Dans un communiqué de presse conjoint daté du 11 décembre, 51 Organisations de défense des droits humains et Associations des victimes annoncent le report, sine die, de leur marche pacifique mais restent mobilisées jusqu’au retrait du projet de loi dite d’entente nationale.
Bamako, le 11 décembre 2018 – Nos organisations de défense des droits humains et associations des victimes informent l’opinion nationale et internationale du report de leur marche suite aux intimidations des autorités sécuritaires.
Nos organisations déclarent qu’en dépit de la délocalisation de leur marche dans un lieu qui ne souffre d’aucune interdiction à caractère illégal, elles ont fait l’objet de sérieuses mises en garde par la police.
Nos organisations ont, par souci d’éviter la violence et de préserver la sécurité des marcheurs et la presse, décidé de reporter sine die, la marche et d’organiser une conférence à la Maison de la Presse, maison de liberté d’expression, pour partager l’information.
En effet, hier, 10 décembre 2018 vers 14 heures, nos organisations avaient été invitées par les services du Gouvernorat à venir retirer « la réponse à leur lettre d’information». Cette lettre d’avis défavorable du Gouverneur du District de Bamako tendait à interdire particulièrement la marche du mardi 11 décembre 2018 suivant la lettre N°0535-GDB-CAB datée du 7 décembre 2018.
Suite à cette décision, nos organisations avaient voulu délocaliser la marche d’aujourd’hui au Monument Cabral sis à Lafiabougou, le même jour.
Hier soir (lundi), nos organisations ont été sommées par la police de ne pas se rassembler en ce lieu au motif qu’elle aurait reçu l’ordre d’empêcher toute manifestation à Bamako.
Nos organisations considèrent ces tentatives répétées d’insensées et contre-productives.
Nos organisations condamnent ces décisions et pratiques anti-démocratiques et attentatoires aux libertés fondamentales.
Cette situation de déni du droit de manifestations, de réunions, d’associations et de liberté d’expression est en violation flagrante de la Constitution du 25 février 1992 de la République du Mali et des instruments juridiques nationaux et internationaux relatifs aux droits de l’Homme.
Nos organisations rappellent qu’elles sont des acteurs du mouvement démocratique et au-delà, participent pleinement à l’avènement d’un état de droit respectueux des valeurs universelles. Elles se disent donc plus que jamais engagées dans leur mission et leur noble combat, celui de la défense des droits de l’Homme.
Par ailleurs, nos organisations regrettent que de telles pratiques soient faites pendant que le monde entier célèbre le 10 décembre en commémoration du 70ème anniversaire de la Déclaration universelle des droits de l’Homme.
Malheureusement, en dépit des recommandations du Jury d’honneur de la 23ème édition de l’Espace d’Interpellation Démocratique (EID) tenue hier en présence du Premier ministre et des membres du gouvernement, le gouvernement, à travers son Premier ministre, n’a pas voulu apporter de réponses aux préoccupations légitimes des populations.
De cette triste et malheureuse réaction du gouvernement, nos organisations tiennent à préciser une fois de plus au gouvernement, aux citoyens maliens, ce qui suit :
Elles ne s’opposent pas à des mesures d’amnistie car, conscientes que dans le cadre d’une crise comme celle du Mali, il est impératif de donner la chance au pardon. Cependant, elles précisent qu’elles s’opposent au projet de loi dite d’entente nationale et aux mesures d’amnistie telles qu’initiées par le gouvernement et soumises aux députés. Autrement dit, nous rejetons toute exonération de poursuites en faveur des auteurs des crimes graves, notamment les crimes de guerre, crimes contre l’humanité et tout crime réputé imprescriptible. Or, le projet de loi tel que présenté et vanté, ne donne pas de garanties permettant d’exclure des mesures d’amnistie pour les auteurs des crimes graves.
Nos organisations regrettent que le Premier ministre ait comparé la loi d’amnistie de 2012 à ce projet de loi dite d’entente nationale.
Si le texte de 2012 concerne un seul événement circonscris, le projet de texte de 2018 dite d’entente nationale concerne tous les événements de la crise, donc à portée nationale et générale. Mais aussi, la loi de 2012 avait le mérite de mentionner clairement les infractions qui seraient concernées par elle ; l’actuel projet de loi est large, vague et imprécis et viole donc les règles d’un procès équitable.
D’un autre point de vue, nos organisations précisent qu’elles n’ont à aucun moment été favorables à ces mesures d’amnistie, même si elles ne concernaient pas les crimes internationaux cités plus haut. Loin s’en faut, certaines de nos organisations avaient été écoutées en son temps par l’Assemblée nationale qui, malheureusement n’a pas daigné prendre en compte notre position et inquiétudes au projet de loi d’amnistie qui est passée comme une lettre à la poste. Par ailleurs, plusieurs de nos organisations soutiennent les victimes des crimes graves commis plus tard par plusieurs éléments de l’événement que le Premier ministre a qualifié de « mutinerie de 2012». Ces crimes ont fait l’objet de procédure dans laquelle nos organisations se sont constituées parties civiles aux côtés d’une vingtaine de victimes, lesquelles, à l’instar des accusés, attendent toujours la reprise du procès qui tarde à voir le jour pour des raisons que nous ignorons.
Nos organisations rafraichissent la mémoire des uns et des autres que c’est par ce « jeu de rôles » que certaines d’entre elles ont soutenu et contribué à la libération de plusieurs personnes persécutées par le régime de Moussa Traoré, dont Monsieur Soumeylou Boubèye Maïga, actuel Premier ministre. En son temps, lorsqu’il avait été arrêté par le commissariat du 3ème arrondissement en 1991, tous les membres de l’AMDH ont suspendu leur réunion mensuelle et s’étaient constitués prisonniers jusqu’à ce que Boubèye recouvre sa liberté. Cependant, nous avons conscience que chacun doit rester dans son rôle, comme dans tout jeu.
Nos organisations rappellent aussi qu’elles demeurent libres et indépendantes et qu’elles n’ont à recevoir de leçons venant de quiconque.
Nos organisations réitèrent leur bonne foi quant à une issue favorable, pour preuve, nous avons accepté de rencontrer le ministre de la cohésion sociale, de la paix et de la réconciliation, le dimanche dernier, qui avait promis de faire un retour mais à ce jour rien ne fut.
Nos organisations exhortent par ailleurs le gouvernement à revoir sa position et ses méthodes d’un autre temps pour une vraie entente nationale et à ouvrir un véritable dialogue avec le peuple malien dans toute sa composante.
Nos organisations prennent à témoin la communauté internationale de toutes atteintes, en l’occurrence l’utilisation des forces, la réduction de l’espace civique des populations notamment des défenseurs des droits humains.
Pour revenir au fond du texte de loi en cause, comme nous l’avons déjà exprimé, lors de la conférence de presse du 9 novembre 2018, ce projet de loi ouvre la porte à des amnisties de responsables de crimes internationaux, au mépris des droits des victimes. Il présente donc une grave menace à la justice, à la paix et à la réconciliation durable.
Nous regrettons qu’en réaction à l’expression de nos préoccupations légitimes, le Premier ministre se soit seulement contenté de déclarer que le gouvernement « avait respecté la procédure » et qu’il ne retirerait pas le projet de loi. Il a ajouté que : « croire qu’on va organiser des procès pour des centaines de milliers de gens, ce n’est pas vrai. Nous allons exonérer de poursuite judiciaire tous ceux qui n’ont pas commis de crimes de guerre et de violences faites aux femmes pendant la crise ».
La déclaration du Premier ministre interpelle. Des centaines de milliers de gens seront donc exonérés de poursuites ? Comment les Procureurs, ne disposant que de 8 jours pour procéder à l’extinction de l’action publique, pourront-ils mener des enquêtes leur permettant de s’assurer que parmi eux, personne n’a commis les crimes graves qui ne peuvent être exonérés ?
Nous avions noté que le texte prévoit que les responsables de crimes de guerre, de crimes contre l’humanité et d’autres crimes imprescriptibles sont en principe exclus des exonérations.
Mais nous avions aussi bien souligné que le mécanisme prévu par le texte ne pourra le garantir dans son application. De telles amnisties favoriseraient ainsi l’impunité en ce qui concerne les crimes les plus graves et ne sauraient permettre un retour à la paix, des auteurs de crimes graves restant impunis et leurs victimes n’obtenant pas justice.
En outre, si le Premier ministre se targue d’avoir respecté la procédure, ce que nous n’avons pas contesté, nous rappelons cependant que ce texte a été élaboré sans implication ni consultation des organisations de défense des droits de l’homme et des victimes au Mali contrairement aux pratiques et textes internationaux.
Or, nos organisations avaient exhorté les plus hautes autorités à surseoir au processus et à engager des consultations. On peut se demander comment ce texte pourrait permettre l’entente nationale, sinon, la réconciliation et la paix, en ignorant les victimes et en bafouant leurs droits ?
Par exemple, les réparations prévues par le projet de loi sont très limitées. Il semblerait ainsi que les victimes ayant subi des dommages psychologiques soient exclues des réparations. Qui plus est, on peut imaginer que cette approche très limitative sera incompatible avec les recommandations de la Commission Vérité, Justice et Réconciliation (CVJR) qui seront formulées au terme de ses travaux et qui mène des consultations auprès des victimes.
Par ailleurs, le projet est muet quant au sort qui sera réservé aux victimes des crimes considérés comme trop graves pour que leurs auteurs puissent bénéficier de mesures d’amnistie. Pire, le projet est aussi muet par rapport au sort des victimes « des crimes de guerre contre l’humanité, des viols et tout autre crime réputé imprescriptible » qui ne seront pas bénéficiaires des mesures d’indemnisation non judiciaires. De telles exclusions seraient injustes et incomprises par les victimes et risquent ainsi d’être perçues par les victimes comme du chantage. Cela pourrait être source de frustration et augmenterait le sentiment de méfiance vis-à-vis de l’État et donc ne favoriserait pas la réconciliation ou la paix.
Nous appelons en outre chaque citoyen à prendre connaissance du texte et à se mobiliser contre son adoption. Nous interpellons l’Assemblée Nationale, nos députés élus, afin qu’ils mesurent l’ampleur de la gravité des conséquences pour la justice et la réconciliation que l’application du texte permettrait et l’effet contre-productif que cela produirait sur les victimes au Mali.
Nous recommandons :
Au gouvernement :
- de différer l’adoption du projet de loi dit « d’entente nationale » tel que rédigé actuellement ;
- l’implication, la consultation et la prise en compte des préoccupations des associations de victimes et des organisations de défense des droits humains par le gouvernement, préalablement à l’élaboration d’un nouveau projet de loi d’entente nationale, respectueux des droits des victimes du conflit au Mali ;
- des engagements concrets en faveur de la lutte contre l’impunité en particulier, en garantissant l’effectivité des poursuites et enquêtes relatives aux crimes les plus graves.
- d’abroger l’arrêté illégal et injustifié du Gouverneur ;
- de respecter et de faire respecter les droits humains.
Aux Députés :
De ne pas voter le projet de loi dite d’entente nationale en l’état L’engagement d’un dialogue direct entre l’Assemblée nationale et les associations de victimes et organisations de défense des droits humains sur le projet de loi d’entente nationale issu de ces consultations afin qu’elles puissent exprimer leurs préoccupations et craintes au sujet du projet de loi tel que rédigé actuellement ;
A la Communauté internationale :
D’exhorter le gouvernement à suspendre le processus d’adoption de ce texte et d’ouvrir le dialogue avec les organisations de défense des droits humains et associations de victimes ;
D’exiger le respect des dispositions de l’accord pour la Paix et la réconciliation au Mali issu du processus d’Alger, notamment l’article 46 qui exclut les mesures d’amnistie pour les auteurs de crimes graves et qui met l’accent particulier sur l’importance d’une commission d’enquête internationale et la CVJR.
Enfin, nos organisations informent l’opinion nationale et internationale qu’elles entendent rester mobilisées jusqu’au retrait dudit projet de loi par le gouvernement ou au rejet par l’Assemblée nationale. Pour cela, nous invitons l’ensemble du peuple malien à nous rejoindre, notamment lors des actions futures à
Bamako et dans les régions.
Fait à Bamako, le 11 décembre 2018.
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