Depuis l’invasion russe en Ukraine, la diplomatie américaine semble redécouvrir l’Afrique. Un intérêt grandissant que Derek Chollet, conseiller spécial du secrétaire d’État Antony Blinken, explique à Jeune Afrique.
C’est peu dire que depuis l’arrivée de Joe Biden à la Maison-Blanche, le 21 janvier 2021, les États-Unis ont montré peu d’intérêt pour l’Afrique. Certes, les propos méprisants de Donald Trump à l’égard du continent ont été jetés aux oubliettes, mais la rupture de ton de l’actuel président avec son prédécesseur peine à trouver son expression sur le terrain.
Alors qu’il s’est déjà rendu en Europe, en Asie, au Moyen-Orient, Joe Biden n’a, pour le moment, aucun déplacement en Afrique à son agenda. Son secrétaire d’État, Antony Blinken, a, lui, attendu novembre 2021 pour y faire une première visite.
Sa tournée de cinq jours au Kenya, au Nigeria et au Sénégal a surtout été l’occasion de rappeler à ses hôtes les priorités de Washington, et d’insister sur les valeurs de bonne gouvernance et de démocratie, ainsi que sur la lutte contre le Covid-19 et le réchauffement climatique. Autant de thèmes qui ne trônent pas forcément en tête des préoccupations d’un grand nombre de dirigeants africains.
Séduction
Bien sûr, la nomination de plusieurs experts de l’Afrique au sein de l’administration Biden a séduit un temps le continent. Beaucoup ont voulu y voir un regain d’intérêt, sans que l’on sache aujourd’hui au juste si cette démarche avait pour but de rassurer l’Afrique ou l’électorat africain-américain du Parti démocrate.
Depuis quelques mois, la situation internationale prenant le pas sur la politique intérieure américaine, la position de Washington a évolué. L’heure semble plus que jamais à regagner le terrain perdu ces dernières années en Afrique face à la Chine et, de plus en plus, face à la Russie.
À la fin de 2021, les États-Unis ont d’abord présenté à la communauté internationale leur initiative Blue Dot Network (BDN), destinée à soutenir le développement du continent en proposant une alternative aux nouvelles routes de la soie, sans pourtant rencontrer en Afrique l’adhésion espérée.
Washington semble voir dans le conflit russo-ukrainien – et dans ses conséquences en matière de sécurité alimentaire – l’occasion de montrer aux Africains sa volonté de tisser ce « partenariat fondé sur la solidarité et le respect mutuel » appelé plusieurs fois de ses vœux par le président Biden.
Un sommet en fin d’année
Le 20 juillet, Joe Biden dévoilait une deuxième initiative d’envergure en annonçant, pour la fin de cette année, la tenue, à Washington, d’un sommet américano-africain, sans autre précision. D’ici là, son secrétaire d’État, ainsi que plusieurs hauts responsables de son administration, doivent se rendre sur le terrain. Objectif : resserrer des liens par trop distendus avec un grand nombre de capitales africaines. Comme Jeune Afrique l’avait annoncé, Antony Blinken est attendu à Kinshasa et à Kigali au cours de la première quinzaine d’août.
Signe d’un intérêt grandissant des États-Unis à l’égard du continent, le département d’État a pris contact, à la mi-mai, avec Jeune Afrique et nous a proposé un entretien avec Derek Chollet, conseiller spécial d’Antony Blinken.
Vieux briscard de la politique étrangère, il a travaillé aussi bien sous la direction du secrétaire d’État républicain James Baker que sous celle de son successeur, le démocrate Warren Christopher. C’est à lui qu’incombe aujourd’hui d’expliquer la position de son pays envers l’Afrique.
Jeune Afrique : L’agression russe contre l’Ukraine a-t-elle changé les priorités des États-Unis en Afrique ?
Derek Chollet : Les priorités énoncées par le secrétaire d’État Antony Blinken à Abuja en novembre dernier sont toujours les mêmes, qu’il s’agisse de la lutte contre la pandémie de Covid-19 et contre le réchauffement climatique, de l’inclusion économique du continent, du renforcement de la paix et de la démocratie.
La nouveauté, c’est le problème de la sécurité alimentaire, qui se posait déjà dans différentes parties du monde, notamment en Afrique, avant l’invasion de l’Ukraine, mais qui est exacerbé par les difficultés actuelles d’approvisionnement en produits alimentaires et en intrants agricoles, comme les engrais. Les États-Unis ont donc décidé de prendre toutes les initiatives susceptibles d’atténuer les effets de cette crise, dans le monde en général, et en Afrique en particulier.
Quels sont vos moyens d’action ?
Depuis février, nous avons déjà alloué près de 6 milliards de dollars à l’aide alimentaire dans le monde, et notamment à l’Afrique, très sujette aux risques de pénurie.
Le président Biden a, en outre, annoncé un plan d’investissements de 500 millions de dollars destiné à stimuler la production américaine d’engrais, et a appelé les pays qui le peuvent à faire des efforts similaires. Notre objectif est de développer les capacités de production et les bonnes pratiques agricoles partout sur la planète afin d’assurer la sécurité alimentaire sur le long terme.
Et sur la scène diplomatique ?
Les États-Unis présidant le Conseil de sécurité de l’ONU, le secrétaire d’État en a profité pour organiser, en mai, une première réunion ministérielle sur ce dossier [de la sécurité alimentaire en temps de conflit], afin que soit définie une feuille de route commune. Comme il l’a rappelé à plusieurs reprises, les solutions sont assez évidentes.
L’idéal serait bien sûr que la Russie mette un terme à ses opérations militaires. Elle pourrait, au minimum, lever son embargo sur une partie des exportations ukrainiennes de céréales afin de limiter les pénuries et les hausses de prix de certains produits de base.
Notre objectif est de tout faire pour que la sécurité alimentaire reste l’une des priorités mondiales. Et c’est exactement ce qu’Antony Blinken s’engage à faire dès les prochains jours. Tout le monde pourra rapidement juger des efforts diplomatiques déployés par les États-Unis sur la scène internationale.
L’administration Biden a jusqu’à présent été peu présente en Afrique. Compte-t-elle s’impliquer davantage ?
Notre administration a déjà montré à plusieurs reprises l’étendue de son implication en Afrique et elle veut la renforcer. Ces dernières années, nous ne nous sommes pas engagés autant que nous l’aurions dû. D’autres pays en ont profité, comme la Chine, qui a accru ses investissements sans que ce soit toujours au bénéfice des pays africains. À nous de montrer à ces derniers tout l’intérêt qu’ils ont à travailler avec nous. Nous ne demandons pas à nos partenaires africains de choisir entre les États-Unis et les autres. Nous souhaitons juste qu’ils aient le choix.
Le fait que de nombreux pays africains ont refusé de voter, en mai, la résolution de l’ONU sur le conflit en Ukraine vous a-t-il poussé à revoir votre niveau d’engagement en Afrique ?
Nous reconnaissons bien volontiers que nous devons le renforcer, mais cela n’a rien à voir avec la position que certains pays du continent ont exprimée à l’ONU. Il est cependant important que tout le monde comprenne bien que la situation [économique] actuelle résulte directement de l’agression russe, et non des sanctions prises à l’encontre de Moscou.
Notre approche est fondée sur la mise en place de partenariats, qui, pour être construits, exigent que nous soyons davantage engagés sur le terrain, et de manière concrète. C’est la raison pour laquelle de nombreux responsables américains se rendront en Afrique dans les prochaines semaines. À commencer par Antony Blinken, au courant du mois d’août.