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La démocratie américaine peut-elle revenir ?

Les États-Unis incarnent depuis longtemps un bastion de la démocratie. Ce pays a défendu la démocratie aux quatre coins du monde. Il a combattu, à grands frais, pour la démocratie contre le fascisme en Europe pendant la Seconde Guerre mondiale. Ce combat a lieu à présent sur le sol américain.

Les références de l’Amérique en tant que démocratie ont toujours été légèrement entachés. Les États-Unis ont été fondés comme une démocratie représentative, mais seule une petite fraction de ses citoyens – la plupart du temps des hommes propriétaires blancs – étaient en droit de voter. Après l’abolition de l’esclavage, les personnes blanches du Sud de l’Amérique ont lutté pendant près d’un siècle pour empêcher les Afro-américains de voter, en utilisant des impôts locaux et des tests d’alphabétisme, par exemple, pour rendre le vote inaccessible aux pauvres. Leur droit de vote a été garanti près d’un demi-siècle après l’affranchissement des femmes en 1920.
Les démocraties limitent à juste titre la domination de la majorité. C’est pour cela qu’elles conservent certains droits fondamentaux comme inaliénables. Mais aux États-Unis, ce raisonnement est perverti. La minorité domine la majorité, avec peu d’égards pour leurs droits politiques et économiques. Une majorité d’Américains veulent un contrôle sur les armes à feu, une augmentation du salaire minimum, un accès garanti à l’assurance maladie et une meilleure réglementation des banques qui ont provoqué la crise de 2008. Pourtant tous ces objectifs semblent hors d’atteinte.
Une partie de l’explication à cela s’enracine dans la Constitution des États-Unis. Deux des trois présidents élus durant ce siècle ont assumé leur mandat, même après avoir perdu le vote populaire. Sans le Collège électoral, inscrit dans la Constitution à la demande instante des États esclavagistes moins peuplés, Al Gore serait devenu président en 2000 et Hillary Clinton en 2016.
Mais le recours du Parti Républicain à la baisse du nombre d’électeurs, au redécoupage des circonscriptions électorales et à d’autres efforts semblables de manipulation électorale, ont également contribué à s’assurer que la volonté de la majorité soit mise en échec. L’approche de ce parti est peut se comprendre : après tout, l’évolution démographique désavantage les Républicains durant les élections. Une majorité d’Américains seront bientôt non blancs. En outre, un monde et une économie du XXIème siècle sont irréconciliables avec une société dominée par les hommes. Les régions urbaines où vivent la majorité des Américains, au Nord comme au Sud, ont appris la valeur de la diversité.
Les électeurs dans ces secteurs de croissance et de dynamisme ont également vu le rôle que le gouvernement peut et doit jouer pour amener la prospérité partagée. Ils ont abandonné les doctrines du passé, parfois presque du jour au lendemain. Dans une société démocratique, par conséquent, le seul moyen pour qu’une minorité (qu’il s’agisse de grandes sociétés qui tentent d’exploiter les travailleurs et les consommateurs, ou des banques qui tentent d’exploiter les emprunteurs, ou de ceux plongés dans le passé qui tentent de recréer une époque révolue), puisse conserver sa domination économique et politique, consiste à affaiblir la démocratie elle-même.
Cette stratégie compte de nombreuses tactiques. En plus de soutenir une immigration sélective, les élus Républicains cherchent à empêcher les électeurs Démocrates potentiels de s’inscrire sur les listes électorales. De nombreux d’États contrôlés par les Républicains ont institué des exigences d’identification contraignantes dans les bureaux de vote. Certaines administrations locales ont exclu ces catégories d’électeurs des listes électorales, ont réduit le nombre de bureaux de vote ou leurs heures d’ouverture.
Il est frappant de voir à quel point l’Amérique complique le fait de voter, d’exercer le droit fondamental de la citoyenneté. Les États-Unis sont l’une des rares démocraties à organiser des élections un jour ouvrable plutôt qu’un dimanche, ce qui complique évidemment le fait de voter pour les personnes qui travaillent. Cela contraste avec d’autres démocraties, comme l’Australie, où les citoyens ont l’obligation de voter, ou avec certains États comme l’Oregon, qui facilitent le vote par scrutin postal.
En outre, un système d’incarcération de masse qui continue de cibler les Afro-américains  a toujours eu une triple fonction dans l’histoire. Hormis le fait de fournir une main d’œuvre à bas prix et d’entraîner une baisse des salaires (même aujourd’hui, comme le fait remarquer Michael Poyker de l’Université de Columbia, environ 5 % du rendement industriel de l’Amérique est produit par des détenus), ce système a été conçu pour nier le droit de vote aux individus coupables d’un crime.
Quand ils ne parviennent pas à leurs fins, les Républicains cherchent à compliquer la tâche des élus, en partie en saturant les cours fédérales de juges à qui ils peuvent se fier pour infliger des politiques aux lesquelles s’opposent leurs donateurs et leurs sympathisants. Des livres récents importants, comme celui de l’historienne de Duke University Nancy MacLean Democracy in Chains  et celui du politologue de l’Université d’Oregon Gordon Lafer The One Percent Solution , retracent les origines intellectuelles et les mécanismes organisationnels de l’assaut des Républicains sur la démocratie.
Les idéaux de l’Amérique de liberté, de démocratie et de justice pour tous n’ont peut-être jamais été entièrement réalisés, mais ils subissent à présent des attaques ouvertes. La démocratie est devenue la domination, par, de et pour un petit nombre d’élus. Et la justice pour tous est disponible de tous ceux qui sont blancs et qui ont des moyens financiers.
Naturellement, ce n’est pas seulement un problème américain. Partout dans le monde, des hommes forts avec peu d’engagement envers la démocratie ont pris le pouvoir : Recep Tayyip Erdoğan en Turquie, Viktor Orbán en Hongrie, Jarosław Kaczyński en Pologne et à présent Jair Bolsonaro au Brésil. Certains, en contemplant le passé, disent que cela aussi passera. Pensez à tous ces mauvais dictateurs des années 1930. Pensez à ceux, comme Salazar au Portugal et Franco en Espagne, qui ont survécu à l’ère de la Seconde Guerre mondiale. Tous ce gens sont morts à présent.
Mais un bref instant de réflexion devrait suffire à nous rappeler le nombre de vies humaines détruites par leurs dictatures. Et les Américains doivent assumer le fait que leur président Donald Trump aide et encourage les despotes en herbe d’aujourd’hui.
Ce n’est qu’une des nombreuses raisons pour lesquelles il est si important cette année d’avoir un Congrès Démocrate capable d’exercer un contre-pouvoir aux tendances autoritaires de Trump et qui permette d’élire des fonctionnaires locaux qui rétabliront le vote pour tous que ceux qui y ont droit. La démocratie est attaquée et nous tous avons une obligation de faire notre possible – où que nous soyons – pour la sauver.
Joseph E. Stiglitz, prix Nobel en sciences économiques en 2001.  Son dernier ouvrage s’intitule : Globalization and its Discontents Revisited: Anti-Globalization in the Era of Trump .
© Project Syndicate 1995–2018

Lejecom

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