouctou, où on nous montra les dernières limites du fleuve Niger qui venait asperger, au bon vieux temps, les pieds de la ville. « Ba djindé « , nous dit-on, était un endroit où les hippopotames s’attaquaient aux pirogues et les brisaient.
A Tombouctou, je découvris, entre autres joyeusetés sur la consommation de l’alcool, au détour d’une conversation, Ismaêl Diadié HAIDARA, un polymathe qui s’évertuait à caractériser la présence de ses ancêtres juifs dans le peuplement de la zone. Documenté, comme un moine bénédictin, en marge de l’objet de la caravane, je rédigeais un papier sur « l’éveil « (c’est le doyen Aly Badara KEITA qui trouva la manchette) « de la conscience juive à Tombouctou « . Et me voici célèbre subitement, car l’histoire des » juifs oubliés de Tombouctou » venait de refaire surface à travers les dépêches d’agence, les radios internationales et le Courrier International.
Et soudain on se mit à penser au rabbin Mardoché Abi Serour qui a séjourné, avec ses frères, dans la cité. Et soudain, des granges des bibliothèques familiales sortirent des documents authentiques, des reconnaissances de dettes, des attestations certifiées issues de transaction avec des mentions en arabe et en hébreux ! Et voilà qu’on se souvient qu’à Tombouctou a existé une maison, la » maison des juifs « , » Al ya houdou hou « !
Au cours de ce périple, sans jamais interférer dans notre travail, Souda veillait à ce que nos conditions de travail soient bonnes. Régulièrement, il organisait des séances de partage entre les techniciens et nous. Régulièrement, il nous fit avoir des échanges avec le ministre entouré de son staff.
Ce professionnel d’une grande humilité était là au bon moment. Et depuis nous apprîmes à nous connaître profondément. Lui n’hésitant pas appeler un cadet pour le féliciter ou attirer son attention sur tel ou tel aspect d’un article. Il partageait son savoir issu d’une longue pratique. Féru de lettres classiques, il avait le souci du mot juste et de la hiérarchisation dans les idées. Le journalisme pour lui était d’abord au service de la libération de l’homme.
Il faut informer, informer et informer, aimait-il répéter. Et dans cet exercice, il a choisi comme violon la plume. Et il écrivait si bien ! Même appointé au service de communication de la présidence de la République, Souda restait toujours accessible. Avec sa disparition, je perds personnellement un grand frère. Puisse Allah l’accueillir dans son palais ; celui des justes.
Ibrahima MAIGA