ENTRETIEN. Plus que jamais, l’Afrique compte pour le groupe de télécommunications Orange. Son directeur pour le continent s’en est expliqué au « Point Afrique ».
Propos recueillis par notre envoyée spéciale au Cap, Viviane Forson
À 59 ans, Alioune Ndiaye, directeur d’Orange pour l’Afrique et le Moyen-Orient depuis mai 2018, peut s’enorgueillir de s’occuper de régions parmi les plus prometteuses en matière de marché de télécommunications. Fan de Nelson Mandela et du Mahatma Gandhi, il est le premier Africain à occuper ce poste auquel l’a propulsé Stéphane Richard, le patron d’Orange. Un signal fort quant à l’importance accordée en interne à l’expertise africaine, mais aussi la récompense d’un parcours parmi les plus impressionnants. Passé par l’université de Paris-Dauphine où il a étudié les finances et le contrôle de gestion, Alioune Ndiaye est sorti diplômé de Paris Télécom Sud. C’est au Mali, à Ikatel où il a débarqué en 2002, qu’il a fait montre de sa maîtrise. En dix ans, il a fait de cette entreprise la société du groupe Orange à avoir la plus forte rentabilité. Depuis cette expérience dont il n’est pas peu fier, Alioune Ndiaye et sa famille ont acquis la double nationalité sénégalaise et malienne. En 2012, le voilà qui retourne au Sénégal où il prend les manettes de la Sonatel dont Orange est désormais actionnaire majoritaire. Résultat : en 2017, les pays du groupe Sonatel génèrent un chiffre d’affaires de 1,6 milliard d’euros pour 5 milliards sur l’ensemble de la zone MEA. De quoi se faire une place de choix au sein du groupe et gravir les échelons pour arriver au poste qu’il occupe aujourd’hui. Bonne pioche pour Orange, qui a intégré l’importance de l’Afrique dans son développement et qui en a fait l’un de ses meileurs relais de croissance. Né à Mékhé, petit village de la région de Thiès, au cœur de la région du Cayor, le jeune Alioune a grandi dans une famillle très solidaire de dix enfants entre un papa patron d’une usine de production d’algues et une mère toute entière dévouée à l’éducation. « Je n’ai jamais pensé rester en France pour travailler, explique-t-il. J’étais vraiment venu pour faire des études et retourner au service de mon pays, auprès de ma famille. En rendant service à mon pays, le Sénégal, je me sentais utile », confie-t-il d’une voix qui illustre un tempérament discret mais déterminé au cœur de la bataille féroce que se livrent les géants des télécoms et de la tech présents au salon AfricaCom en ce mois de novembre 2019 au Cap, en Afrique du Sud. En patron confiant, Alioune Ndiaye répond aux questions des uns et des autres interpellés par l’offensive très agressive par exemple du groupe Free de Xavier Niel sur un marché aussi important que celui du Sénégal. Sans compter celle de Facebook et de Google, bref des Gafa. Pour Le Point Afrique, Alioune Ndiaye est entré dans les méandres de l’approche de l’Afrique par Orange.
Le Point Afrique : Cela fait un peu plus d’un an que vous êtes à la tête de la branche Afrique d’Orange, avec quelle vision ?
Alioune Ndiaye : Ma vision consiste à développer l’ancrage africain du groupe Orange. Faire en sorte qu’Orange soit la filiale africaine d’un grand groupe international plutôt que la division d’un groupe français qui investit de manière opportuniste en Afrique pour récupérer des dividendes. Je suis très heureux que Stéphane Richard ait décidé de me donner la responsabilité de gérer 19 pays au lieu de 5 auparavant. Je dirigeais le groupe Sonatel qui faisait à peu près le tiers du chiffre d’affaires MEA, en gros 40 % de la rentabilité du groupe Orange. C’est un challenge plus gros, c’est plus de pays, plus de motivation aussi. Ce qui caractérise Orange, c’est que nos filiales sont pilotées localement, c’est-à-dire que les dirigeants et les salariés sont des locaux.
Quelles décisions avez-vous prises pour renforcer cet ancrage africain ?
Nous avons vocation dans les pays où nous sommes présents à participer au développement en investissant massivement. C’est le cas aujourd’hui. Car nous investissons un milliard d’euros par an dans la zone Afrique et Moyen-Orient. Ce qui est énorme. On a déployé et mobilisé un peu partout des connexions 3G. Sur dix-neuf pays, dix-sept ont même accès à la 4G. Nous apportons à nos clients la connexion mais aussi le multi-service, dont des services de paiement mobile. Nous commençons aussi à apporter des services d’énergies et des usages sur l’agriculture, la santé, l’éducation. L’objectif est de permettre à nos clients d’être partie prenante dans la transformation digitale du continent.
Cela demande un changement de paradigme important….
Orange est l’une des rares sociétés à avoir fait le choix stratégique, il y a vingt ans, de rester en Afrique. Ça a commencé par la Côte d’Ivoire, le Sénégal, Madagascar, et aujourd’hui nous sommes dans dix-neuf pays. C’est un choix stratégique qui a été payant. Bien évidemment, le cœur de notre métier est de fournir la connectivité à nos clients, construire des réseaux, les maintenir, mais au-delà de la connectivité notre vision et notre ambition, c’est d’être un opérateur multi-service. Concrètement, nous rapprochons notre innovation, c’est-à-dire nos sites de décisions, au plus près de nos marchés africains. Nous vivons au plus près de nos clients en Afrique. Nous comprenons quels sont leurs besoins et nous essayons de prioriser dans nos innovations les réponses à leurs défis. C’est comme ça qu’Orange money est devenue une réponse à un besoin important des populations en Afrique. Pareil pour l’électricité avec la fourniture des kits solaires. La raison est que nous savons qu’un Africain sur deux n’a pas accès à l’énergie. Dans une zone de type sahélienne, 70 % des familles n’ont pas accès aux réseaux électriques publics. Donc, en vivant sur le continent, on répond mieux aux besoins des populations.
Justement, quel regard portez-vous sur cette transformation digitale confrontée à de nombreux défis sur le continent ?
Pour moi, l’Afrique est un continent en forte croissance. Il y a 1,2 milliard d’habitants et, d’ici 2050, ce chiffre va doubler à 2,5 milliards. La population est jeune. Plus d’un Africain sur deux a moins de 20 ans. Ces jeunes sont férus de nouvelles technologies. Ils les inventent eux-mêmes, ils les adoptent pour monter leurs propres projets de start-up, parfois même en intégrant les solutions qu’on leur founit. Le potentiel est énorme et la transformation digitale de l’Afrique est bel et bien en cours.
Selon la GSMA, il y a 351 millions d’Africains utilisateurs de l’Internet mobile. En 2018, on avait déjà atteint la barre symbolique du milliard de clients avec un téléphone mobile, et en 2025, il est prévu qu’on ait un milliard de smartphones sur la zone Afrique. Notre volonté est de participer à l’accélération de tout ça. Dans ce sens, nous avons signé un accord avec le groupe Itel pour fournir justement la version 4G du Zanza XL à 28 dollars. C’est un moyen pour nous d’accélérer la pénétration de l’Internet parce que ce système Zansa embarque les applications les plus utilisées par les clients comme WhatsApp, Google, Facebook, etc. Mais en plus, il est doté de l’outil de reconnaissance vocale de Google assistant. À ce prix-là, on permet aux populations d’accéder à un téléphone qui est en fait un smartphone. Pendant longtemps, la barrière à l’entrée n’a pas été seulement le prix du terminal, c’était aussi la langue et le fait que beaucoup de personnes sont illettrées en Afrique. Ces problèmes-là sont réglés avec l’assistant Google et de reconnaissance vocale qui est embarqué dans la version Zansa XL.
Dans ce contexte, comment travaillez-vous avec les autorités de régulation, surtout dans autant de pays avec des lois qui diffèrent ?
On essaie de construire une relation de confiance avec les autorités de régulation qui décident de la politique en matière de télécoms. Je dois néanmoins reconnaître que nous avons encore beaucoup à faire pour les convaincre qu’en tant qu’opérateur de télécom, il nous faut un cadre réglementaire légal prédictible, stable et équilibré pour qu’on puisse effectivement générer le minimum de revenu nécessaire qui permette de mener nos investissements à bien.
Est-ce qu’ils comprennent les enjeux en cours
Dans certains pays, ça fonctionne. Nous avons des partenariats gagnant-gagnant, mais c’est peut-être à nous aussi de faire plus d’efforts pour convaincre les régulateurs et les gouvernements. Dans certains pays, les autorités ont réussi à faire ça en décidant par exemple de ne plus mettre un niveau de taxation spécifique pour le secteur des télécoms en plus du droit commun. Car ils ont compris qu’en le faisant, ils freinent le développement du secteur. Finalement, on a réussi à démontrer qu’il vaut mieux mettre le moins de taxes spécifiques au départ pour que le secteur se développe plus vite et que l’État en tire plus de revenus. Certains pays comme le Mali l’ont compris.
Comment les inciter ?
L’Union internationale des télécommunications a publié un rapport justement qui démontre que chaque fois qu’un pays gagne dix points de pénétration de l’Internet, en fait ça augmente le PIB du pays de 2,5 points. Il y a un lien très direct entre la pénétration du numérique et d’un autre côté la création de richesse dans le pays. Nous discutons avec tous les pays sur tous ces défis, mais quand les conditions de marchés ne nous donnent plus aucune perspective de développement, eh bien nous sommes aussi capables de décider de sortir du pays.
C’est justement ce que vous avez fait au Niger. Dans quel état d’esprit quittez-vous ce pays qui connaît pourtant une forte croissance démographique, et jeune, votre cible ?
Il y a une forte croissance démographique certes, mais parfois les conditions de marché ne permettent plus d’envisager un modèle économique qui tienne la route. C’était le cas au Niger. Le marché des télécoms était en baisse depuis deux ans. Et en ce qui nous concerne, depuis dix ans que nous sommes au Niger, on a perdu de l’argent. On n’a jamais réalisé un franc cfa de bénéfice au Niger. Donc, s’il était encore possible d’avoir des perspectives, ne serait-ce que de redresser ou améliorer la situation du marché, on serait resté. Là il n’y en avait pas, donc on a décidé de partir. Par contre, quand on sort de ces pays, on veut le faire de manière propre. Et ce malgré le fait que l’on ait perdu à peu près 3 280 millions d’euros depuis qu’on s’y est installé. Avant de partir, on a quand même accepté de réinjecter de l’argent pour deux raisons : d’une part que l’activité de la société continue, c’est-à-dire qu’on a cherché un repreneur. On lui cède l’activité. D’autre part, on met de l’argent pour l’aider à poursuivre l’activité. L’objectif derrière, c’est de préserver les emplois des salariés d’Orange Niger. Donc, on n’a pas encore totalement bouclé cette affaire, mais on est sur le point d’arriver à une solution heureuse sur ce dossier.
Onze ans après le lancement d’Orange money, vous misez beaucoup sur le multi-service… C’est quand même loin de votre cœur de métier ?
Depuis dix ans, nous observons une croissance moyenne annuelle de 5 % par an. En 2019, sur les neuf premiers mois de l’année, nous sommes à 7,6 % de croissance. Ce qui montre qu’il y a une dynamique de croissance qui est importante dans la zone. Notre stratégie qui consiste à introduire toujours de nouveaux services est ce qui nous a permis de continuer à croître. Parce que les revenus de la voix avec les OTT ont fondu. Ils représentaient 90 % de nos revenus il y a encore six ans, aujourd’hui c’est la moitié, tout juste.
On a réussi à développer d’une part Internet et les données et de l’autre les services financiers dont Orange money. Ces dernières années, la croissance d’Orange Money a tourné autour de 30 % par an. Les services financiers représentent 8 % des revenus sur la zone. Cela doit pouvoir passer à 20 %. En étant prudents sur les projections, nous visons 800 millions d’euros d’ici à 2023. L’un dans l’autre, si nous avons de tels résultats de croissance, c’est que ces deux relais de croissance ont plus que compensé la baisse des chiffres dans la voix. On continuera a investir massivement sur ces deux volets. D’un côté, les technologies les plus récentes et, de l’autre, les services les plus innovants comme les services financiers.
Jusqu’ici, vous êtes esentiellement concentré sur l’Afrique subsaharienne, avez-vous des projets pour l’Afrique du Nord ?
Oui, c’est notre marché d’expansion. Notamment pour Orange money. C’était plus évident de commencer par les pays subsahariens, où le faible taux de bancarisation et l’accueil favorable des régulateurs ont facilité la pénétration du marché. Maintenant, on vient de se lancer en Égypte – le pays africain où Orange a le plus d’abonnés – et nous avons décroché une licence bancaire au Maroc, où on proposera nos services financiers, sûrement au premier trimestre 2020.
La Banque centrale des États de l’Afrique de l’Ouest (BCEAO) vous a délivré une licence bancaire. C’est une étape importante, mais n’est-ce pas trop risqué pour un opérateur télécom ?
On a effectivement reçu un agrément de la Banque centrale des États de l’Afrique de l’Ouest pour une licence bancaire qui va nous permettre de faire du micro crédit, de l’épargne, mais aussi de distribuer des contrats d’assurance, notamment dans les cinq pays de la zone CFA dans lesquels nous sommes présents. C’est un service nouveau qu’on va offrir à de nombreux Africains qui ont besoin parfois juste d’un fonds de roulement pas forcément très élevé. Ces fonds vont leur permettre au moins de préserver leurs emplois ou d’en créer. On va le lancer au premier semestre 2020, d’abord en Côte d’Ivoire, puis au Sénégal. Grâce aux informations dont nous disposons sur nos clients en tant qu’opérateur, on peut construire un modèle de scoring qui va limiter les niveaux d’impayés. En le faisant, nous participons à l’inclusion financière, mais pas que… Parce que dans nos pays, permettre à quelqu’un de préserver son emploi, c’est une manière de participer à l’inclusion sociale.
Le Point