Qu’on ne s’y trompe pas : la purge de l’institution judiciaire, de la fonction publique et des médias par le président Recep Tayyip Erdogan n’est pas une réponse à la tentative de coup d’Etat. Il ne s’agit pas de sauvegarder l’Etat de droit, comme on a pu le dire au lendemain du 15 juillet 2016. La lame de fond autoritaire qui sape les fondements des institutions depuis 2013 traduit la volonté du président turc de museler toute opposition. Les récentes révocations en cascade et les arrestations arbitraires s’inscrivent dans la dynamique de neutralisation des contre-pouvoirs à l’œuvre depuis plusieurs années.
Printemps 2013 : l’invalidation judiciaire du projet d’urbanisation du parc Gezi, à Istanbul, provoque la crispation des autorités politiques et conduit au remplacement de certains des juges, qui ont rendu la décision controversée. La même année, en décembre, la révélation d’affaires de corruption impliquant le parti au pouvoir sur fond de contrebande d’armes vers la Syrie justifie opportunément mutations d’office, suspensions, révocations de plus de 40 000 policiers, fonctionnaires et magistrats. Certains d’entre eux seront même placés en détention provisoire.
Octobre 2014 : le pouvoir exécutif décide cette fois de s’assurer de l’allégeance des membres du Haut Conseil des juges et procureurs turcs, l’équivalent de notre Conseil supérieur de la magistrature, compétent pour les nominations. Au terme d’élections savamment orchestrées par le biais de pressions et de promesses, le gouvernement d’Erdogan obtient un Haut Conseil à sa botte. Mars 2016 : le Haut Conseil suspend 680 magistrats au motif de leur appartenance à une « organisation parallèle », terme utilisé par le pouvoir pour désigner tous ceux qui osent une parole critique sur le régime. Il annonce qu’il en a identifié 5 000 autres. A la même date, l’association de magistrats démocrates Yarsav, qui alerte la communauté internationale sur l’aggravation de la mise au pas de la magistrature depuis plusieurs années, lance le « dernier SOS des juges turcs libres ». Elle est aujourd’hui dissoute et sa voix s’est tue.
Epuration
Depuis le 16 juillet, 1 125 associations et 19 syndicats ont également été dissous. Plus de 10 000 personnes ont été placées en garde à vue, et près de la moitié incarcérées. Parmi elles, des milliers de magistrats et avocats ont été arrêtés au seul motif de la présence de leurs noms sur une liste établie avant même la tentative de coup d’Etat, comme en témoigne la mention de personnes décédées et d’affectations obsolètes. Ils sont privés des droits les plus fondamentaux. Retenus pour des gardes à vue allant jusqu’à trente jours, ils n’ont ni connaissance des charges pesant sur eux, ni accès à un avocat, sous prétexte d’« ordonnances de confidentialité ». Quoi qu’il en soit, rares sont les avocats qui acceptent encore d’intervenir, tant ils subissent d’intimidations.
La démocratie turque n’en a pas fini avec ses heures sombres : une nouvelle liste de 2 000 magistrats « suspects » vient d’être établie, tandis que 340 nouveaux juges et procureurs inféodés au pouvoir ont été installés. Les victimes de l’épuration sont désormais privées, comme tous les citoyens turcs, de tout espoir de recours à une justice indépendante. Le gouvernement de la Turquie, pourtant membre du Conseil de l’Europe et signataire de la Convention européenne des droits de l’homme, piétine les principes démocratiques. Il est essentiel que dans toute l’Europe, des voix s’élèvent pour rappeler qu’ils sont notre socle commun suffisamment fort pour que, du fond de leurs geôles, nos amis turcs les entendent.
Robert Badinter, ancien président du Conseil constitutionnel, ancien garde des sceaux,
Virginie Duval, présidente de l’Union syndicale des magistrats,
Clarisse Taron, présidente du Syndicat de la magistrature,
Christophe Régnard, président de lʼAssociation européenne des magistrats,
Simone Gaboriau, membre du conseil dʼadministration de lʼassociation Magistrats européens pour la démocratie et les libertés
Source: LE MONDE