PARCOURS. Pour comprendre les avancées emblématiques du « pays des mille collines », il n’est pas inutile de se plonger dans la vie de certains de ses habitants.
a question souvent posée par ceux qui découvrent le Rwanda est de savoir quels sont les miracles qui ont permis à ce petit pays de l’Afrique de l’Est de rebondir après la catastrophe qu’a été le génocide de 1994. Si de nombreuses raisons sont avancées pour expliquer le parcours exceptionnel de ce pays fortement inspiré par Singapour, il importe d’aborder cette question par un angle capital mais très rarement évoqué : celui de la responsabilité sociale individuelle (RSI). Celle-ci est souvent occultée car pas intégrée dans des statistiques. En effet, également cristallisée dans l’engagement bénévole, la responsabilité sociale individuelle appartient au champ de l’informel, ce qui en rend ardue l’évaluation.
Cela dit, en prenant le temps d’observer et d’interroger, d’expérimenter et d’écouter, de prendre le pouls de la société rwandaise, en pénétrant son histoire et sa structuration, il est possible d’obtenir des clés de compréhension à même de nous aider dans le décryptage de l’évolution actuelle du Rwanda. Autour de la dynamique qui pousse des femmes et des hommes à des engagements personnels pour lutter contre la précarité mais aussi à celle qui conduit à concrétiser des initiatives améliorant sensiblement l’indice de développement humain du pays. Deux parcours nous sont apparus symboliques et emblématiques de cette réalité : celle d’Aphrodice Mutangana, directeur des opérations de Digital Africa, et de Maryse Mbonyumutwa Gallagher, chef d’entreprise, CEO de Pink Mango impliqué dans l’industrie textile.
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Aphrodice Mutangana, une ambition pour les jeunes
Dès les premiers instants où on le rencontre, Aphrodice Mutangana vous met à l’aise par sa bienveillance. Dans un français ponctué de mots anglais, en détachant chaque syllabe, pour s’assurer d’être parfaitement compris, il plonge son regard à la fois intense et amical dans le vôtre.
« L’idée, dit-il, c’est de préparer la nouvelle génération en utilisant les nouvelles technologies ». « C’est pour cela que j’ai créé Coder Africa », assure-t-il, poursuivant que « la technologie simplifiant les choses, (il) veut préparer nos enfants aux enjeux du futur ». « J’enseigne aux enfants à coder pour qu’ils se familiarisent avec les ordinateurs et les voient comme un opportunité », continue-t-il. Concrètement, Aphrodice Mutangana cible les jeunes de 6 à 15 ans avec l’objectif de les former, après leurs cours, aux bases du codage informatique pour qu’ils soient en mesure de réaliser une application simple en 9 mois de formation. Pour voir l’immensité de l’impact de sa démarche, il faut savoir que, depuis la création de Coder Africa, 60 000 jeunes Rwandais ont bénéficié de l’initiative. De quoi presque s’étonner qu’Aphrodice ne soit connu que pour son rôle dans Digital Africa alors que, pour son association, il n’a pas hésité à s’investir personnellement en la finançant sur ses fonds propres.
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Un projet puisé dans le vécu
Il faut dire que le processus de création et la genèse de Coder Africa sont intimement liés au parcours personnel d’Aphrodice Mutangana. « J’ai grandi à Gakenke District, une région reculée du Rwanda », explique-t-il. Quand j’avais 10 ans, à l’école primaire, j’étais en concurrence avec un garçon nommé Mutabazi. Celui-ci était toujours premier de la classe, et moi toujours le deuxième. Malgré tous mes efforts, je n’ai jamais pu le détrôner car il était vraiment très doué. Quand, je suis passé au secondaire, il a quitté l’école pour travailler avec ses parents dans les champs. Il n’a pas pu continuer l’école, faute de moyens », indique-t-il, avant de poser son constat : « Nous avons des tas de Mutabazi qui abandonnent, pas parce qu’ils ne sont pas intelligents mais parce qu’ils sont pauvres. Je me suis donc dit qu’un enfant avec de bonnes capacités ne devait être amené à quitter l’école au début de son parcours à cause des circonstances de la vie ». « C’est pour cela que je me suis engagé dans Coder Africa », avance-t-il.
Coder Africa : inclure au Rwanda et rayonner à travers l’Afrique
Et Aphrodice Mutagana insiste. Il ne veut pas fabriquer des geeks mais donner les clés de compréhension indispensables pour que les enfants de son pays utilisent la technologie comme un outil d’évolution et un moyen de sortir de l’isolement. « Oui, mon activisme vise à permettre aux enfants d’utiliser l’ordinateur pour s’accomplir. Qu’il reste ou quitte l’école, peu importe. Qu’il soit paysan ou avocat, la technologie doit leur permettre de développer une activité pour améliorer leur vie », ajoute-t-il.
Pour la petite histoire, Coder Africa s’est développée d’une manière très encourageante au point qu’aujourd’hui, une vingtaine de formateurs sillonnent le pays pour toucher les populations dans les coins les plus reculés du Rwanda. Aujourd’hui, Aphrodice Mutagana envisage de créer une plateforme pour former les formateurs et démultiplier les sessions pour que chaque enfant du pays puisse suivre son programme. Des accords ont été scellés avec les ONG Alight et Women In Africa pour aller dans les camps de réfugiés former plus de jeunes filles. De quoi faire écho à la performance de Coder Africa dont 40 % des personnes formées sont des jeunes filles en attendant de s’inscrire sur une orbite panafricaine, celle d’exporter son association vers d’autres pays du continent. Un dessein que Maryse Mbonyumutwa Gallagher, cinquantenaire Rwandaise, a dans ses tablettes.
Maryse Mbonyumutwa Gallagher, une expérience dans le textile…
Que dire d’elle si ce n’est que cette femme distinguée détonne par son énergie, sa volubilité, sa gentillesse aussi quand elle vous raconte son parcours. « J’ai passé les 20 premières années de ma vie entre la Belgique et le Rwanda. En 1994, à 20 ans, je suis allée vivre à Bruxelles. Après mes études, j’ai débuté dans l’industrie », introduit-elle.
Asie du Sud-Est, Chine, Bangladesh, Angleterre, etc, deviennent des régions familières du fait de son métier. Maryse devient doucement mais sûrement une référence dans le milieu du textile. La voilà qui s’associe à un Chinois, Gordon Gu, pour créer la marque Pink Mango. Ensemble, ils envisagent d’ouvrir une usine en Éthiopie, pays perçu comme en émergence économique. Convaincue du potentiel de développement de l’industrie textile en Afrique, elle ne se sent pourtant pas à l’aise. « Je ne me reconnaissait pas avec le modèle qui avait été importé en Afrique. Le management de l’empire du Milieu et les pratiques chinoises telles que les ouvriers qui chantent le matin en mandarin alignés dans la cour alors que nous sommes en Éthiopie ne me convenaient pas », explique-t-elle. « Il y a quelque chose qui clochait pour moi en raison des rencontres très limitées entre les cultures », poursuit-elle. Résultat : « On a laissé tomber l’Éthiopie ».
…à adapter à l’environnement rwandais
C’est alors qu’elle apprend que des opportunités s’offrent au Rwanda, un pays auquel elle n’avait pas pensé car le Rwanda est enclavé et n’a aucun historique de production textile. La voilà qui contacte Clare Akamazi, CEO du Rwanda Development Board (RDB). La mentalité très orientée business de la CEO de RDB colle parfaitement à son projet. Elle décide de s’installer au “pays des mille collines”. Une condition est cependant posée : s’intégrer au pays et ne pas faire du copier-coller de ce qui se fait en Chine.
A son associé, elle explique qu’elle est « africaine, rwandaise issue de la diaspora » et que son envie est de ne surtout pas dupliquer les pratiques mises en oeuvre en Ethiopie. L’explication est simple : le modèle crée avec Pink Mango au Rwanda doit pouvoir inspirer d’autres pays africains et aider à sortir l’industrie textile de son image déplorable notamment en matière sociale. Maryse Mbonyumutwa Gallagher va s’investir au-delà du minimum requis et va créer Pink Ubuntu, la division RSE de Pink Mango. L’idée est de s’inscrire dans une trajectoire différente de celle des pratiques habituelles de l’industrie textile en se concentrant sur des engagements forts au sein de son entreprise.
Un engagement RSE fort…
« La réduction de la pauvreté, le bien-être, la lutte contre la faim sont les problèmes auxquels nous avons été confrontés pour nos ouvriers. Alors, nous avons pensé globalement et agit localement », dit-elle. « Première action : nous avons commencé par augmenter les salaires de 15 à 20 % selon les postes. Deuxième action : nous avons fixé la limite d’âge à 45 ans car le travail à la chaîne est très difficile. Ensuite, nous avons offert les repas du midi gratuitement à chacun de nos employés », ajoute-t-elle, avant de poursuivre : « Faisant d’une pierre, deux coups, nous avons conclu un contrat avec une ONG de distribution de repas gratuits. En payant leur service, nous avons assuré la pérennité de leur activité. Nous, nous avons des repas de qualité, elle, un débouché puisqu’elle cultive 75 % de ses produits ».
Et Maryse Mbonyumutwa Gallagher d’expliquer les avantages de cette formule : « Nous avons ainsi une bonne traçabilité de produits qui sont en plus variés ». Au programme : l’ouverture le 16 juin d’une crèche, un projet capital vu que 85 % des femmes employées ont des enfants. Une vision pertinente vu que les premières raisons d’absentéisme des femmes dans les entreprises est la garde d’enfants. Il faut dire qu’à Kigali, souvent, ce sont les enfants les plus grands qui gardent les petits, ou quelqu’un de plutôt mal payé et pas formé. Parfois, les enfants sont confiés aux grands-parents loin de Kigali. « Il a été important d’offrir aux mamans une solution avec la création d’une crèche et d’une école maternelle au sein de l’entreprise. Nous allons organiser également une salle d’allaitement pour permettre aux femmes de retour d’accouchement de venir travailler plus facilement », indique-t-elle en poursuivant : « On ne s’arrête pas là, on effectue une distribution gratuite, chaque mois, de serviettes hygiéniques à toutes les ouvrières ». Et d’évoquer qu’elle est « un produit hybride ». « J’ai passé 27 ans en Europe et ai été marié 16 ans à un Écossais. Je me suis donc inspiré du premier pays au monde à offrir gratuitement les serviettes hygiéniques », souligne-t-elle.
… pour donner à une entreprise citoyenne sa compétitivité sociale
Une belle rampe de lancement pour Pink Mango qui est passée en 2 ans de 370 employés à 1800 avec comme objectif 7.500 dans les 5 ans à venir. « Pourquoi cette démarche ? », se hasarde-t-on à lui demander. Maryse Mbonyumutwa Gallagher lève les yeux, prend une longue respiration et détaille son engagement. « Pour moi, la croissance économique ne va pas sans développement humain. C’est ce que j’ai dit à mon associé et à mes clients. Certes, venir sur le continent permet de réduire les coûts, mais il est très important d’accepter que les gains réalisés dans un pays où la main d’œuvre est moins chère soient équitablement répartis entre les grandes marques, nous les producteurs et ceux qui fabriquent.
Les groupes qui nous suivent partagent cette philosophie. En tant que Rwandaise et Africaine, j’estime qu’il est de ma responsabilité de développer, avec d’autres, le continent et ce dans l’intérêt de nos populations. Notre démarche répond à notre volonté de mettre en place un système qui respecte la philosophie « Doing well by doing good ». Et la portée de cette approche est d’autant plus forte que Maryse Mbonyumutwa Gallagher descend d’une famille qui s’inscrit dans l’histoire du Rwanda.
Objectif final : « rendre à son pays »
Maryse Mbonyumutwa Gallagher est en effet la petite fille de Dominique Mbonyumutwa, le premier président par intérim du Rwanda indépendant d’avant le génocide. Même si le principe de non-hérédité de responsabilité est acté au Rwanda, Maryse Mbonyumutwa Gallagher veille à ne pas s’étendre sur son histoire personnelle. « Je suis rwandaise et crois profondément que nous devons tous être une solution aux problèmes de nos pays. Ce que je fais au Rwanda est en résonnance avec ma vision du pays de demain que je souhaite léguer à ma fille et à tous les jeunes Rwandais », dit-elle. Et de poursuivre : « Mon pays a une histoire compliquée et douloureuse. Cela fait 10 ans que je suis rentrée et je ne suis pas revenue par nécessité. J’aurais pu vivre n’importe où à travers le monde mais j’ai besoin de donner du sens à mon activité et de contribuer au développement de mon pays. J’ai bien sûr été inspiré et motivé par la politique du président Kagame en termes de développement. Cela correspond à mes convictions et l’une d’elle est que tout ce que je suis, c’est le Rwanda qui me l’a donné ». Et de conclure : « À un certain moment, il faut savoir rendre quelque chose à son pays, mettre l’intérêt du pays et de la nation avant son intérêt personnel. Nous devons prendre nos responsabilités. Charité bien ordonnée commence par soi-même ».
Construire ensemble
Le hasard faisant bien les choses : ces deux-là se sont rencontrés dans le hall d’un grand hôtel de Kigali. Ils ont saisi tout de suite qu’ils pouvaient faire des choses ensemble. Première étape : Coder Africa envisage de donner des cours d’initiation au numérique à l’école primaire de Pink Mango. De quoi rendre encore plus vraie cette maxime selon laquelle le hasard s’impose quelquefois à nous et nous offre de partager de bien merveilleuses rencontres.
Source: Le Point.fr