Les sentiments de fraternité profonde entre le peuple cubain et la patrie de Nelson Mandela sont nés d’un fait que personne n’a mentionné et dont nous n’avons dit mot durant de longues années : Mandela, parce qu’il était un apôtre de la paix et ne souhaitait blesser personne ; Cuba, parce qu’elle n’agit jamais en quête de gloire ou de prestige.
Quand elle a triomphé, la Révolution cubaine a été solidaire, et cela dès les premières années, des mouvements de libération qui, dans les colonies portugaises en Afrique, tenaient en échec le colonialisme et l’impérialisme après la Deuxième Guerre mondiale. Mais pourquoi occulter le fait que le régime de l’apartheid, qui fit tant souffrir l’Afrique et indigna l’immense majorité des nations du monde, était un fruit de l’Europe coloniale ? Et que les Etats-Unis et Israël lui assurèrent le statut de puissance nucléaire, ce que Cuba, qui appuyait la lutte d’indépendance des colonies portugaises africaines, condamna publiquement ?
Notre peuple, que l’Espagne avait cédé aux Etats-Unis en 1898, alors qu’il venait de mener une lutte héroïque de plus de trente ans, ne s’était jamais résigné au régime esclavagiste qu’on lui avait imposé pendant près de quatre cents ans.
C’est de Namibie, colonie occupée par l’Afrique du Sud, que partirent en 1975 les troupes racistes qui, accompagnées de chars légers équipés de canons de 90 mm, s’enfoncèrent en Angola sur plus de 1 000 kilomètres, et cela jusqu’aux abords de Luanda où elles furent freinées par un bataillon, aéroporté depuis Cuba, de troupes spéciales cubaines, et par les personnels, eux aussi cubains, de plusieurs chars soviétiques qui se trouvaient sur place, mais sans personne pour les utiliser. C’était en novembre 1975, treize ans avant la bataille de Cuito Cuanavale.
J’ai dit que Cuba n’agit jamais en quête de prestige ou de bénéfices. C’est un fait que Mandela était quelqu’un d’intègre, de profondément révolutionnaire et de radicalement socialiste, qui endura vingt-sept ans de régime cellulaire avec un grand stoïcisme. J’ai toujours admiré sa dignité, sa modestie et ses énormes mérites.
En Angola, Cuba remplissait rigoureusement ses devoirs internationalistes. Elle défendait des points clés et entraînait chaque année des milliers de combattants angolais au maniement des armes fournies par l’URSS. Mais nous ne partagions pas les vues du principal conseiller soviétique. C’était loin d’être un Joukov, un Rokossovsky, un Malinovsky ou l’un de ces si nombreux militaires qui firent briller la stratégie militaire soviétique de tout son éclat. Il était obsédé par une idée : dépêcher des brigades angolaises équipées des meilleures armes là où était censé se trouver le gouvernement tribal de Savimbi, mercenaire au service des Etats-Unis et de l’Afrique du Sud. Un peu comme si on avait expédié les forces qui défendaient Stalingrad à la frontière de l’Espagne !
L’ennemi était en train de pourchasser plusieurs brigades angolaises qui avaient été frappées à proximité de l’objectif où on les avait envoyées, à environ 1 500 kilomètres de Luanda, et qui se repliaient en direction de Cuito Cuanavale. Il s’agissait d’une ancienne base militaire de l’OTAN, à quelque 100 kilomètres de la 1ère brigade blindée cubaine.
C’est à ce moment critique que le président angolais réclama le concours des troupes cubaines. Le chef de nos forces dans le Sud, le général Leopoldo Cintra Frías, nous transmit cette demande. Nous répondîmes que nous prêterions seulement cet appui si toutes les forces et tous les équipements angolais sur ce front étaient placés sous commandement cubain dans le Sud angolais. Tout le monde comprenait que notre exigence était une condition indispensable pour transformer l’ancienne base en endroit idéal pour frapper les forces racistes sud-africaines.
Notre «oui» arriva en Angola en moins de vingt-quatre heures. Décision fut alors prise d’y expédier sur le champ une brigade blindée. Plusieurs autres étaient cantonnées sur cette même ligne en direction de l’ouest. Le principal obstacle était la boue et le sol gorgé d’eau par les pluies saisonnières, ce qui obligeait à vérifier chaque mètre pour détecter les mines antipersonnel.
On envoya aussi à Cuito les hommes nécessaires pour manœuvrer les chars et servir les batteries de canons dont le personnel avait disparu. La base était coupée du territoire situé à l’est par le Cuito, un fleuve au débit rapide que franchissait un pont solide que l’armée raciste attaquait désespérément. Jusqu’au jour où un avion téléguidé bourré d’explosifs parvint à s’y écraser et à le rendre inutilisable. Il fallut faire passer plus au nord les chars angolais à la retraite, qui pouvaient encore rouler, tandis que ceux qui ne pouvaient plus le faire furent enterrés, leurs armes braquées vers l’est.
Par ailleurs, un dense alignement de mines antipersonnel et antichars transformait l’autre rive du fleuve en un piège mortel. Quand les forces racistes reprirent leur avancée, elles se heurtèrent à cette muraille, toutes les pièces d’artillerie et tous les chars des brigades cubaines les prenant pour cibles depuis la zone de Cuito. Les chasseurs Mig-23 jouèrent un rôle spécial, ne cessant d’attaquer l’ennemi : même à près de 1 000 kilomètres à l’heure, leurs pilotes étaient capables de distinguer, en volant en rase-mottes, si les servants des pièces d’artillerie étaient des Noirs ou des Blancs.
Quand l’ennemi, épuisé et bloqué, entreprit de se retirer, les forces révolutionnaires se préparèrent aux derniers combats. De nombreuses brigades angolaises et cubaines, se tenant à bonne distance les unes des autres, se déplacèrent à vive allure vers l’ouest où se trouvaient les seules routes larges par lesquelles les Sud-Africains entreprenaient toujours leurs actions contre l’Angola. L’aéroport, en revanche, se trouvait à environ 300 kilomètres de la frontière avec la Namibie encore totalement occupée par l’armée de l’apartheid. Tandis que les troupes se réorganisaient et se rééquipaient, il fut décidé de construire de toute urgence une piste d’atterrissage destinée aux Mig-23.
Nos pilotes utilisaient les avions livrés par l’URSS à l’Angola, et dont le personnel n’avait pas eu le temps de recevoir la formation nécessaire. Plusieurs avions étaient inutilisables après avoir été parfois victimes de nos propres artilleurs. Les Sud-Africains occupaient encore une partie de la route nationale qui conduit en Namibie depuis le bord du plateau angolais. Pendant ce temps, ils bombardaient les ponts traversant le puissant fleuve Cunene, entre le sud angolais et le nord namibien, au moyen de canons de 140 mm d’une portée de près de quarante kilomètres. Le problème principal était que les racistes sud-africains possédaient, selon nos calculs, de dix à douze armes nucléaires et qu’ils avaient fait des essais, y compris dans les mers ou les régions glaciales du sud.
Le président Ronald Reagan leur avait donné l’autorisation, et Israël leur avait livré, entre autres équipements, le dispositif nécessaire pour faire détonner la charge nucléaire. Aussi avions-nous organisé notre personnel en groupes de combat ne dépassant pas mille hommes qui devaient marcher la nuit sur une grande étendue de terrain, accompagnés de chars de combat équipés de DCA.
Selon des informations de bonne source, les Mirages de l’armée sud-africaine ne pouvaient pas transporter ces armes atomiques ; il leur aurait fallu des bombardiers lourds, du type Canberra. De toute façon, notre DCA disposait de nombreux types de missiles capables d’atteindre et de détruire des objectifs aériens à plusieurs dizaines de kilomètres de nos troupes.
Qui plus est, les combattants cubains et angolais avaient occupé et miné un barrage de quatre-vingt millions de mètres cubes d’eau situé en Angola. La rupture de ce barrage aurait équivalu à plusieurs armes nucléaires. De son côté, un détachement de l’armée sud-africaine occupait une centrale hydraulique fonctionnant à partir des violents courants du fleuve Cunene, juste avant la frontière namibienne.
Quand, sur ce nouveau théâtre d’opérations, les racistes se mirent à utiliser leurs canons de 140 mm, les Mig-23 les attaquèrent vigoureusement. Les survivants abandonnèrent l’endroit, y laissant même des affiches critiquant leurs chefs. Telle était la situation au moment où les forces cubaines et angolaises progressaient vers les lignes ennemies. C’est dans ces conditions que nous apprîmes que l’ennemi était prêt à négocier. Fin de l’équipée impérialiste et raciste sur un continent dont la population sera supérieure, dans trente ans, à celle de la Chine et de l’Inde réunies.
Commandant Fidel Castro Ruz (Extraits d’un texte publié par l’auteur le 18 décembre 2013)
Le Reporter