ANALYSE. Alors que le général Haftar est en train de prendre l’avantage sur le terrain, Européens et Africains s’activent pour que la situation ne s’envenime pas.
À Bruxelles, hier en urgence, entre ministres des Affaires européennes « convaincus qu’il n’y a pas de solution militaire à la crise libyenne, puis au Caire aujourd’hui avec quatre d’entre eux autour du chef de la diplomatie égyptienne Sameh Choukri, les réunions diplomatiques se succèdent pour appeler à une « cessation immédiate des hostilités » et condamner l’ingérence de la Turquie en Libye avec l’envoi par le président Recep Tayyip Erdogan de militaires turcs au côté du gouvernement de Tripoli de Fayez al-Sarraj, en difficulté depuis la prise de Syrte par l’armée du maréchal Haftar, qui a déclenché une guerre depuis neuf mois pour conquérir jusqu’ici sans succès la capitale libyenne.
Sur le terrain : ingérence et avancée
Deux camps ennemis soutenus par des pays étrangers qui s’affrontent d’un côté par Libyens interposés et demandent d’un autre un cessez-le-feu pour une guerre qu’ils alimentent en sous-main, comme le soulignent les Nations unies et son représentant Ghassan Salamé, qui dénonce dans une colère à peine contenue les ingérences étrangères en Libye. La Turquie et dans une moindre mesure le Qatar appuient en effet le Premier ministre Sarraj tandis que le bouillant maréchal bénéficie du soutien militaire des Émirats arabes unis, de l’Arabie saoudite et de l’Égypte. Une guerre qui nous renvoie à l’époque de Constantinople et de la Sublime Porte. En difficulté sur le plan intérieur, le président Erdogan se présente comme un nouveau sultan, celui qui permettra de restaurer l’Empire ottoman, d’Istanbul au Caire, avec de nouveau la Libye, cédée en 1912 après une occupation depuis le XVIe siècle. De mauvais souvenirs pour les monarchies du Golfe, qui n’ont pas oublié les janissaires et le joug turc, combattus par leurs aïeux chefs de tribu du désert, réunis avant le début des années 1920 par le fameux colonel britannique Lawrence d’Arabie à la bataille d’Aqaba et pour la prise de Damas. Des familles princières toujours au pouvoir, qui accusent aujourd’hui Erdogan d’être derrière les Frères musulmans, détestés par ces monarchies arabes qui gouvernent dans la péninsule, prise en étau entre l’Iran hégémonique, perse et chiite, et son allié turc.
Sur le champ de bataille libyen, ils ne sont pas les seuls. L’Italie n’y a pas de soldats, mais le pétrole de Tripolitaine est exploité par sa compagnie nationale. D’où sa proximité naturelle avec les autorités de Tripoli, qui conservent sous sa coupe, malgré la guerre, l’exportation de l’or noir. La France, elle, a trouvé un intérêt avec le maréchal Haftar, qui se présente comme un rempart contre les groupes terroristes alors que ses troupes comptent des miliciens se réclamant du salafisme d’un prêcheur saoudien, fondateur du courant madkhali, opposée, il est vrai, aux Frères musulmans, à Al-Qaïda et à Daech. Depuis les attentats à Paris, les services secrets de l’Hexagone ont appuyé les forces du vieil officier dans des opérations d’élimination d’islamistes qui pouvaient menacer les militaires français déployés au Mali voisin.
L’entrée en scène des Russes
Depuis, les Russes sont entrés dans le jeu avec des mercenaires de la société militaire privée Wagner, qui appartient à un proche de Vladimir Poutine. Ils sont nombreux à être engagés dans les forces d’Haftar. Après la Syrie, le tsar Poutine cherche à étendre son influence dans le monde musulman, y compris avec l’Iran, quitte à se retrouver en face de son autre allié dans la région, la Turquie, qui appuie désormais le camp d’en face, celui de Tripoli. Ankara et Moscou ont toutefois pris des précautions : ils n’ont pas déployé sur le front de Tripoli des soldats de leur armée régulière respective, mais des mercenaires ou des miliciens sans uniforme. Alliés en Syrie, mais « ennemis » en Libye, les deux pays ne se perdent pas pour autant de vue pour le business.
Les gisements gaziers en ligne de mire
Ce 8 janvier, Vladimir Poutine rencontre son homologue Recep Erdogan à Istanbul pour l’inauguration du gazoduc russo-turc TurkStream. 1 100 km, 15,75 milliards de mètres cubes de gaz acheminés vers l’Europe du Sud et les Balkans. Une manne pour le géant russe Gazprom et le turc Botas. Pour Erdogan, ce n’est qu’un début.
En novembre dernier, il a signé avec la Libye un accord, sans réelle base légale, en contrepartie d’un soutien militaire au fragile chef du gouvernement libyen, reconnu par les Nations unies mais qui contrôle à peine la capitale. Cet accord très controversé donne accès à la Turquie à d’immenses zones maritimes revendiquées par la Grèce et par Chypre qui regorgent de gaz qu’Ankara compte bien exploiter grâce à des forages offshore. Un énorme gisement gazier de 50 billions de mètres cubes et des réserves de pétrole estimées à plus de 1,5 milliard de barils. Un gigantesque trésor doublé d’un rêve de grandeur que Recep Erdogan ne dissimule pas.
Une nouvelle guerre par procuration
Pour marquer la nouvelle année, il a annoncé une nouvelle initiative avec la Libye en Méditerranée orientale. « Si Dieu le veut, nos mehmetçik (soldats turcs) continueront d’écrire une légende telle que celles écrites par le passé par Barberousse en Méditerranée », a-t-il souhaité en se référant à ce fameux corsaire ottoman qui écumait la mer il y a cinq siècles. Depuis, les soldats turcs ont commencé à arriver à Tripoli, au grand dam de l’Algérie et de l’Égypte, prête à en découdre. Le 2 janvier, le président Sissi convoque son conseil de sécurité. Pour lui, la crise en Libye relève de « la sécurité nationale de l’Égypte », qui accueille au Caire ce 8 janvier les ministres européens grec et chypriote, très contrariés par la « capture », pour le moment théorique de leurs gisements de gaz par Erdogan, comme jadis étaient victimes les captifs européens de Barberousse. Le ministre italien des Affaires étrangères Luigi Di Maio est aussi présent. La veille, il était en Turquie. Pour lui, une grande conférence pour la Libye est nécessaire avec tous les protagonistes et leurs « parrains », y compris la Turquie, la Russie et même les États-Unis. Elle se tiendra peut-être à Berlin. Dans une précédente réunion à Bruxelles, seul le ministre allemand avait mis les points sur les i en déclarant : « La Libye est devenue un lieu où d’autres puissances se livrent une guerre par forces interposées, et nous ne voulons plus l’accepter. »
L’Égypte, acteur pivot
À la réunion du Caire, avec trois autres pays européens, la France est aussi invitée. Elle est représentée par le ministre Jean-Yves Le Drian, à l’origine du rapprochement avec le maréchal Haftar lorsqu’il était ministre de la Défense sous François Hollande. Depuis, le soutien de Paris au maréchal ne s’est jamais vraiment arrêté. Emmanuel Macron semblait avoir pris ses distances avec lui, mais le doute existe toujours à Tripoli, dans le camp du Premier ministre Fayez al-Sarraj. L’été dernier, des lance-missiles achetés par Paris étaient découverts dans un QG abandonné précipitamment par les soldats d’Haftar, qui se retrouve paradoxalement aujourd’hui dans une situation plus confortable grâce à un chassé-croisé inattendu de l’histoire. Les renforts turcs dépêchés officiellement chez son ennemi focalisent en effet les critiques de la communauté internationale. Une « coalition diplomatique » s’est formée contre Erdogan, qui favorise par contrecoup le maréchal Haftar, et ses soutiens. En premier lieu l’Égypte, « allié stratégique » et premier client français de matériels militaires très actif auprès d’Haftar, et qui ne tient pas à voir des soldats turcs sur ses 1 000 kilomètres de frontière avec la Libye. Au cas où le maréchal perdrait la guerre. Cela ne semble pas pour le moment être le cas avec la prise de Syrte, tombée en quelques heures grâce au retournement d’une milice, et à une opération combinée probablement accompagnée par d’efficaces conseillers étrangers.
Par Patrick Forestier
Le Point