Spécialiste de l’Afrique des Grands Lacs et professeur d’histoire contemporaine à l’université de Pau, le professeur Christian Thibon analyse le retour de Pierre Nkurunziza et sa tentative de reprise en main du pouvoir.
Mercredi 20 mai, Pierre Nkurunziza a signé un décret reportant au 2 juin les élections législatives et communales initialement prévues le 26 mai. Le processus électoral pourra-t-il aboutir ?
Les principaux bailleurs de fonds, les Etats-Unis et l’Union européenne, ont exprimé leurs inquiétudes et de nombreux problèmes logistiques risquent de se poser : la mise en place d’une infrastructure électorale en flux tendus avec un calendrier serré, la participation dans les commissions électorales locales des partenaires de la société civile et des églises, en particulier de l’église catholique.
Les prérequis démocratiques minimums ne sont pas observés au Burundi et il est difficile de mener une campagne avec des radios qui n’arrivent pas à émettre, une opinion publique qui n’est plus libre et un contexte sécuritaire qui se dégrade. Donc, des considérations techniques et politiques rendent difficiles la bonne tenue de ces scrutins.
Quels sont les scénarios envisageables ?
Le pouvoir peut être tenté de mener ces élections coûte que coûte quitte à bafouer les règles démocratiques. Ce qui reproduirait l’expérience des élections ratées de 2010. Toutefois, la communauté internationale les avait alors reconnues, une fois de plus. Donc là encore, le verdict des urnes risque d’être contesté mais sera probablement avalisé.
Mais à l’occasion de ces élections, des tendances plus fines de l’opinion burundaise pourraient bien se dégager dans les résultats. Pour le moment, il y a une très forte protestation en zone urbaine, à Bujumbura, alors qu’en milieu rural, c’est l’attentisme qui prime pour le moment. Au lendemain de ces élections législatives, nous allons peut-être avoir une opinion plus diversifiée à l’intérieur du pays bien que celle-ci s’exprimera dans un contexte de peur, de fuite et de répression.
Comment s’explique cette opposition entre une mobilisation urbaine et cet attentisme rural que vous soulignez ?
Cette opposition entre ville (et au-delà de la capitale, la plaine littorale du lac Tanganyika) et intérieur du pays, c’est-à-dire les collines et des plateaux, est finalement assez classique. Même si on peut supposer que l’influence de la société civile se soit étendue en milieu rural, cette fois-ci, la mobilisation est restée urbaine.
Une des conséquences de l’échec du putsh est qu’au sein de la paysannerie, le retour de Pierre Nkurunziza est peut-être perçu comme un retour de la paix et de la sécurité. Ce sentiment peut prospérer dans un monde rural actuellement déconnecté et privé d’informations car les radios privées ont été empêchées d’émettre. C’est assez paradoxal : en fin de compte, la recherche de l’épreuve de force et une stratégie de terreur menée par le pouvoir ont transformé Pierre Nkurunziza en une victime d’une tentative de coup d’Etat, dont il est sorti vainqueur en se présentant comme le garant de l’ordre, alors qu’il n’avait fait qu’attiser le conflit.
Donc Pierre Nkurunziza sort renforcé mais déligitimé ?
Aux yeux de l’opinion internationale et de la société civile de Bujumbura, il est clairement déligitimé. Mais pas forcément aux yeux des habitants de l’intérieur du pays, des collines et des plateaux, soit 80 % de la population. Et même si l’église catholique, principal autorité morale qui encadre ces sociétés rurales, se soit clairement prononcée contre un troisième mandat de Pierre Nkurunziza. Malgré les échecs dans les politiques publiques, certains paysans préfèrent penser que Pierre Nkurunziza est un moindre mal comparé à cette inconnue nommée guerre civile.
Quelle lecture faites-vous du rôle de l’armée ?
L’armée est à l’image de la société burundaise au lendemain de la guerre civile, en phase de recomposition sur la base d’un compromis historique, la « paix des braves ». Elle est la seule institution véritablement pluriethnique, un corps qui s’est reconstitué et a considérablement évolué au cours de ces dix dernières années, tout en se professionnalisant dans le cadre des missions à l’étranger et en ménageant les ambitions individuelles des généraux qui se sont enrichis.
Dans les faits et jusqu’à présent, l’armée a essayé de désamorcer la crise. A la différence de la police et des services de renseignements, elle a eu une position modératrice et ne réagit plus comme autrefois, en faveur d’une minorité ethnique, régionale… Elle ne peut plus agir ouvertement en faveur d’un camp car cela provoquerait des différents internes et à terme son explosion.
Risque-t-on un glissement vers un conflit ethnique ?
Plus le conflit politique actuel va durer, plus les peurs, les rancœurs vont s’accentuer et plus le risque de conflit ethnique se renforce. C’est malheureusement en partie inscrit dans la logique de la radicalisation de la part du pouvoir qui joue cette carte. Ce qui accentue cette tendance est la peur, un élément irrationnel, excessif, presque paranoïaque, mais qui réveille des mémoires. Plus la crise politique dure, plus ce risque de régression ethnique sous-jacent est grand.
De nouveaux acteurs sont-ils apparus dans cette crise ?
On a vu apparaître une société civile nouvelle, avec un réseau d’ONG et aussi, des réseaux sociaux, et des groupes structurés fédérés et globalisés. Mais un autre acteur s’est révélé au cours de cette crise : l’église catholique. Les autorités catholiques ont toujours été un acteur important de la vie sociale au Burundi, mais en retrait de la vie politique ou du moins très prudent. Cette fois, l’église s’est positionnée publiquement, ce qu’elle n’avait jamais fait auparavant.
Quid du rôle des pays voisins ?
Les chefs d’Etat et de gouvernement de la Conférence Internationale sur la région des Grands Lacs (CIRGL), de la Communauté est africaine de développement d’Afrique australe (SADC) ont exhorté Pierre Nkurunziza à repousser l’échéance électorale. Le président kenyan, Uhuru Kenyatta, a été très clair à ce sujet.
La communauté est-africaine a besoin de stabilité politique pour mener à bien ses grands projets économiques. Même si le Burundi joue un rôle minime dans cette économie régionale qui est en train d’émerger, la communauté ne peut pas laisser se développer un pôle d’instabilité.
D’autant que l’enjeu de l’Afrique de demain, c’est le développement des bassins intérieurs (Burundi, Ouganda, Rwanda), des espaces qui seront les relais des économies émergentes littorales. Donc c’est la realpolitik qui guide les pays de la région qui font de la stabilité une priorité, quitte à admettre des situations intenables sur le plan des droits de l’homme.
Que révèle cette crise au Burundi à l’échelle régionale et continentale ?
A l’échelle du continent, il apparaît que les leaders, les partis politiques et les différents autres acteurs (société civile…) ont fait le choix de renoncer à la violence, durant les périodes électorales, comme une stratégie de conquête du pouvoir et de reconnaître des règles démocratiques à minimum. L’histoire immédiate du Nigeria, du Kenya, du Sénégal, entre autres, l’a démontré : les élections se sont déroulées sans éclats de violences. D’autres pays, dont la Tanzanie, sont, seront devant un tel défi. C’est un fait nouveau à l’échelle du continent.
Il en est tout autrement du système politique burundais qui est en fait en crise depuis 2010, les dernières élections générales. Une crise structurelle masquée par l’autoritarisme du régime et par une certaine stabilité géopolitique et de facto une reconnaissance du Burundi par la communauté internationale. Dans un tel contexte, les élections ne sont alors qu’un temps d’aiguisement de cette crise qui remet en cause un pouvoir contesté, qui n’a pas la capacité de redistribution des certaines richesses que l’on retrouve dans des pays voisins qui s’illustrent pourtant par une gouvernance autoritaire. Cette gouvernance permet alors d’entretenir une certaine popularité et de maîtriser les périodes électorales, comme ce fut le cas au Rwanda ou en Ouganda par exemple.
La crise politique en cours au Burundi sera-t-elle irréversible ?
Au regard des images diffusées depuis Bujumbura, on peut penser que cette crise augure une guerre civile, mais à l’intérieur du pays, c’est une autre situation. L’irréversible n’a pas été atteint. On n’est pas encore dans une situation de guerre civile ouverte, ni de répression massive d’ailleurs. On a l’impression que tous les acteurs sont conscients qu’ils ne peuvent pas dépasser une certaine ligne rouge, qu’il y a des choses qu’ils ne peuvent plus faire.
Source: lemonde.fr