Dans la palette des instituteurs africains du Soudan figure Bouillagui Fadiga. Aujourd’hui, un lycée de la capitale porte son nom. L’école fondamentale de Sokolo, autrement dit Chouala, dans le Cercle de Niono, aussi. à Rharouss, dans la Région de Tombouctou, la bibliothèque locale porte également son nom. Décédé un an avant l’indépendance du Mali, Bouillagui Fadiga aura laissé l’image d’un fonctionnaire colonial dévoué. Il est aussi l’auteur de plusieurs publications. Sa réputation intellectuelle fut solidement établie aussi bien à l’intérieur qu’à l’extérieur de la colonie. Il a été membre correspondant du Comité d’études historiques et scientifiques de l’Afrique occidentale française.
En 1936, Bouillagui est Chevalier de la légion d’honneur. En 1937, il est Officier d’académie. Pour « services éminents » rendus à la France. Absent dans le débat syndical et politique qui a conduit le pays à l’indépendance, beaucoup sont ceux qui n’ont pas hésiter à lire l’activité du « maïtre d’école » à l’aune de la bureaucratie coloniale dont il était un fieffé défenseur.
Amadou Hampâté Ba a été son élève à « l’école primaire supérieure et d’apprentissage de Bamako ». Il a rapporté ses souvenirs dans son ouvrage « Amkoullel. L’Enfant peul ». Voici le portrait qu’il dresse : « J’eus pour Maïtre, M. Bouillagui Fadiga, qui, par la suite, devint célèbre au Soudan (Mali). D’une intelligence très vive, il avait un langage intellectuel que les Européens de l’époque, qui aimaient lire ses écrits, qualifiaient eux-mêmes d’étonnant. A la tête de l’école, veillait toujours, M. Assomption, cet ancien instituteur devenu Inspecteur de l’enseignement primaire et qui fut, on peut le dire, le père culturel de tous les vieux fonctionnaires indigènes originaires du Soudan. M. Assomption était particulièrement fier de Bouillagui Fadiga qu’il appelait « un pur produit intellectuel de la culture française » (Amadou Hampâté BA, Amkoullel. L’Enfant peul. Mémoires, Paris 1991).
Ce témoignage vient confirmer l’appréciation de l’Inspecteur de l’Académie du Soudan d’alors, Frédéric Assomption dont Bouillagui Fadiga parvint à être l’adjoint, une position enviée. C’est donc en toute confiance que Assomption désigna Bouillagui pour aller prendre en main « l’École Médersa des fils de chefs et Notables Indigènes du Soudan français » à Tombouctou. Cette médersa avait été ouverte en 1917 par le gouverneur Clozel qui voulait obtenir l’adhésion de l’aristocratie locale et principalement les nomades aux principes de la colonisation. Il en confia la direction au père défroqué Auguste Dupuys-Yacouba. Quelques années après, les Français ont fait le constat que les « nomades blancs » refusaient d’envoyer leurs enfants à l’école. Ils précisaient que cette réticence découlait essentiellement du fait que les « Blancs » ne voulaient pas que leurs enfants soient au contact des « Noirs ».
C’est pour corriger ces aspects et surtout lutter contre le fanatisme latent que Assomption entreprit de réorganiser l’école pour en faire une institution de la République. Bouillagui Fadiga pouvait faire ce travail. L’Inspecteur mettait en avant deux qualités pour ce choix stratégique : « ses compétences professionnelles » et « son absolue dévotion à notre cause ». Il est régulièrement présenté comme « un de nos excellents maîtres soudanais ». Hampâté Ba, dans son portrait, finit par voir en Bouillagui Fadiga un des vecteurs de la dépersonnalisation des Africains : « Et c’était bien là effectivement, ce qu’avec les meilleures intentions du monde on voulait faire de nous : nous vider de nous-mêmes pour nous emplir des manières d’être, d’agir et de penser du colonisateur. On ne peut dire, dans notre cas, que cette politique ait échoué. à une certaine époque ; la dépersonnalisation du ‘sujet français » dûment scolarisé et instruit était telle, en effet, qu’il ne demandait plus qu’une chose : devenir la copie conforme du colonisateur au point d’adopter son costume, sa cuisine, souvent sa religion et parfois même ses tics ! »
L’instituteur lui-même étant une copie du modèle français ne pouvait que travailler à la reproduction du système. Il accomplit ses devoirs avec zèle. Il débarque à Tombouctou avec plein de générosité. David Robinson et Jean-Louis Triaud ont documenté le passage de Bouillagui Fadiga à Tombouctou dans leur ouvrage collectif « Le temps des marabouts. Intinéraires et stratégies islamiques en Afrique Occidentale Française. 1880-1960. Karthala, 1997 ». Ils rapportent la rudesse des méthodes et des moyens mis en œuvre par l’instituteur dont la mission était en réalité de contrôler et d’agir pour l’enseignement dont une partie était dispensée en arabe. Fadiga va s’illustrer par une manière peu diplomatique : il impose un mode vestimentaire, une discipline stricte et des mesures de propreté ; il fait muter des enseignants qui ne lui plaisent pas. De ceux-ci, il attendait qu’ils préparent leurs leçons avec rigueur avant de les lui soumettre. Il renvoie de l’école les enfants qui n’avaient pas de grandes capacités ou considérés comme âgés.
Dans ses comptes rendus à ses supérieurs, il insistait sur le « caractère antipathique » et « le manque d’enthousiasme » des élèves. La population de Tombouctou ne tarda pas à s’élever contre cet agent colonial, devenu un tyran. Cet état de fait avait été déjà décrit par le journalise Albert Londres qui a visité le Soudan en 1828. Évoquant les rapports entre les Noirs au service de l’administration coloniale et leurs congénères, il a pu faire le constat suivant : « Dès que le Noir représente l’autorité, il est féroce pour ses frères. Il les frappe, saccage leur case, mange leur mil, ingurgite leur bangui, exige leurs filles. La chéchia a de belles vertus sur les bords du Niger ! »
Les auteurs rapportent comment Bouillagui Fadiga va être « espionné » quotidiennement dans ses faits et gestes ; ses domestiques craignant d’être victimes des pratiques de maraboutage ne souhaitent plus travailler pour lui, ses enfants ont peur. Il sera finalement rappelé à Bamako, au bout de deux ans. Sur les origines de Bouillagui Fadiga on sait peu de choses ; ni sur son âge véritable, ni même sur son lieu de naissance. Dans leur ouvrage collectif, « les hussards noirs de la colonie, Karthala, 2018), Céline Labrume-Badiane et Etienne Smith, situent sa naissance aux environs de 1890, à Sofara, dans l’actuel Cercle de Djenné. On peut difficilement accorder du crédit à ces informations quand on établira que le jeune Bouillagui ira à l’école en 1895, donc à cinq ans ; ce qui pour l’époque était improbable. Sur la photo qui ornait un des murs du lycée qui porte son nom à Bamako, il est indiqué qu’il a vu le jour en 1883. Il serait allé à l’école à l’âge de 12 ans, ce qui devait être effectivement le cas pour beaucoup de cette époque. C’est cette date que nous retenons.
On sait avec certitude qu’il est décédé en 1959, un an avant l’indépendance du Mali. On sait aussi avec certitude qu’il a été recruté à l’école à Sokolo, une très vieille localité au carrefour des contacts entre la Mauritanie, le lac Débo et Ségou. Sokolo fait partie de l’épopée de l’empire du Ghana, donc un très vieux village.
Sokolo a été érigé en cercle, par l’administration coloniale, le 23 juin 1893, soit trois ans seulement après l’entrée de Archinard à Ségou. Le capitaine Colgnard s’y installa et croisera le fer avec le marabout Peul Elhadji Bougouni Ba qui était un des soutiens sérieux de Amadou Cheick Oumar Foutiyou. Le colonel Bonnier, alors commandant y séjourna. Le territoire finira par être « pacifié » et la seconde étape fut l’ouverture d’une école. Celle-ci a été créée en 1895. C’était la deuxième du genre après la légendaire école de Kayes. L’école n’a commencé à fonctionner véritablement que le 23 mars 1896. En fait d’école, il fallait juste comprendre des élèves à l’ombre d’un arbre, les yeux rivés sur un tableau à chevalet. Le premier moniteur était un militaire, le sergent Lebeau.
Pour inculquer les rudiments de la langue française et du calcul à ses élèves, le sergent Lebeau, payé à 30 Francs, devait passer par le truchement d’un interprète payé à 10 Francs. Bouillagui Fadiga a été « pris à l’école des Blancs » en même temps que Daba Kéita, le père de Mamadou dit Modibo Kéita, le futur président de la République du Mali. Daba Kéita, lui, venait de Guiré, dans le Cercle de Goumbou, un vieux village qui aujourd’hui relève du Cercle de Nara.
En 1900, beaucoup d’écoles du Soudan, pour diverses raisons, vont être fermées. Les élèves méritants seront transférés à Kayes pour le reste de leur cursus. Ce qui fut le cas pour les jeunes Bouillagui Fadiga et Daba Kéita. Ils continueront au Sénégal pour des destins différents. Tandis que Bouillagui optait pour l’école normale d’instituteurs, pour devenir « maître d’école », Daba optait pour une carrière dans l’administration, en devenant « Commis expéditionnaire ». Daba s’installa à Bamako pour toujours quand Bouillagui va exercer à l’intérieur du pays ; à Koutiala, Bougouni, Tombouctou, Bamako enfin.
Outre l’enseignement, Bouillagui va se révéler comme un prolifique écrivain, auteur d’une grande production monographique, dans la suite de l’école ethnologique française portée par Marcel Mauss et dont la consécration va être la création de l’Institut fondamental d’Afrique noire, avec Théodore Monod. Sa publication sur « la circoncision chez les Markas » a enlevé le troisième prix de l’Afrique occidentale française en 1934. Ces prix étaient décernés par un jury composé de l’Inspecteur d’Académie, le directeur de cabinet du gouverneur, deux représentants du Comité d’études historiques et scientifiques et trois membres désignés par le gouverneur en raison de leurs compétences.
à ce concours, le jury avait écarté le travail présenté par Fily Dabo Sissoko intitulé : « Essai sur le totémisme soudanais ». L’appréciation était que l’œuvre était « jugée intéressante mais prouvant un esprit confus qui aborde sans préparation scientifique d’importantes questions générales ; il révèle une mentalité plutôt qu’il n’apporte une contribution utile ». Le président du jury se mit en mission pour « ne pas encourager l’auteur dans cette voie ». Mais n’empêche, Fily Dabo finira par accomplir une importante carrière littéraire à côté de son parcours d’instituteur et d’homme politique.
En 1932, Bouillagui Fadiga a publié dans le « Bulletin mensuel de l’Agence économique de l’Afrique occidentale française » une « Étude sur les marchés indigènes : le marché de Sofara ». On découvre à travers le texte, l’œil et l’oreille d’un fin observateur doté d’une grande capacité de description et de narration. Il écrivit sur Archinard, notamment sur ce que les Soudanais pensaient de l’officier colonial. Il a aussi écrit sur la culture arabe au Soudan et à Tombouctou, présenté l’école rurale. Il défend la ruralisation prônée par Frédéric Assomption.
Aujourd’hui, il importe de mettre à jour les publications de Bouillagui Fadiga. Construire la mémoire de notre vécu collectif, passe par là.
Source: L’Essor- Mali