Le Mali et la République démocratique du Congo (RDC) font partie de ces nombreux États africains qui ont célébré le soixantième anniversaire de leur indépendance en 2020. Ils comptent ainsi parmi les plus jeunes États du monde et se considèrent tous deux comme étant des démocraties, ou du moins sur la voie de la démocratisation.
Depuis leurs indépendances, la formation de ces deux États a été affectée par plusieurs crises politiques. Tous deux ont notamment connu un coup d’État dans les années 1960 suivi d’une longue dictature jusque dans les années 1990. Ensuite, il y a eu une longue transition démocratique qui a continuellement été fragilisée par la guerre, l’autoritarisme, de nouveaux coups d’État, de l’ingérence étrangère, etc. Bien que très différents, ces deux pays peuvent beaucoup nous apprendre sur une question importante. Pourquoi les régimes dont l’avènement a été nourri par une contestation populaire en faveur de plus de démocratie et d’État de droit finissent-ils souvent par décevoir ?
En effet, le Mali vient d’entamer une alternance politique en 2020 après un coup d’État qui a été largement soutenu par une population insatisfaite de la manière dont le régime du président Ibrahim Boubacar Keïta (IBK) a géré le pouvoir. Ce soutien de la population reposait sur un espoir de renouveau ; mais, quelques mois plus tard, la déception est déjà palpable à travers tout le pays.
Il en est de même pour la RDC, qui a entamé une alternance politique en 2019 après que le régime du président sortant, Joseph Kabila, eut proclamé Felix Tshisekedi vainqueur de la présidentielle malgré la contestation de son adversaire Martin Fayulu, qui a déposé un recours devant la Cour constitutionnelle pour fraude électorale. Malgré ces graves soupçons de fraude, une bonne partie de la population, satisfaite du départ de Kabila après 18 ans au pouvoir, a pourtant soutenu Tshisekedi, espérant que son intronisation aboutirait à des changements positifs concrets dans la vie des gens. Mais plus d’un an après son arrivée aux affaires, la déception est là aussi notable.
Il apparaît que, au Mali comme en RDC, cette déception populaire s’explique partiellement par le fait que les nouveaux régimes se sont associés à des élites issues des régimes anciens, avec qui les citoyens voulaient rompre définitivement.
Il existe donc un net décalage entre, d’une part, la rationalité radicale de la population qui, revendiquant plus de démocratie et d’État de droit, parvient à contribuer au renversement des régimes autoritaires et, d’autre part le pragmatisme des élites qui, pour gouverner, semblent dépendre du système précédent, mis en cause par les revendications populaires.
Radicalisme populaire
Dans le cas du Mali tout d’abord, les manifestations contre le régime du président Ibrahim Boubacar Keïta s’amplifient à partir de juin 2020. La population réclame le départ du président à cause de son incapacité à mettre fin à la guerre et à améliorer les conditions socio-économiques.
Ces contestations qui s’ajoutent à d’autres facteurs aboutissent au coup d’État du 18 août 2020, salué par une grande partie de la population. D’ailleurs, dans leurs discours, les putschistes reprennent volontiers à leur compte les revendications populaires pour légitimer leur action. Mais, très vite, on constate que le nouveau pouvoir en place recourt à bon nombre de représentants des élites du régime déchu pour se consolider, par exemple des leaders du parti Alliance démocratique au Mali–Parti Africain pour la solidarité et la justice au Mali (ADEMA-PASJ) ou encore le Rassemblement pour le Mali (RPM). Le discours du nouveau pouvoir tourne à la gestion quotidienne de l’État sans plus faire allusion à la rupture avec le système ancien ni au changement des conditions de vie des gens. D’où un rapide désenchantement de ceux-ci.
Les critiques de la population envers l’ancien régime portaient pour l’essentiel sur la mauvaise gouvernance, le népotisme et la corruption, des maux devenus endémiques. C’est dans ce contexte que sont organisées au printemps 2020 des élections législatives dont les résultats vont être contestés. Certes, le mécontentement populaire s’est nourri des années de conflits, de précarité économique, de la crise scolaire et sanitaire. Mais l’élément fondamental dans la volonté d’en découdre avec l’ancien régime fut la fraude électorale, perçue comme l’incarnation de la corruption, de l’injustice et de la gabegie des ressources de l’État. Les critiques s’adressaient non seulement à l’ancien régime mais plutôt à l’ensemble de la classe politique malienne. Depuis 1991, celle-ci est quasiment constituée des mêmes acteurs, responsables ou comptables des résultats de plus de trois décennies de gouvernance démocratique.
Dans le cas de la RDC, les manifestations populaires contre le maintien au pouvoir du président Kabila commencent en 2014 et s’amplifient en 2018 pour éviter une modification de la Constitution qui lui permettrait de se présenter pour un troisième mandat. Kabila n’a pas d’autre choix que d’organiser les élections, avec deux années de retard par rapport au calendrier prévu initialement. Il mise dans un premier temps sur la victoire de son dauphin Ramazani Shadary mais celui-ci n’arrivera qu’en troisième place. Il décide alors d’offrir la victoire à un candidat de l’opposition, Felix Tshisekedi, qui selon bon nombre d’observateurs est arrivé en deuxième position, et avec lequel il passe un accord en rapport avec sa propre protection et un partage de pouvoir.
Le nouveau président se met en coalition avec l’ancien système. Et lorsqu’après un an et demi il rompt sa coalition avec Kabila, il se rallie à d’anciens dignitaires de ce dernier – un ralliement très mal vu par une grande partie de la population. Depuis le début du processus de démocratisation, qui a démarré en RDC en 1990, la population a vu la cooptation des élites de régime en régime. Une pratique qui suscite l’exaspération.
Pragmatisme des élites et idéalisme démocratique
La composition de la classe politique au Mali et en RDC dénote un certain pragmatisme des élites. Depuis 1990, on l’a dit, les nouveaux régimes s’entendent avec les membres des anciens pour diriger.
Le Mali fut ainsi gouverné, de 1992 à 2002, par l’ADEMA-PASJ). Par la suite, Amadou Toumani Touré formalise également durant ses deux mandats, de 2002 à 2011, une forme consensuelle de gestion du pouvoir associant ses adversaires politiques et associations. On assiste à la même tendance depuis le coup d’État de 2012 : après sa prise de pouvoir, IBK s’est associé à d’anciennes élites de l’ADEMA-PASJ.
En RDC, l’entourage de l’actuel président Felix Tshisekedi est composé d’anciens opposants de l’Union pour la Démocratie et le progrès social (UDPS), parmi lesquels figurent de nombreuses anciennes élites du Mouvement Populaire de la Révolution (MPR) du régime du président Mobutu déchues en 1998.
Actuellement, la majorité présidentielle est en train de se rapprocher progressivement d’autres anciens partisans de Mobutu mais aussi de ceux de l’Alliance des forces démocratiques pour la libération du Congo de feu le président Laurent-Désiré Kabila), du Parti du Peuple pour la Reconstruction et la Démocratie de son fils Joseph Kabila et ses anciens alliés, etc.
Cette continuité au sommet du pouvoir a suscité, dans les deux pays, une forte exigence de rupture.
Au Mali, l’espoir d’une telle rupture s’est traduit par l’engouement de la population pour le coup d’État dernier et en RDC par une certaine liesse au soir de l’annonce de l’accession à la présidence de Felix Tshisekedi.
Au-delà de toute idée partisane ou communautariste, ces euphories traduisent souvent une certaine croyance en la démocratie en tant que système qui permet au peuple de décider de qui devrait le gouverner et comment cela devrait se faire. Mais les expériences du Mali et de la RDC montrent que cette théorie est utopique. Dans la réalité, les élites élues par le peuple ont besoin des élites non élues pour pouvoir gouverner.
Alors qu’une démocratie est censée être le pouvoir du peuple, elle est aussi soumise à des logiques qui lui sont extérieures, au pragmatisme imposé par les rapports de pouvoir qui structurent la vie en société. Gouverner, c’est tenir compte d’une multiplicité de logiques politiques, économiques, sociales, etc. qui, le plus souvent, expliquent pourquoi la classe dirigeante ne va pas toujours dans le sens de la volonté de la population.
Finalement, analyser la démocratie au Mali et au Congo, ce n’est pas seulement mesurer l’indice de démocratie. Au contraire, c’est être en mesure d’expliquer la manière dont les principes démocratiques théoriques s’articulent à des négociations pragmatiques au sein de différentes arènes sociales. Cette nécessité de négociation fait de la démocratie un ingrédient de tout un ensemble qui rend possible le gouvernement des gens dans ces pays, et même au-delà.
The Conversation FR