Le 27 octobre 2019, le président américain Donald Trump a annoncé sur Twitter la mort du chef de Daech, Abou Bakr al-Baghdadi, lors d’une opération militaire américaine menée dans le nord-ouest de la Syrie. Cet événement constitue le point d’orgue des opérations militaires de la coalition internationale antijihadiste menée par les États-Unis et clos l’offensive menée en février 2019 par la coalition arabo-kurde des Forces démocratiques syriennes (FDS) pour liquider territorialement l’État islamique.
La mort d’al-Baghdadi marquera-t-elle la fin de Daech ? Rien n’est moins sûr. L’organisation est devenue, en quelques années, le groupe le plus puissant et le plus attractif de toutes les formations djihadistes. Si les frappes des Occidentaux ont réduit le territoire occupé, Daech conserve une capacité de mobilisation idéologique dans de nombreuses régions du monde, en Occident, au Sahel, aux Philippines ou encore en Somalie.
Daech a bâti, grâce à l’assise territoriale, un système économique autosuffisant et diversifié qui repose sur un large éventail d’activités industrielles et commerciales, de ressources naturelles et de matières premières, du pétrole aux denrées agricoles en passant par les minerais.
Selon les dernières données disponibles issues de l’analyse de 26 rapports parlementaires, la valeur théorique des actifs sous le contrôle de l’État islamique (réserves de pétrole, réserves gazières, minerais, actifs monétaires) était estimée à 2 260 milliards dollars fin 2015, date de l’apogée de l’organisation.
Et si le califat n’était qu’un écran destiné à masquer un business model extrêmement lucratif ? Le califat ne serait donc ni un projet de société, ni une terre promise, ni la réminiscence d’un modèle de cité islamique de l’âge d’or, mais une stratégie d’affaires savamment élaborée, fondée sur le pillage, pour accumuler des richesses en un temps record.
Une ingénierie financière redoutable
Le pillage de la banque de Mossoul a rapporté près de 400 millions de dollars à Daech en 2014, ce qui lui a permis de changer de dimension et de verser, dans la durée, des salaires aux combattants, de fidéliser des soutiens et d’acheter des armes.
Daech a contrôlé jusqu’à une vingtaine de puits de pétrole en Syrie et en Irak, captant 60% de la production irakienne. 10% du PIB de l’Irak aurait été aux mains de Daech, soit 40 milliards de dollars. Les revenus de la vente/contrebande du pétrole auraient oscillé selon les estimations entre 500 000 et un million de dollars par jour.
En 2015, le pétrole a rapporté 600 millions de dollars au mouvement, l’exploitation du phosphate 250 millions de dollars, la production de gaz près de 60 millions, le ciment 400 millions et l’agriculture 200 millions. L’extorsion, qui constituait la première source de financement sous la forme de diverses taxes, amendes, redevances et confiscations, a rapporté près de 800 millions. Le montant des dons atteignait lui environ 50 millions.
Daech affiche une grande maîtrise des canaux de financement possibles en combinant diverses sources :
• Le système de revenus physiques : recettes locales, fiscalité, amendes et droits de douanes, commerce des ressources naturelles, racket des citoyens et des entreprises, confiscations de biens, commerce des otages, pillages d’antiquités, trafics d’êtres humains, de matériel de guerre et d’œuvres d’art ;
• Le système de revenus dématérialisés : systèmes financiers virtualisés, contrôle de succursales bancaires, nouvelle monnaie indexée sur le cours de l’or convertible en Turquie, crypto-actif (monnaies virtuelles), financement participatif (crowdfunding), dons en provenance de pays sympathisants comme la Turquie, l’Arabie saoudite et le Qatar.
Le mouvement bénéficie de complicités bancaires à l’échelle internationale. De gros soupçons pèsent sur la porosité de l’infrastructure bancaire du Liban, de Chypre, de Malaisie, d’Indonésie ou encore de la Turquie. Des prête-noms et des sociétés-écrans émettent de faussent factures et enregistrent des transactions fictives. L’importante trésorerie disponible a d’ailleurs permis de corrompre des fonctionnaires de plusieurs pays, dont des Syriens opposés au régime de Bachar al-Assad.
Daech paye à prix d’or des intelligences bancaires pour ouvrir des comptes, via des sociétés-écrans, reproduisant en quelque sorte « le modèle supranational d’al-Qaïda », explique Dawod Hosham chercheur au CNRS. Il faut transférer du cash pour assurer aux têtes pensantes du groupe un moyen de se mettre à l’abri, y compris les proches et familles, mais aussi pour permettre aux cellules de se projeter vers de nouvelles opérations terroristes.
Daech dans la guerre des talents
Daech a capté l’immense potentiel qu’offrent les nouvelles technologies pour créer une organisation résiliente et pérenne. Derrière les images moyenâgeuses de combattants du désert se cache un système d’affaires des plus actuels. Le progrès offre à Daech une couverture globale de l’idéologie qui permet à tout sympathisant, où qu’il soit dans le monde, de rallier le mouvement. En plus de la presse écrite (Dabiq, Dar al-Islam), Daech aurait produit près de 15 000 documents de propagande, dont 800 vidéos et une vingtaine de revues traduites en 11 langues, dont le mandarin.
Entre 2011 et 2017, la propagande a permis de construire un bataillon de 20 000 à 50 000 hommes avec des prisonniers libérés et des transfuges d’Al-Qaïda. Les troupes comprenaient en 2017, 4 000 Saoudiens, 2 000 Tunisiens, 450 Allemands, 200 Belges, 300 britanniques, 1 432 Français et des combattants d’Afghanistan, de Somalie, de Bosnie, de Tchétchénie, du Waziristan (nord-ouest du Pakistan), du Mali, du Liban, du Maroc et de l’Algérie, selon les données issues des différents rapports des commissions d’enquête parlementaires.
Le mythe de l’adhésion de personnes peu instruites et en situation de désarroi a été largement déconstruit. Daech recrute des cerveaux et cible des intellectuels, des financiers et des hauts diplômés tels que des médecins et des ingénieurs pour conduire des opérations internationales d’une grande complexité. Ces professionnels perçoivent des salaires plus élevés que ceux du marché local.
Structure 2.0.
La stratégie de recrutement de Daech s’est avérée efficace et peu coûteuse. L’État islamique est ainsi devenu l’organisation terroriste la plus riche et le mouvement le plus violent du monde. La rentabilité de ce business model induit aujourd’hui un risque de « franchisage ». Le modèle opérationnel extrêmement lucratif, pourrait en effet le devenir encore davantage s’il était vendu à d’autres groupes terroristes en échange de redevances (royalties).
Mais la grande force du modèle se situe dans la capacité du mouvement à s’approprier et à combiner des pratiques issues du crime organisé, du terrorisme, des sectes, du domaine militaire, de la société civile, du monde de l’entreprise et de l’administration publique. La structure de type 2.0., immatérielle et mondialisée, permet de poursuivre l’expansion du mouvement sans territoire physique, ce qui amène de nouvelles difficultés à lui appliquer un cadre juridique et à exercer une surveillance internationale qui permettrait de contrer sa propagation.
Cet article est extrait de l’étude plus détaillée « L’État Islamique/Daech : Business model et terrorisme 2.0 » (à paraître) qui reconstitue le modèle économique et la configuration organisationnelle de Daech rédigée en collaboration avec Alain Bauer, professeur de criminologie au CNAM de Paris.
Source : The Conversation France
Info-Matin