L’honneur m’échoit, très cher frère et ami, Albakaye Ousmane KOUNTA, de te saluer en cet instant grave et solennel où tu entreprends le grand voyage.
J’en remercie l’association des écrivains Pen-Mali, dont tu étais, comme moi, l’un des Présidents d’honneur et qui t’a décerné le prix du mérite littéraire pour l’ensemble de tes écrits. Pen-Mali salue ainsi en toi le plus prolifique des écrivains de notre génération avec plus de 300 poèmes, des romans et des contes Au nom de tes frères et sœurs écrivains, je te salue, Albakaye.
I Kounta
Nous sommes les fils et les filles de ce Mali que tu appelles pays du centre. Ce qui sous-entend pays de rencontres, de brassage, de convivialité.
Quelle place les convulsions actuelles de notre monde laissent-elles à la création littéraire, à la poésie et au rêve? Tu réponds à cette question, comme chacun d’entre nous à sa manière, en peignant l’œuvre commune, Mali.
Au sujet de l’homme de culture et de sa mission, l’incontournable Aimé Césaire écrit qu’« en définitive, c’est aux poètes, aux artistes, aux écrivains, aux hommes de culture qu’il appartient, brassant dans la quotidienneté des souffrances et des dénis de justice les souvenirs comme les espérances, de constituer les grandes réserves de foi, ces grands silos de force où les peuples, dans les moments critiques puisent le courage de s’assumer eux-mêmes et de forcer l’avenir. » Aimé Césaire (L’Homme de culture et ses responsabilités, Congrès international des écrivains et artistes noirs, Rome, 1956).
Tes écrits sont une invitation au voyage à Tombouctou où tu as vu le jour, en février 1935.
Dans le poème ‘’Les Dunes de Sankoré’’ (la célèbre université de Tombouctou qui recevait des étudiants de tous les horizons de l’Afrique noire et du monde arabe), tu chantes ainsi la ville des 333 Saints :
C’est l’heure de la prière et du silence
Qui descend son voile sur
Tombouctou des grands jours
Tombouctou des vieux jours
Tombouctou des savanes, des astrologues
Tombouctou des vertus, des saints
Tombouctou des imams, des rois
Tombouctou des askias, des amenokales
Tombouctou des doctes, des ambassades
Tombouctou des taricks, des épîtres
Tombouctou des pleines lunes, des sables laiteux
Tombouctou des bourrasques, des oasis éphémères
Tombouctou des lumières, des mystères
Tombouctou des pieds nus, des midis brûlants
Tombouctou des crépuscules languissants, des aurores fainéantes
Tombouctou des tam-tams, des humours
Tombouctou des éloges, des procès
Tombouctou des rythmes fanés
Tombouctou des pionniers.
Debout Tombouctou des ancêtres
Et que revienne la rosée
Sur les oasis oubliés.
I Kounta
Tu as exercé le métier d’instituteur avant d’entreprendre des études en économie et planification à Moscou, en Union Soviétique.
Economiste, directeur de sociétés et conseiller dans différents ministères et organisations internationales, tu t’es impliqué dans la construction de ce pays que tu connais parfaitement.
Timide et pudique, tu as gardé pendant longtemps, par devers toi, ton premier poème ‘’Lorsque tu auras vu’’. Un jour, tu as osé le montrer à Guy Tirolien, poète de la négritude, à l’époque représentant des Nations-Unies à Bamako. Il te l’a lu dans le creux de l’oreille pour qu’explose en toi ce talent caché de magicien des mots.
Je te salue, Albakaye, pour les calebasses remplies de paroles, les unes douces, les autres tranchantes.
Dans ‘’Sanglots et dédains’’, tu nous proposes de goûter à la parole
« Bois-en un peu, dis-tu
Et passe à l’autre
Et que l’autre passe aux autres
Et que chacun y goûte
Et que chacun y mette
Ses mots et son verbe
Que toi maintenant le dernier
Goûte à tout
Tu dois goûter et savourer
Et nous dire
Ce que valent
La parole et le verbe…
Toi, premier par la volonté du peuple
Dis ce que valent la parole et le verbe
Dons de Dieu à chacun ».
I Kounta
Je n’ai pas besoin d’insister sur la force de ces mots compte tenu de l’impérieuse nécessité de l’écoute mutuelle, de l’entente et de la réconciliation aujourd’hui dans notre cher Mali
Pour terminer, Albakaye, laisse-moi lire un extrait de cette prière :
Mon Dieu
Si un jour par ta clémence
Tous les enfants de ce peuple
Pouvaient s’accorder tolérance et amour
Et qu’ils sachent qu’ils ne sont
Que parce que sont les autres
Qu’ils pourraient sous un même toit
Dire et causer
Causer et sourire
Sourire et aimer
Aimer et vivre libres
Ce jour-là Mon Dieu
Où que je sois
Au bord de quelque mer que ce fût
Finissant dans les sables dorés
Ou sur quelques collines brunes
Recouvertes de vieilles herbes rides et poivrées
Ou quelque part
Dans la chair rose de la terre compacte
Mon Dieu réveillez-moi
Une toute petite seconde
Afin que je voie cette fête
Et que je pleure le temps perdu
Dans l’inconscience et la haine.
Car mon pays ; mon pays
Est savane des pâtres aux pieds nus
Mon pays, mon pays
Est lac mirteux
Des pêcheurs beauté d’Hercule
Mon pays, mon pays
Est ergs et dunes diaphanes
Des hommes bleus
Qui marchent avec l’herbe
Mon pays est falaise
A la tête de vieille femme
Mon pays est au centre
Mon pays est demain
Qui assume son destin
Mon pays est tout ceci
Mon pays est tout cela
Mon pays est tout et un.
Merci pour les moments de convivialité, de fraternité, d’amitié pour tes mots qui traverseront les siècles.
Merci aussi pour ce moment de tristesse et pour la nostalgie qui nous étreint déjà.
I Kounta ! Repose en paix.
Aminata Dramane Traoré
Source: lesechos