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Au Burkina Faso, ses « rappeurs engagés » malgré eux

Musique désormais globalisée, le rap arrive au Burkina Faso – plus généralement en Afrique de l’Ouest – dans les années 1980 par le biais d’une jeunesse aisée, qui ramène de ses voyages en Europe et aux Etats-Unis des cassettes, des vidéos, des vêtements. D’abord intimiste, il se popularise dans les années 1990 avec le développement des médias et surtout des radios libres. Puis des rappeurs burkinabés émergent. Ils sont reconnus par leur public et les acteurs culturels comme des « artistes engagés ».

monument place Nation Ouagadougou burkina faso

En parallèle, l’industrie du rap en Afrique francophone s’organise peu à peu en réseaux, à travers la création de festivals dédiés à la culture hip-hop dans plusieurs pays, au Gabon, au Sénégal, au Niger et au Burkina. Là, circulent promoteurs musicaux et acteurs culturels.

Comment l’image d’« artiste engagé » acquise par certains rappeurs peut-elle constituer une ouverture vers d’autres mondes que celui du rap ? Dans quels contextes et avec quels enjeux cette « étiquette » peut-elle être vécue comme réductrice, voire contraignante ?

Rap en quête de reconnaissance

Aujourd’hui, il n’existe pas un monde du rap à Ouagadougou : rappeurs et acteurs culturels s’intègrent plutôt à une multitude de mondes de l’art. Certains rappeurs sont plébiscités par des chorégraphes ou des metteurs en scène privilégiant dans leurs créations la dialectique art/politique et la rencontre entre différentes pratiques artistiques.

Ces collaborations constituent une ouverture sur de nouvelles expériences, induisant un travail, des codes et des publics différents. Elles permettent à des rappeurs burkinabés de diffuser leur musique dans d’autres réseaux.

Dans les années 2000, le rap s’impose parmi les autres genres nationaux grâce à des figures émergentes cherchant à légitimer leur place dans la musique burkinabé. Cette intégration passe par un processus d’appropriation du rap au sein d’un espace musical national dominé par le genre « tradi-moderne ».

Nommé ainsi par les acteurs culturels et artistes locaux, il renvoie à toute chanson s’inspirant du « terroir » burkinabé (rythmes, instruments ou chants reconnus comme traditionnels), enregistrée avec des instruments occidentaux ou avec la MAO (musique assistée par ordinateur). Ce genre est soutenu par les institutions culturelles locales comme internationales, qui y voient une affirmation identitaire nationale dans un contexte de mondialisation.

Ce processus permet à certains d’être reconnus nationalement : « Au début, on nous prenait pour des voyous et le rap était mal vu. Il fallait qu’on trouve un moyen d’être écoutés et appréciés des Burkinabés. Il a fallu ralentir le flow, traiter de thèmes proches de nos réalités, s’inspirer de chants et rythmes de nos villages », affirme par exemple Smarty, ancien membre du groupe Yeleen qui a connu un succès important pendant toute la décennie 2000, et qui évolue désormais en solo.

Devenus de « nouvelles figures de la réussite », Smockey, Faso Kombat et Yeleen s’imposent sur la scène musicale burkinabé au début des années 2000. Ils sont les seuls rappeurs de la première génération à continuer aujourd’hui. Malgré leur reconnaissance acquise, le Burkina Faso ne possède pas de véritable industrie musicale : il s’agit plutôt de dynamiques individuelles, carriéristes, cherchant à élargir leur public et multiplier les invitations à se produire sur scène, sans contrat de diffusion ni sponsor.

En parallèle, Ouagadougou, véritable capitale culturelle de l’Afrique de l’Ouest, est devenue le théâtre d’une pléthore de festivals internationaux dédiés à la danse (Dialogues de corps, Festival international de danse de Ouagadougou), à la musique (Saga Music, Jazz à Ouaga), au hip-hop (Waga hip-hop), au théâtre et aux arts de rue (Les Récréatrales, rendez-vous chez nous), au cinéma (Festival panafricain decinéma de Ouagadougou, Fespaco, créé en 1969), aux droits humains (Ciné Droit Libre, Festival international de la liberté d’expression et de la presse)…

Ces manifestations constituent de véritables carrefours, des lieux de rencontres aux opportunités nombreuses, entre musiciens, comédiens, metteurs en scène, scénographes, producteurs et promoteurs, de tous horizons géographiques.

Conscience politique et engagement

Né dans les années 1970 à Ouagadougou d’un père burkinabé et d’une mère française, Smockey – contraction de « se moquer » –, part en France au début des années 1990, notamment pour se former aux métiers du son. Il revient en 2000 s’installer à Ouagadougou et y fonde le studio Abazon (« Allez vite » en bissa, sa langue paternelle), devenu aujourd’hui une référence en Afrique de l’Ouest, ce qui lui assure une stabilité financière.

Bien que sa personnalité artistique s’inspire d’influences multiples, et que ses albums soient volontairement éclectiques (musiques traditionnelles, reggae, différents types de rap, slam, chanson humoristique, musique festive, etc.), la reconnaissance de Smockey s’est construite autour d’une image subversive, due à des propos tenus sur le fonctionnement des systèmes politiques africains, ou lors d’apparitions publiques.

Engagé notamment dans un combat mémoriel et contre l’impunité (affaire Sankara, puis affaire Norbert Zongo), il est perçu comme une figure médiatique par son public, les acteurs culturels et plus largement de nombreux Burkinabés. Lorsqu’il dédie son trophée de meilleur rappeur africain en 2010 « à l’heure du bilan des indépendances, je dédie cette victoire, à tous ceux qui se sont battus, à tous ces grands combattants, Lumumba, Thomas Sankara, … », devant Blaise Compaoré, son discours est largement commenté localement, vécu par certains comme un véritable acte de bravoure, et par d’autres comme une provocation, irrespectueuse et dérangeante.

Sa réputation se renforce lorsqu’il crée en juin 2013 avec Samsk le Jah, chanteur reggae et animateur radio à Ouagadougou, le Balai citoyen, directement inspiré du mouvement Y en a marre au Sénégal. Mouvement civique et politique national sans volonté de prise de pouvoir, le Balai citoyen se définit comme une « sentinelle de la bonne gouvernance et de la démocratie ».

En s’éloignant des mondes artistiques – le Balai citoyen compte peu d’artistes ou d’acteurs culturels parmi ses membres –, Smockey élargit son réseau et utilise sa notoriété pour rassembler.

De nombreuses manifestations du mouvement s’accompagnent de prestations de Smockey, Samsk le Jah et d’autres artistes sympathisants ou membres du mouvement. Le 16 mai 2015, ils organisent un concert à Bobo-Dioulasso, deuxième ville du pays, en fixant comme condition d’entrée la présentation de la carte d’électeur, dans le cadre d’une campagne de sensibilisation intitulée « Après ta révolte, ton vote ».

Ces formes d’engagement en situation sont légitimées avant tout grâce à l’image engagée du rappeur, image construite dans une carrière musicale toujours « en train de se faire ».

Parallèlement, le départ de Blaise Compaoré a largement contribué à la médiatisation internationale du Balai citoyen, tout en l’exposant à de nombreuses critiques. S’imposant comme leader, Smockey apparaît ainsi dans de nombreux reportages, sur Internet, sur France 24 et RFI, notamment.

À travers toutes ses activités, il élargit sa visibilité et, donc, sa reconnaissance. Dans Nuit blanche à Ouagadougou, Smockey clame un texte présent également dans son cinquième album sorti en mars 2015 :

« C’est un peuple qui craque en une nuit blanche

Une danse de tracts que personne ne flanche

Un peuple qui craque en une nuit franche

Une danse d’attaque […] On passe à l’attaque d’accord et c’est tout le pays qui s’affole

On ferme les écoles, on sort les pancartes et les banderoles

Partout dans la ville, il y a dans l’air de l’excitation La place de la nation deviendra place de la révolution […] »

Du rap au théâtre

L’ouverture de ces rappeurs sur d’autres mondes révèle cependant certaines difficultés ancrées dans des rapports de domination. Dans son travail sur les danseurs burkinabés contemporains, la sociologue Altaïr Desprès a par exemple montré que l’apprentissage des codes de la danse contemporaine s’accompagne d’une formation à intellectualiser sa propre pratique artistique.

Autrement dit, un danseur doit savoir expliquer ses choix artistiques en français, langue couramment parlée, et écrite, uniquement par ceux qui ont été scolarisés, ce qui est loin d’être la majorité des artistes d’aujourd’hui. Si dans le monde de la danse contemporaine africaine, les danseurs sont encadrés et formés, les rappeurs burkinabés sont souvent autodidactes. Leurs capacités à s’exprimer en français, à lireet écrire, à s’intégrer à des mondes plus élitistes comme ceux de la danse contemporaine ou du théâtre, dépendent ainsi de leurs parcours et de leurs objectifs de carrière musicale.

Le groupe Faso Kombat, composé de David et Malkhom, fut engagé dans une pièce de théâtre écrite et mise en scène par Aristide Tarnagda, comédien, écrivain et metteur en scène burkinabé. Et si je les tuais tous, madame ? met en scène le monologue d’un exilé, parti à l’aventure en abandonnant ses proches, posté à un feu rouge, qui tente de communiquer avec une automobiliste en lui exprimant ses déceptions, ses angoisses, ses contradictions et sa volonté d’avancer.

Le comédien Lamine Diarra est accompagné sur scène par Faso Kombat et un chanteur burkinabé. Aristide Tarnagda évoquait son admiration pour le groupe de rap : « Par rapport à ce que le texte disait, et puis moi je suis un fan dans l’ombre, je les avais déjà vus sur scène en danse avec Serge [Aimé Coulibaly], et je me disais qu’il y avait quelque chose à faire avec eux; »

David et Malkhom découvrent alors le monde du théâtre en France à travers le festival d’Avignon, en juillet 2013, où la pièce est programmée pendant quatre jours.

David, né à Ouagadougou en 1982, a arrêté l’école en primaire (comme beaucoup d’autres rappeurs), afin de chercher du travail pour subvenir aux besoins de sa famille, après le départ de son père, ancien diplomate, exilé au Ghana depuis le coup d’etat de Blaise Compaoré en 1987. Lorsqu’il fonde le groupe Faso Kombat avec Malkhom, il parle à peine le français, il chante et rappe en mooré. Il l’apprend au fur et à mesure, d’abord avec Malkhom, qui rappe en français, mais aussi avec la médiatisation du groupe. Interviews et tournées en Europe aidèrent à l’apprentissage de la langue.

L’étiquette d’« artiste engagé »

Aujourd’hui, certains rappeurs burkinabés cherchent à rompre avec cette étiquette d’« artiste engagé ». L’intégration de ces rappeurs au sein d’autres milieux constitue cependant une véritable opportunité financière : la pièce est programmée dans une dizaine d’instituts français en Afrique, mais aussi en Europe, et s’accompagne d’une rémunération bien plus importante que les cachets reçus par le groupe pour leurs concerts.

Après avoir sorti leur quatrième album en avril 2013, le groupe Faso Kombat décide de se séparer suite à des divergences artistiques. David évolue désormais en solo, et sort son premier album en mars 2015. Radicalement différent des créations musicales au sein de Faso Kombat, il se tourne aujourd’hui vers un marché africain plus lucratif, affirmant lors d’un échange informel en octobre 2014 à Ouagadougou, être fatigué de jouer la carte de l’« enfant du ghetto engagé » et souhaitant s’ouvrir à d’autres expériences musicales.

Toujours inscrit dans le genre « tradi-moderne », David mêle rythmes du « terroir » et sonorités africaines hyper-dansante en vogue, venues de Côte d’Ivoire, du Nigeria et du Ghana principalement.

La reconnaissance – et l’évolution financière – des rappeurs burkinabés se joue majoritairement sur leurs capacités à intégrer des réseaux internationaux, induisant d’effectuer des séjours en France afin derencontrer des personnalités influentes, démarche suivie par Smarty.

Mépris des rappeurs « renoi » français

Smarty évolue également en solo depuis la séparation du groupe Yeleen en 2011. Devenu lauréat du prix Découverte RFI en 2013 avec son premier album Afrikan Kouleurs, il effectue fréquemment des séjours en France pendant lesquels l’équipe de RFI s’occupe de lui trouver des interviews dans différents médias, le conseille sur ses choix artistiques et lui présente des producteurs et autres personnalitésinfluentes dans l’industrie musicale française.

Souhaitant d’abord intégrer l’industrie du rap français, il finit par signer avec un producteur parisien spécialisé dans l’industrie musicale française généraliste, déçu par des attitudes qu’il juge trop « ghettos ». Il connaît également des difficultés à bénéficier d’articles dans la presse spécialisée. Selon Juliette Fievet, membre du jury du prix RFI, manager du rappeur français Kery James, chroniqueuse à la radio et à la télévision, ces difficultés seraient directement liées à une forme de condescendance :

« C’est bien qu’il ait l’image RFI derrière et ça lui permet d’avoir des médias un peu élitistes type Le Monde, Libé, etc., mais ce n’est pas ça qui fait vendre parce que ces médias ne sont pas populaires. Smarty pour moi devrait avoir toutes ses chances évidemment, sauf qu’en fait quand il est venu là récemment faire de la promo, on a essayé de le pousser auprès des médias hip-hop français.

Et là, j’ai dû m’embrouiller avec la moitié de mes interlocuteurs, qui m’appellent en pleurant tous les jours pour avoir des infos sur Kery James, qui me parlent de diaspora africaine, nous, on est des renoi [Noirs]…

Et quand je leur parle d’un Smarty, finalement, on m’esquive, c’est même pire qu’esquiver : c’est la condescendance que les Noirs français ont envers les Africains, c’est-à-dire qu’ils sont pires que les Blancs français, tu vois ? »

Femme influente dans l’industrie musicale parisienne, Juliette Fievet et son équipe cherchent cependant à l’aider afin de toucher des professionnels autres que ceux passionnés d’« Afrique ». Estimant qu’une signature de contrat avec RFI l’enfermerait dans cette case World Music, Smarty finit par signer avec un producteur de variété française, ce qui lui a permis de rompre avec l’étiquette du « rap africain » qui ne pourrait s’exporter qu’à travers les réseaux internationaux militants ou de la World Music.

Cette démarche induit de s’adapter au marché de la variété française, les références africaines doivent être plus globales pour être comprises par le « grand public » français.

Dans son premier album, Afrikan Kouleurs, Smarty utilisait de nombreuses références africaines. Dans l’album en préparation, la chanson Est-ce que tu réalises change de ton ; l’artiste n’utilise pas le même registre discursif. Au lieu de valoriser une originalité africaine, il prône la ressemblance.

« On a les mêmes déprimes, parfois les mêmes blessures,

Mais la même vision prime, en la foi au futur,

Jeunes banlieusards des cités de Brooklyn,

Devenus une icône des disques de vinyles. […]

Au fond on se ressemble, En vrai on est pareil,

Que des petits ensembles, De la même corbeille.

Si des fois il te semble, Que ta chance sommeille,

La force qui nous rassemble, Est la clé de toute merveille. »

Smarty cherche à s’affirmer au sein d’une élite financière, en contournant toute assignation identitaire figée : il accepte de jouer le rôle de l’artiste africain cherchant à percer en France, tout en diffusant gratuitement sur Internet des morceaux tels que Bouche B.

Ce texte s’adresse aux Burkinabés à qui il conseille de se méfier des opportunistes de la transition politique en cours au Burkina Faso. La chanson a été largement diffusée en radio à Ouagadougou ; elle lui permet de rester connecté et écouté localement, mais aussi de faire valoir plusieurs facettes de sa personnalité artistique.

Les cas de Smarty, David et Smockey permettent de saisir les différents contournements stratégiques mis en place par des artistes africains contemporains au sein de leur carrière musicale. Ils laissententrevoir des appartenances sociales multiples allant d’une certaine élite économique et culturelle à des milieux plus populaires.

La reconnaissance internationale en tant qu’artiste engagé acquise d’abord au sein d’un groupe, Faso Kombat pour David, Yeleen pour Smarty, n’engendre pas toujours une volonté de poursuivre une carrière solo avec les mêmes objectifs.

Ces ruptures correspondent à une volonté de s’extraire d’un milieu dans lequel on a été catégorisé, et une ambition d’avancer vers une reconnaissance plus large, dans un milieu différent, voire dans un pays différent, en multipliant les circulations et expériences au sein de différents mondes, culturels ou militants, locaux comme globaux.

Comment un artiste engagé pourrait-il se considérer comme tel si d’autres finissent par lui imposer cet engagement ? Suivre l’évolution de ces artistes constitue une véritable porte d’entrée à l’étude de la relation entre musique, politique et migration.

Anna Cuomo est doctorante au département d’anthropologie de l’EHESS et doctorante associée à l’Institut des mondes africains (IMAF). Ce texte est publié dans sa version intégrale, sous le titre « Des artistes engagés au Burkina Faso. Rappeurs burkinabé, trajectoires artistiques et contournements identitaires », dans le numéro 254 de la revue Afrique contemporaine, intitulé : « Musique et pouvoir, pouvoirs des musiques dans les Afriques » (coordonnateurs Armelle Gaulier et Daouda Gary-Tounkara).

Source: lemonde.fr

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