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Histoire : Entente et méfiance entre la France et le Bélédugu(1880-1960)

La population du Bélédugu a-t-elle accueilli les Français comme des libérateurs? On ne peut s’empêcher de poser, entre autres, cette question en examinant de près l’histoire coloniale de la zone, région située au Mali entre les cours supérieurs des fleuves Sénégal et Niger. A partir du 8 mars 2018, les habitants du Bélédugu entendent partager avec les Maliens la commémoration de l’anniversaire de la révolte du Bélédugu, une des premières contre les colons blancs. C’est l’occasion de proposer ce projet de recherche que nous avions proposé à l’Université Paris1 Panthéon Sorbonne.

Le souvenir du passé colonial est très vivant dans la conscience collective de l’actuelle population de ladite région( le Bélédugu). En effet, environ un siècle après la signature des traités d’amitié entre leurs ascendants et la France, les habitants de la région font encore, de façon quotidienne, référence à l’administration coloniale. La preuve est l’inscription du site de la bataille du Kodialadan la liste du patrimoine national.

Contrairement à d’autres localités de la colonie du Soudan Français, l’arrivée des administrateurs coloniaux, à la fin du XIX ème siècle, semble avoir été souhaitée au Bélédugu. Mais les chefs de la région avaient-ils connaissance de tous les enjeux de leur amitié avec les Français? La collaboration entre les deux parties pouvait-elle durer?

Avant 1880, la population du Bélédugu n’eut pas de relations directes avec les Français. A cette date,avec l’arrivée de Brière de l’Isle comme gouverneur du Sénégal, un pas décisif fut franchi dans la politique coloniale française en Afrique de l’Ouest, avec l’extension des postes vers le Fleuve Niger. Une mission de reconnaissance,dirigée par le Capitaine Galliéni, partit dans la zone qui s’étend entre le haut Sénégal et le haut Niger. L’objectif de cette mission était d’étudier la population de la zone, signer des traités avec leurs chefs au nom de la France et créer un poste à Bamako. Cette mission fut attaquée dans le Bélédugu, à Daba, par 2000 Bambara qui redoutaient un rapprochement entre les Toucouleur et les Français.

L’amorce de l’entente proprement dite entre la population du Bélédugu et l’administration coloniale est intimement liée à la création du poste de Bamako en 1883. Les habitants de la région -foncièrement attachés aux cultes traditionnels- vivaient sous la menace de l’islam et voyaient les Français, dès l’arrivée de ces derniers à Bamako, comme des alliés sûrs pour contrer les éventuelles attaques des Toucouleur musulmans.

Quant aux Français, ils voulaient faire d’une pierre deux coups: conquérir pacifiquement le Bélédugu et isoler les Toucouleur. C’est ainsi qu’après la création du poste de Bamako, le sous-lieutenant d’Infanterie de Marine, M. Morin, partit en mission “pour donner aux habitants du Bélédougou l’assurance que[l’administration était prête] à les soutenir et les engager à s’unir pour résister [aux Toucouleur]. Il devait en outre se mettre en relation avec les cantons du Nord qui n’avaient pas encore conclu de traités avec [la France] et convoquer les chefs à Damfa pour se concerter avec eux sur les mesures à prendre en vue de l’attaque[éventuelle de Toucouleur].

Les traités ainsi signés avaient-ils la même portée pour les deux parties? Nous tenterons de savoir comment la population de la région voyait ces traités, et comment l’administration entendait maintenir cette entente dont le caractère équivoque était compromettant pourle devenir de la collaboration qui venait de naître.

Partant de l’hypothèse que les relations entre les Bambara du Bélédugu et l’administration coloniale ont été ambiguës, nous tenterons de répondre à certaines interrogations que notre thème suscite. Ainsi, nous travaillerons à déterminer si le contexte politique dans lequel se trouvait la zone( au moment de la constitution de la colonie du Soudan) et les difficultés des opérations militaires de la France ont favorisé le rapprochement entre la population du Bélédugu et l’administration coloniale.

Sur le plan politique, le Bélédugu était à la fin du XIX ème siècle, sans constituer un Etat, une zone autonome qui bénéficiait d’un potentiel militaire important. Pour comprendre cette situation politique, il faut remonter à la chute du royaume Bambara de Ségou(dont le Bélédugu était une province) par les Toucouleur en 1860. Peu avant la prise de la capitale dudit royaume(Ségou,les conquérants Toucouleur ont tenté d’occuper la région du Bélédugu en 1859. Ils ne réussir qu’à dominer le septentrion du pays, principalement les villages de Merkoya et Ouossébougou qui devinrent du coup leurs camps.

Les Bambara du Sud( que les administrateurs coloniaux ont appelé “le Grand Bélédugu”), tantôt en coalition avec leurs congénères du Kaarta, tantôt en cherchant des renforts auprès de Ségou, vont sporadiquement lancer des attaques contre les Toucouleur jusqu’en 1860.Mais l’entrée de ces derniers à Ségou à partir de cette date mit l’ancienne province dans une position défensive, et elle finit par servir de refuge pour certains dignitaires de la métropole. La région était donc constamment sous la menace de la poussée musulmane des Toucouleur au moment de sa conquête par les Français.

Quant aux opérations militaires de la France, elles auraient favorisé le rapprochement entre les habitants de la région et l’administration coloniale. Les troupes coloniales, qui se battaient sur plusieurs fronts, peinaient parfois à s’imposer définitivement. En effet, le Soudan était une zone de turbulence au XIX ème siècle où plusieurs forces se battaient pour la suprématie politique. Parmi les protagonistes, il y avait Samory Touré qui finit par accepter la signature d’un traité de paix proposé par la France. Par ce traité, il cédait aux colons les zones situées sur la rive gauche du Niger, dont le Bélédugu. Mais cet accord fut mis en cause et

les agissements des hommes de Samory qui jetaient la panique au sein des habitants du Bélédugu inquiétaient les administrateurs coloniaux. D’ailleurs, plusieurs villages qui avaient signé en 1883 des traités avec le Commandant Supérieur de Bamako avaient finalement rejoint Samory de peur des représailles de ce dernier. Tout en menant des opérations militaires, la France travaillait à éloigner de la population l’influence de ce conquérant.

Face aux Toucouleur, les colons avaient aussi des difficultés sur le plan militaire, et les deux avaient l’intention d’occuper le Bélédugu. C’est ainsi qu’en 1860 El-Hadj Omar, chef des Toucouleur, proposa à la France un traité reconnaissant la domination Toucouleur sur une vaste zone dont le Bélédugu. Ce traité n’a pas été signé. Pire, à la fin du XIX ème siècle les Français n’avaient pas intérêt à s’approcher des Toucouleur.

L’amitié des Français permit aux habitants du Bélédugu de contrebalancer définitivement la menace de l’islam en 1890, avec l’extension de la domination française aux parties du Soudan qui étaient sous la domination Toucouleur, particulièrement le Nord du Bélédugu qui fut envahi par les “djihadistes” malgré l’opposition du “Grand Bélédugu”.

Si l’administration coloniale a pu inscrire dans la longue durée les bonnes relations qui la liaient aux habitants du Bélédugu, était-ce parce que ces derniers ne voyaient pas en elle une menace pour leur culture? Nous chercherons également à déterminer si l’un des enjeux de l’acceptation des traités d’amitié par les habitants de la région était culturel. Avec l’arrivée de l’administration, la zone semble avoir été sauvée, in extremis, du déclin des cultes traditionnels.

Nous tenterons aussi de savoir comment l’avènement de l’administration coloniale a affecté le paysage politique et la structure sociale à l’échelle régionale. L’avènement de cette administration semble avoir bouleversé l’ancien ordre en réorganisant le pays, s’opposant aux guerres locales(sources de revenu pour certains autochtones)et en instaurant des exigences comme la conscription. Cette ingérence dans les affaires publiques a été, dès le départ, mal accueillie par certains chefs. Mais la perspective du “djihad” Toucouleur avait été un argument solide pour les Français lors des négociations. Plus tard, la présence des colons a donné naissance à la grogne populaire qui culmina à partir de 1915 en une des premières révoltes contre l’administration coloniale au Soudan.

La cause immédiate de cette révolte était le recrutement des jeunes afin d’appuyer la France lors de la Grande Guerre. Les chefs locaux signataires des traités d’amitié avec l’administration s’étaient estimés lésés par les accords. Pour cette raison, ils se seraient catégoriquement opposés à la conscription et orchestré un mouvement de résistance suivi à travers tout le pays. Cet incident a constitué un tournant décisif dans les relations entre les habitants de la région et les colons. Sa conséquence a été la mise en cause du protectorat et l’instauration de l’administration directe afin de renforcer le contrôle sur les instigateurs de la révolte.

La révolte de 1915, au-delà de sa cause immédiate, résulta du regard que les habitants du Bélédugu portaient sur les Français. Ce regard était déterminé par les fondements idéologiques du pouvoir selon la culture bambara. Les Français étaient indésirables sur le plan politique,  car ils ignoraient les moeurs de la région comme la circoncision, dernier sacrement sans lequel l’individu ne pouvait accéder aux postes de responsabilités socio-politiques.

Nous tenterons de savoir aussi comment les colons percevaient la population locale. En dehors de quelques études menées par certains administrateurs sur le cercle de Bamako, peu de recherches n’ont été faites sur le Bélédugu. Quel intérêt les Français avaient-ils donc pour la région sur le plan culturel? Après la révolte de 1915, le Bélédugu ne connut plus aucune tentative de sédition. Cependant, les relations entre la population et l’administration  vont continuer de connaître des hauts et des bas. C’ est ainsi que notre étude portera aussi sur la situation ambiguë ayant régné au cours des années qui ont suivi 1915.

L’ambiguïté de la situation était telle que les administrateurs avaient des opinions divergentes au sujet de la bonne  volonté des habitants du Bélédugu. Une des manifestation de cette divergence fut le rapport que le Résident de Kolokani(village du Bélédugu) adressa en i920 au Gouverneur général du Soudan français. Ce dernier notait  à propos du rapport de son subordonné: “En ce qui concerne le Bélédougou, les appréciations d’ordre général du Résident de Kolokani ne me permettent pas d’avoir une vue précise sur la situation de cette région. Il serait préférable qu’à l’avenir ce fonctionnaire résumât les faits sur lesquels ils base son opinion”.

La population locale  était-elle consciente de la portée politique et économique  de la situation ambiguë qu’elle entretenait? Nous tenterons d’identifier en quoi la fluctuation de la position de la population  affectait les objectifs de l’administration. Pour les autorités administratives, la situation géographique du Bélédugu( situé non loin de la voie ferrée et du centre commercial de Bamako) devait donner à cette région un rôle important en matière de ravitaillement. Malheureusement, un rapport administratif constatait: “Nous sommes obligés de reconnaître que toutes nos tentatives d’approvisionnement ont échoué”. Cet échec s’expliquerait par le refus des cultures de rente par les habitants de la région qui,parfois, se sont fait “tirer l’oreille pour les plantations de cotonniers”.

Finalement, les administrateurs coloniaux étaient persuadés que la solution des problèmes du Bélédugu exigeait une tâche de longue haleine et un peu plus de diplomatie. Ainsi, les politiques d’apaisement initiées dans les années 1920 semblent n’avoir atteint leurs objectifs qu’à partir de la fin des années 1930. Au-delà de 1939- et jusqu’à la fin de l’occupation française l’administration coloniale n’a pas connu de problèmes majeurs au Bélédugu. Les crises politiques, généralement d’ordre familial,opposant les représentants de l’autorité coloniale(chefs de canton) à des groupes défendant des intérêts claniques ou individuels.

Au cours des deux dernières décennies de l’occupation coloniale, le rôle politique et administratif de la population locale s’accentue. Aussi, nous nous intéresserons à l’implication de l’administration dans les questions publiques qui étaient naguère du ressort des autochtones. Certains administrateurs ont essayé  de jouer un rôle de premier ordre  dans la succession des chefs de canton en proposant la modification du mode de nomination. Cette nomination, basée sur la primogéniture, a été modifiée dans certaines localités du Bélédugu dont le dynamisme des jeunes chefs de canton faisait l’objet d’une grande admiration de la part des administrateurs.

En fin, nous étudierons comment la population a ressenti le départ de l’administration coloniale. En effet, à l’enthousiasme des intellectuels pour l’indépendance s’oppose le sentiment déjà nostalgique(en 1960) des auxiliaires de l’administration, certains notables et d’autres citoyens  désenchantés par la mise en cause de leur prérogatives.

Nous disposons de nombreuses sources écrites pour mener à bien notre travail. Une partie importante de ces documents sera constituée par les  archives nationales du Mali. Nous comptons aussi sur le témoignage de certains explorateurs du XIX ème siècle. De nombreux articles parus dans la revue “Etudes maliennes”sur l’histoire du Bélédugu, et certains mémoires d’histoire, nous seront également utiles. En fin,les sources orales: notamment le témoignage des derniers administrateurs, au Mali  aussi bien qu’en France.

 

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