Pour le général Dominique Trinquand, expert militaire en géostratégie, les allégations de la Russie à l’égard de Kiev sont avant tout une manœuvre tactique pour masquer le retrait progressif de ses troupes dans la région de Kherson.
Lors d’une série d’entretiens téléphoniques à plusieurs de ses homologues de pays membres de l’Organisation du traité de l’Atlantique Nord (OTAN), le ministre de la défense russe, Sergueï Choïgou, a accusé l’Ukraine, dimanche 23 octobre, de se préparer à utiliser une « bombe sale » sur son propre territoire.
Des allégations aussitôt rejetées par Kiev et récusées à leur tour lundi par Paris, Londres et Washington, qui ont dit craindre « un prétexte » de la Russie pour justifier « une escalade » du conflit.
Le général Dominique Trinquand, expert militaire en géostratégie et ancien chef de la mission militaire française auprès de l’ONU (2006-2008) estime que ces accusations de Moscou en direction de Kiev ont pour but de « mieux masquer le retrait en catimini de ses troupes » du sud du pays. Il revient pour Le Monde sur ce que recouvre le terme de « bombe sale » et analyse la stratégie discursive et militaire de Moscou derrière ces allégations, alors que son armée se retrouve en grande difficulté dans le sud du pays.
Moscou accuse l’Ukraine de vouloir utiliser une « bombe sale » sur son propre territoire. A quoi renvoie ce concept, aussi appelé dispositif de dispersion radiologique ?
Il faut d’abord noter qu’aucune « bombe sale » n’a encore jamais été utilisée dans le monde. Elle demeure, pour l’heure, une arme placée au rang de menace. Une telle bombe se fabrique à base d’explosifs conventionnels auxquels sont ajoutés des composants radioactifs. Le but est que l’explosion de l’engin permette de disséminer ces déchets nucléaires dans la zone attaquée, afin de la contaminer. D’où le qualificatif « sale » qui lui est apposé. S’il est composé en partie de déchets radioactifs, ce type d’arme n’est pas considéré comme une arme nucléaire car il n’a ni l’effet de chaleur ni le même degré de radiation qu’une bombe atomique. Sans causer de destruction massive, il serait donc utilisé comme un outil intermédiaire de contamination.
Une « bombe sale » peut être fabriquée par un pays ou un belligérant qui n’a pas accès à l’arme nucléaire, mais seulement à de la matière radioactive. Ainsi, l’accès à une centrale nucléaire, où sont de fait produits des déchets radioactifs, peut suffire à sa fabrication. Ceci explique pourquoi la Russie lance ces allégations, qu’elle espère rendre éventuellement crédibles à l’égard de l’Ukraine, le pays ne disposant pas de l’arme nucléaire.
Quel intérêt peut avoir Moscou à brandir cette accusation à ce stade du conflit ?
Selon moi, il s’agit d’une opération de déception de l’armée russe, soit une manœuvre tactique qui a pour but de tromper l’ennemi afin d’en mener une autre en parallèle de manière plus discrète.
En accusant l’Ukraine de vouloir faire exploser sur son propre sol une « bombe sale », Moscou tente de masquer la défaite majeure que son armée subit dans le sud de l’Ukraine, particulièrement dans la région de Kherson. Il s’agit de la troisième manœuvre de ce type lancée par le Kremlin dans la région en quelques jours, après les évacuations de civils et les allégations de risque de bombardement ukrainien sur le barrage de Kakhovka, situé sur le fleuve Dniepr.
En agitant cette menace, la Russie cherche-t-elle un prétexte pour elle-même passer à l’acte, comme le redoute l’OTAN ?
Je n’y crois pas. Même si cela fait débat entre analystes, je pense que l’armée russe ne passera pas à l’acte après avoir accusé publiquement l’Ukraine de vouloir le faire, car ce serait simplement trop gros. Par cet acte, Moscou cherche avant tout à détourner l’attention du monde sur ce qu’il passe pour son armée.
A l’origine du conflit, l’objectif de l’armée russe dans le sud de l’Ukraine était de réussir à atteindre la ville d’Odessa. Ses soldats n’ont toutefois pas pu aller plus loin que la ville de Mykolaïv, située à l’ouest de la ville-clé de Kherson, elle-même à cheval sur les deux rives du fleuve Dniepr.
Face à la contre-offensive ukrainienne en cours depuis mi-septembre, l’armée russe recule et se retrouve aujourd’hui contrainte d’évacuer progressivement la rive droite du Dniepr – soit la zone occupée qui s’étend de Mykolaïv à la ville de Kherson, située sur le flanc ouest du fleuve. Ce recul de son armée dans cette zone est un véritable échec stratégique pour la Russie, alors qu’elle offre un accès primordial pour Moscou à la mer Noire.
Les allégations visant l’Ukraine sur la préparation d’une attaque à la « bombe sale » n’ont donc rien d’anodin : elles lui permettent de communiquer abondamment sur ce sujet pendant plusieurs jours, afin de mieux masquer le retrait en catimini de ses troupes.
Dans quelle mesure ces allégations s’inscrivent dans le récit développé par le Kremlin depuis le début du conflit ?
La propagande déployée par la Russie l’est toujours en direction de son peuple, plus que des soutiens occidentaux de l’Ukraine, dans la mesure où, si je puis dire, « ils savent que l’on sait qu’ils mentent ». D’ailleurs, le communiqué commun rédigé lundi par Paris, Washington et Londres, pour démentir les « allégations », « à l’évidence fausses » du Kremlin, le montre.
Sur les réseaux sociaux et dans les médias russes, on annonce ainsi, depuis dimanche, que le ministre de la défense a appelé ses homologues occidentaux pour les informer de la « menace » ukrainienne qui se profile, dans une sorte de posture préventive. C’est tout simplement un moyen pour le Kremlin de tenter de légitimer ses décisions présentes et futures aux yeux de l’opinion publique.
Pour contrer cette stratégie discursive de Moscou, Kiev joue à l’inverse la carte de la transparence en demandant à l’Agence internationale de l’énergie atomique (AIEA) d’envoyer des experts dans les installations nucléaires du pays, afin de prouver la fausseté des affirmations russes.
Source: Le Monde