Le Témoin : Mon colonel, quelle lecture faites-vous de la situation au Mali en tant qu’analyste géopolitique et spécialiste des questions de Sécurité et Défense ?
Abdourahim Kébé : Une lecture amère et regrettable dans ce qu’il faut à priori considérer comme un bras de fer entre les dirigeants militaires maliens de la Junte et la Communauté Économique des États de l’Afrique de l’Ouest (Cedeao). Une organisation sous-régionale qui vient d’infliger au Mali des mesures punitives destinées à faire pression sur la Junte. Il s’agit de pressions à caractère politique, économique et diplomatique avec la fermeture des frontières terrestres et aériennes par les pays membres voisins du Mali, la suspension des échanges non-nécessaires, le blocage des aides financières, le gel des avoirs maliens auprès de la BCEAO et le rappel des ambassadeurs. Il convient toutefois de s’interroger sur la cohérence et la légitimité de telles mesures dans le contexte actuel du Mali. Il faut reconnaitre que la Cedeao avait suscité beaucoup d’espoir au moment de sa création en 1975 pour accélérer le développement économique des États membres et, plus tard, dans les années 90 avec son implication dans la résolution de conflits et le maintien de la paix dans la sous-région. Force est cependant de constater que l’institution sous régionale est aujourd’hui délégitimée et décrédibilisée par une communauté de présidents mal élus, champions de coups d’Etat constitutionnels, de mal gouvernance, de violation des principes démocratiques et en rupture de ban avec leurs peuples. C’est pourquoi, à la place d’une Cedeao des peuples, nous avons un Club de solidarité de présidents illégitimes qui ne symbolisent pas l’expression de la volonté populaire. Au Mali, c’est le peuple qui s’est exprimé en observant une fronde contre le président feu Ibrahim Boubacar Keïta (Ibk) décédé avant-hier, et qui a abouti à sa chute en août 2020. Depuis lors, la peur s’est installée dans le camp de tous ces présidents impopulaires et s’est renforcée avec le renversement du régime de Condé qui s’était octroyé un troisième mandat contre la volonté du peuple guinéen. En fait, par ces sanctions, les chefs d’Etat de la Cedeao cherchent à exorciser l’effet domino et dissuader toute velléité de déstabilisation de leurs propres régimes. Ils craignent pour eux-mêmes. Or, il est clair qu’un chef d’Etat n’a rien à craindre s’il respecte la Constitution de son pays, observe la bonne gouvernance, respecte le peuple et ses biens ainsi que les principes démocratiques. Cette peur les rend vulnérables. S’étant aliénés leurs peuples, les dictateurs, francophones surtout, se tournent vers l’ancienne puissance coloniale en espérant sa protection. Mais cette connivence avec la France est le reflet d’un déphasage avec l’évolution des mentalités de la jeunesse africaine qui reproche à ses dirigeants le fait de rester accrochés à un monde qui s’en va, plutôt que de prendre le pouls de ceux qu’ils sont censés représenter et anticiper sur un monde qui va venir.
Etes-vous du même avis que ceux pensent que c’est la France qui instrumentalise la Cedeao où l’on retrouve pourtant des pays anglophones ?
La promptitude du président français à magnifier les sanctions prises par la Cedeao à l’encontre du Mali et à saisir le Conseil de sécurité de l’Onu atteste cette instrumentalisation de la France. Dans la même foulée, la France a embarqué toutes les institutions européennes dans son combat visant à soutenir et renforcer les sanctions de la Cedeao contre le Mali. En cherchant à fragiliser la junte au pouvoir à Bamako, la Cedeao accrédite la thèse de cette instrumentalisation par le président Macron qui, en fait, se fait un baroud d’honneur à donner une leçon mémorable au colonel Assimi Goita, face à l’Afrique et au monde. La France a, en effet, du souci à se faire au Mali, au moment où le sentiment anti-français a atteint un niveau jamais égalé en Afrique de l’Ouest, avec l’émergence un peu partout de jeunes leaders politiques qui promettent de faire tabula rasa sur les relations périmées avec une France qui exploite plus qu’elle ne coopère. Assimi Goita est de cette trempe, même en uniforme. Le journal « Le Témoin » a révélé dans sa parution du 14 janvier 2022 ce qui a vraiment fâché la France : le refus de Goita « de faire transiter les transactions financières internationales du Mali par le Trésor français comme l’exige le système de garantie du Franc Cfa par la France ».
Aux yeux de certains experts, ces transactions sont d’ordre économique, et non politique. Alors que la crise opposant la Cedeao à la Junte malienne est purement politique…
Justement, ce refus de transactions a sans doute poussé la France à se braquer politiquement contre le Mali. Donc, il y a de quoi saluer l’initiative courageuse de Goita pour émanciper son pays du diktat financier de la France. La France craint aussi l’effet domino et, en conséquence, est en train de jouer toutes les cartes en sa possession pour contrecarrer la junte et la faire venir à résipiscence selon ses propres termes. En fait, non seulement les militaires maliens reprennent leur souveraineté, mais encore, ils contrarient gravement les plans de l’ancienne puissance coloniale qui se voit désormais concurrencer par la Russie et la Chine. Une telle incursion de puissances militaires et économiques dans son pré carré est considérée comme un acte de guerre et la France se réserve plusieurs options. L’instrumentalisation de la Cedeao n’est qu’une étape pour parvenir à l’état final recherché par l’Hexagone.
L’Etape finale, qu’est-ce vous voulez dire par là ?
Je veux dire que la France veut ramener à tout prix le Mali dans le giron des pays soumis en œuvrant pour la chute du régime du colonel Assimi Goita tout en montrant à d’autres potentiels dirigeants africains francophones insoumis que nul ne peut braver impunément ‘l’autorité impériale’. Mais la France n’agira pas en visage découvert, du moins pour l’instant. Pour l’heure, les valets de Macron, comme l’avait écrit le grand éditorialiste Mamadou Oumar Ndiaye (Ndrl : Notre dipub), vont faire le sale boulot en vue de parvenir à un pourrissement de la situation propice à l’exécution d’un plan contre le Mali et ses autorités. Le gel des avoirs du Mali à la Bceao espère arriver aux mêmes résultats obtenus contre Laurent Gbagbo de la Côte d’Ivoire qui a été étouffé par les sanctions que lui avait imposées la Cedeao à l’époque. Mais ce qui a été opérant en Côte d’Ivoire ne le sera pas forcément au Mali car les contextes sont différents. Déjà, l’embargo contre le Mali risque de montrer très vite ses limites avec trois pays frontaliers que sont l’Algérie et la Mauritanie (non membres de la Cedeao) mais aussi la Guinée, membre) qui ont refusé de fermer leurs frontières (Ndlr, la Mauritanie vient finalement de céder aux pressions de la France). C’est ce qu’ont compris les chefs d’État de la Cedeao qui commencent à agiter l’idée d’une possible intervention militaire. C’est le retour de la même antienne chantée en chœur depuis la chute de l’ancien président feu IBK en 2020.
Que pensez vous d’une éventuelle intervention militaire au Mali dès lors la Cedeao a fait allusion à sa Force en attente ?
Il est vrai que la Cedeao dispose d’un bras armé dont l’histoire remonte au début des années 90 avec la mise sur pied d’un Groupe de Contrôle du cessez-le-feu de la Cedeao, l’Ecomog, précipitée par la guerre civile au Liberia. D’abord Force d’interposition, la Force armée de la Cedeao s’est muée en Force militaire de réaction rapide. Chaque État membre s’est engagé à mettre en place au sein de ses forces armées des unités en état d’alerte prêtes à se déployer dans le cadre de cette force de réaction rapide. Toutefois, on est en droit de se demander ce qui fonderait la légitimité de la Cedeao à éventuellement intervenir au Mali dans la mesure où le mécanisme de l’organisation destiné à assurer la sécurité et la paix collectives et dénommé “Mécanisme de Prévention, de Gestion, de Règlement des Conflits, de Maintien de la Paix et de la Sécurité” n’a pas prouvé son efficacité en amont de la crise malienne. Où était la Cedeao quand le Mali s’effondrait ? L’organisation sous-régionale est toujours muette quand les chefs d’Etat tripatouillent les constitutions nationales, violent les droits de l’homme et limitent l’expression démocratique dans leurs pays. Il s’y ajoute que la plupart des chefs d’Etat de la Cedeao manquent sérieusement de crédibilité parce qu’étant eux-mêmes illégitimes et vomis par leurs propres peuples. Il est temps pour la Cedeao d’admettre que les coups d’Etat constitutionnels sont tout aussi porteurs d’instabilité que les coups d’Etat militaires. Ils sont à loger à la même enseigne, désormais. La cohérence et la crédibilité de l’organisation sont à ce prix. Par ailleurs, vendredi, les Maliens ont procédé à une démonstration de force sur toute l’étendue de leur territoire, pour apporter une cinglante réplique à la Cedeao et à la France, pour leur signifier que seul le peuple est souverain et que ce peuple est en accord avec la junte. Cette adhésion populaire doit amener la Cedeao à se remettre en cause et à revoir ses sanctions car, en définitive, on ne peut pas être plus royaliste que le roi. Elle devra également les dissuader de toute intervention armée d’autant plus que le Mali n’est plus seul, avec la redynamisation de la coopération militaire avec la Russie qui, contrairement à ce que certains pensent, s’ancre dans une longue tradition. Le président russe, Vladimir Putin, est un allié de taille qui sait défendre ses amis, dissuader et décourager les velléités de n’importe quelle puissance. Le président Assad de la Syrie ne serait plus là aujourd’hui sans le soutien décisif de l’homme fort du Kremlin. C’est dire que le colonel Goita n’est pas un novice. Mais Paris n’abdiquera pas pour autant. A défaut de faire partir le colonel, elle pourrait abattre une autre de ses cartes maitresses en s’installant définitivement au Nord du Mali, en encourageant une partition de fait du pays.
Pour vous, la Cedeao doit décrypter le message de vendredi dernier du peuple malien massivement soutenu par les peuples d’Afrique…
Oui ! Il revient à la Cedeao de décrypter non seulement le message du peuple malien mais aussi celui des peuples de la Cedeao. Et de continuer à travailler avec les autorités de la transition en recherchant un équilibre entre les intérêts du peuple malien et les principes fondamentaux de l’organisation. Eu égard à tout ce qui précède, il apparait clairement que la Cedeao a besoin de changer de fusil d’épaule en prenant les bonnes décisions pour l’intérêt exclusif des peuples. Elle devrait se focaliser davantage sur la bonne gouvernance et l’Etat de droit, la lutte contre la corruption et le blanchiment d’argent, la promotion d’institutions démocratiques dans chaque État membre, mais aussi et surtout, déclarer sans ambages que le troisième mandat est anticonstitutionnel. C’est à ce prix qu’elle retrouvera sa vocation originelle de Cedeao des peuples.
Propos recueillis par
Pape Ndiaye
« Le Témoin » quotidien sénégalais