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Action humanitaire: «Il y a un retour à une forme de guerre totale»

Après dix mois de captivité, l’otage franco-tunisienne et employée du Comité international de la Croix-Rouge Nourane Houas a retrouvé la liberté lundi 3 octobre au Yémen. Dans ce pays, mais surtout en Syrie, le droit humanitaire a été bafoué à de nombreuses reprises et des travailleurs du secteur l’ont payé de leur vie. Eclairage avec Philippe Ryfman, chercheur en science politique et spécialiste du droit humanitaire, alors que s’ouvre à Annecy le Forum espace humanitaire d’Annecy qu’il a cofondé.

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Avez-vous eu des précisions sur les conditions de la libération de Nourane Houas ?

Le CICR a décidé de ne pas communiquer sur les causes et les acteurs de l’enlèvement et de la libération de Nourane Houas. Il préfère dans ce type de circonstances qu’il n’y ait pas trop de mobilisation médiatique pour faciliter les négociations. Je sais que les négociations ont duré de nombreux mois, ont été compliquées et difficiles. Le Sultanat d’Oman, qui n’est pas directement impliqué comme protagoniste ni dans un camp ni dans l’autre, a joué un rôle important dans le dénouement. Il a pu être agréé par les ravisseurs comme un intermédiaire non engagé, ce qui est tout à fait fondamental.

Les travailleurs humanitaires sont toujours extrêmement exposés à ce genre de risques…

Selon les statistiques annuelles collectées par les différentes agences, il y a eu en 2014, sur l’ensemble des personnels humanitaires nationaux comme internationaux, plus de 120 personnes enlevées. Des humanitaires du CICR ont été kidnappés en Syrie et dans d’autres régions du monde. Il y a aussi eu des assassinats. Malheureusement, cela réfère aux conditions d’insécurité dans lesquelles les associations humanitaires et leurs personnels évoluent dans un certain nombre de conflits armés. Et ce quel que soit leur nationalité, leur sexe, leur religion. Cette déléguée du CICR a la double nationalité tunisienne et française. Elle est par ailleurs musulmane, ce qui ne protège pas plus. Actuellement, dans ces conflits extrêmement radicalisés, l’humanitaire est de moins en moins accepté par les belligérants.

Les conflits au Yémen et en Syrie se distinguent, entre autres, par les violations graves et répétées du droit humanitaire. Pour ne citer qu’un seul exemple récent, Ban Ki-moon avait dénoncé des « crimes de guerre » à propos des bombardements d’hôpitaux à Alep. Comment voyez-vous la situation ?

On constate que le droit international humanitaire (DIH), qui est un droit spécifique en matière de conflit armé destiné à préserver et aider les victimes des conflits, fait actuellement l’objet, comme l’aide humanitaire en tant que telle, d’une absence de consensus et d’un fort rejet de la part d’un certain nombre de protagonistes. C’est très clair en Syrie. Le secrétaire général des Nations unies parle de crimes de guerre pour les hôpitaux. Mais de façon beaucoup plus vaste, l’absence de distinction entre civils et combattants, les bombardements systématiques et indiscriminés des quartiers contrôlés par les milices rebelles à Alep, l’utilisation de la famine comme arme de guerre relèvent de violations caractérisées du DIH et pourraient être aussi qualifiés de crimes de guerre.

Sommes-nous face à un phénomène inédit ?

Oui, aujourd’hui, dans ces conflits radicalisés, on est face à un cycle de violences inédit depuis la Seconde Guerre mondiale, avec une moindre acceptation de l’action humanitaire. Or, pour que les populations puissent être secourues, que les blessés soient soignés, aussi bien d’ailleurs les civils que les combattants, il faut un minimum de consensus de la part des belligérants. Il n’existe pas. Au Yémen, il y a eu toute une série de bombardements aériens d’hôpitaux, de MSF notamment, mais aussi de civils ; la rébellion bombarde aussi avec de l’artillerie. Il y a une sorte de retour à une conception de la guerre totale. Une totalisation des conflits qui ne fait plus de distinction, ni entre civils et combattants, ni entre le front et l’arrière.

Comment peut-on l’expliquer ?

Depuis 1945, particulièrement entre les années 1970 et le début du XXIe siècle, il y avait une meilleure acceptation de l’action humanitaire, globalement. Tout cela est plus difficile aujourd’hui. Il y a un effondrement du respect même des structures sanitaires, qui étaient plutôt préservées, par souci d’humanité. Dans les deux que l’on évoque, mais ce n’est pas tellement différent au Sud-Soudan, où les deux protagonistes de la guerre civile commettent des exactions et utilisent tous les moyens en matière de combat. Les civils sont extrêmement ciblés. Dans certaines situations, il y a des motivations idéologiques, c’est le cas en Syrie.

C’est-à-dire ?

Dans ces situations, soit les humanitaires sont des témoins gênants, soit on conteste leur impartialité, leur neutralité, on leur prête des intentions cachées. On le voit dans les argumentaires : « Vous ne pouvez pas être impartial, vous ne pouvez qu’être avec nous ou contre nous, et dans ce dernier cas, vous êtes des cibles militaires potentielles », ce sont des ressorts de nature idéologique. « Si vous allez dans le camp d’en face, vous allez aider les populations à mieux nous résister ». Du coup, on interdit toute aide, et l’aide n’est même pas perçue pour ce qu’elle est, une assistance à des populations dans des situations épouvantables. Et d’ailleurs, on ne considère pas ces dernières comme faisant partie de la famille humaine parce qu’ils sont dans le mauvais camp. Tout juste accepte-t-on qu’ils quittent une zone pour faciliter les opérations humanitaires.

Effectivement, les ONG humanitaires sont désormais au centre même de certaines attaques, et plus seulement des dégâts collatéraux. Sont-elles devenues des enjeux, voire des ennemis, aux yeux des parties en présence ?

On peut dire les choses comme cela. Sur ces bombardements, les belligérants nous expliquent que ce sont des cibles militaires parce qu’il y a des groupes armés qui s’y dissimulent ou qui sont à proximité. Il y a cette indistinction entre civils et combattants.

La menace vient autant des groupes armés que des Etats, pourtant signataires des Conventions de Genève, qui régissent le droit humanitaire dans le cadre d’un conflit…

Parfaitement. Aussi bien en ce qui concerne la Syrie que la coalition dirigée par l’Arabie saoudite au Yémen, les Etats impliqués sont signataires des Conventions de Genève, mais pour bon nombre d’entre eux, s’en affranchissent. Avec nuance. Si en Syrie, les bombardements d’hôpitaux sont systématiques de la part de Damas et de ses alliés, la coalition anti-Etat islamique dirigée par les Etats-Unis s’efforce de mieux respecter les règles de droit international humanitaire. Il y a des dommages collatéraux, des erreurs de frappes. Il y a eu des bombardements d’hôpitaux en Afghanistan, comme l’hôpital de MSF à Kunduz, par les Américains. Mais pas de politique systématique destinée à frapper les civils. Il y a des restrictions dans les bombardements aériens sur ces zones contrôlées par l’EI.


Le droit humanitaire doit-il, et peut-il, être revu et adapté, comme certains le réclament, aux nouvelles formes de guerre et à l’apparition de formations armées puissantes telles que le groupe Etat islamique ou Boko Haram ? Des groupes qui mènent une guerre totale et qui n’ont que faire du droit humanitaire…

Je suis très réservé sur toute évolution du DIH parce que la question n’est pas tellement celle de l’évolution que celle de l’acceptation et des conditions minimales de son application. Vouloir adapter le droit humanitaire présenterait des risques considérables parce qu’il résulte de traités internationaux. Ce n’est donc de toute façon pas le groupe EI ou Boko Haram qui seraient signataires de nouveaux textes, ce seraient les Etats. D’autre part, cela ferait courir le risque d’ouvrir une boîte de Pandore parce qu’il n’y a pas de consensus entre Etats non plus. Il y a déjà des difficultés à l’appliquer, donc l’adapter aux nouveaux contextes de conflit risquerait d’aboutir à un effet inverse et de mettre à bas une construction qu’il a déjà été difficile de mettre en oeuvre.

Mais c’est vrai que la question se pose par rapport au terrorisme et aux groupes terroristes qui contrôlent des populations, comme l’EI, comme Boko Haram. L‘enjeu, là encore, est l’acceptation d’aide humanitaire pour des populations sous le contrôle de groupes terroristes. Et si jamais on obtient l’accès, est-ce que les Etats qui combattent ces groupes ne vont pas accuser les organisations humanitaires de soutien au terrorisme ? Les groupes jihadistes qui contrôlaient le Nord-Mali ont en partie accepté un maintien de l’aide humanitaire pour les populations. Mais il n’y a pas d’accès sans des négociations avec ceux qui tiennent une zone. Parfois, ils acceptent l’accès de l’aide, non par sentiment d’humanité, mais parce que ça permet de dire à la population qu’elle est soignée, qu’elle est ravitaillée, nourrie. La difficulté est de rester dans le compromis sans tomber dans la compromission avec ces groupes.

Dans quel état d’esprit sont les dirigeants d’ONG humanitaires que vous côtoyez, à quelques jours du Forum espace humanitaire ?

Ce forum, créé il y a quelques années, réunit tous les dix-huit mois à Annecy des dirigeants d’ONG humanitaires. Les sujets sur le terrorisme, les migrations, le DIH seront à l’ordre du jour. Les dirigeants sont préoccupés, mais ils ne baissent pas les bras. Ils s’interrogent sur ces contextes, sur leur responsabilité face aux risques encourus par leurs personnels nationaux ou internationaux, sur comment faire comprendre aux sociétés civiles et aux dirigeants, la nécessité absolue de l’aide humanitaire…

Quelles sont les préconisations envisagées actuellement par les acteurs et les spécialistes du secteur face aux nouveaux enjeux ?

Il n’y a pas de préconisation globale, mais une adaptation aux circonstances ; une plus grande interactivité avec les partenaires locaux ; des coalitions entre ONG pour travailler ensemble ; une interpellation des Etats pour un meilleur respect du droit humanitaire ; enfin, une mobilisation des sociétés civiles pour obtenir un plus grand soutien. Il y a une grande attention portée à l’analyse des conflits parce qu’on est face à des situations nouvelles qui n’avaient pas été prévues, comme les six ans de conflits en Syrie. On travaille beaucoup sur l’anticipation et la prospective.
Il faut savoir qu’en dix ans, les ressources affectées à l’humanitaire sur l’ensemble de la planète par les financeurs privés et publics sont passées de 2 à 25 milliards de dollars. Ça correspond d’une part aux nécessités de l’aide et au fait que les populations concernées sont aujourd’hui des groupes humains considérables, parfois de millions de personnes.

Source : RFI

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