A l’occasion de l’ouverture de son bureau au Mali, le Directeur de Timbuktu Institute-African Center for Peace Studies, Dr. Bakary Sambe, connu comme l’un des plus grands experts des réseaux transnationaux au et du terrorisme au Sahel, répond à nos questions sur les objectifs et axes de travail de son Institut, de l’Observatoire des radicalismes et conflits religieux en Afrique (ORCRA).
Ses travaux actuels s’intéressent aux stratégies endogènes, dynamiques transfrontalières et l’expérimentation des approches agiles en zone de crise. Expert auprès des Nations Unies, UE, Union Africaine etc., il a notamment conçu et mené le plaidoyer pour l’implantation de la cellule régionale de prévention et de lutte contre la radicalisation du G5 Sahel (CELLRAD), accompagné le processus d’élaboration des stratégies nationales au Niger, au Burkina Faso, Centrafrique et réalisé le premier manuel de bonnes pratiques de résilience.
Il s’exprime, aussi, largement, sans gants, sur la situation politico-sécuritaire au Mali en pleine transition de même que le rôle des partenaires internationaux comme la France ainsi que sur les pistes pour la stabilisation du Mali et l’avenir des coopérations sécuritaires.
1-Pouvez-vous nous parler du Timbuktu Institute?
Timbuktu Institute se veut un cadre de production de connaissances endogènes, d’échanges et de diffusion autour d’une contribution africaine à la promotion et à la consolidation des valeurs universelles de paix. Pour la réalisation d’une telle ambition portée par une nouvelle génération africaine assumant son passé riche de ses métissages et brassages, consciente de son rôle présent en faveur de la paix et de la stabilité ainsi que de sa responsabilité historique pour un meilleur avenir, Timbuktu Institute est un cadre ouvert, inclusif et pluridisciplinaire de recherche et d’actions.
Pour ce faire, l’Institut est conscient des difficultés liées aux contraintes politiques, socioreligieuses, culturelles, et à un contexte international et régional où foisonnent les zones de tensions et les crises multiformes. La préoccupation du Timbuktu institute et de ses chercheurs est que sur toutes les questions importantes pour l’Afrique et le monde puissent s’exprimer des voies africaines audibles et scientifiquement crédibles. Les partenaires internationaux aussi ont besoin d’une ethnologie inversée qui pourraient les aider avec un regard extérieurs à leurs paradigmes dominants.
2. Quels sont ses grands axes pour le Mali ?
Beaucoup d’acteurs nationaux comme internationaux consultés avant l’ouverture de notre bureau de Bamako nous ont exprimé leur regret de l’absence de l’Institut au Mali qu’ils considéraient comme un non-sens. C’est conscients de la nécessité d’une approche holistique et de réponses multidimensionnelles aux nombreux défis liés au développement, la sécurité, la promotion des Droits humains, de la bonne gouvernance, de la réduction des inégalités conflictuelles, des extrémismes religieux et politiques que Timbuktu Institute a été mis en place par des chercheurs et acteurs divers de la société civile régionale.
Nous étions toujours convaincus que la seule approche sécuritaire des conflits n’a jamais suffi à les éradiquer. L’institut privilégie un traitement pluridisciplinaire, ouvert et valorisant les ressources endogènes pour inspirer des méthodes innovantes et agiles de médiation et de résolution de crises en Afrique. Les solutions militaires sont nécessaires pour gérer les urgences sécuritaires mais ne sont ni efficaces ni durables contre le terrorisme. L’expérience américaine en Afghanistan l’a suffisamment démontré. Une kalachnikov n’a jamais pu tuer une idéologie.
3. Quelle est sa particularité par rapport aux autres observatoires sahéliens?
Notre Institut allie recherches et actions, plaidoyer et sensibilisation dans le but de promouvoir la paix co-construite, de prévenir et lutter contre toutes formes d’instrumentalisation des idéologies ou religions à des fins de violence et de conflits pouvant déstabiliser ou compromettre la paix et la stabilité des différents pays. De ce point de vue, l’Institut a voulu se distinguer d’autres centres et instituts dont les recherches sont uniquement orientées vers l’académisme classique, ne visant pas forcément à contribuer au changement.
Les publications de Timbuktu Institute cherchent à accompagner et éclairer l’élaboration des politiques publiques et proposer des pistes exploitables par les acteurs, décideurs et partenaires internationaux.
4- N’est-ce pas une ambition démesurée dans des pays comme les nôtres ?
Je ne le crois pas et c’est justement cette attitude d’esprit qu’il va falloir dépasser. Nous voulons rendre plus évidente la connexion et l’interdépendance entre le monde de la recherche et de la décision. L’Observatoire des radicalismes et conflits religieux en Afrique (ORCRA) animé par les chercheurs de l’Institut à partir de plus dix pays de la région est pour nous une matérialisation d’une telle vision d’anticipation et de prospective sur ces conflits qui couvent en décelant les signaux faibles que le regard extérieur ou occidental a du mal à capter par les statistiques et autres études décalées des réalités du terrain.
Dans nos pays, il est insensé de dépenser les maigres ressources que nous avons dans la recherche sans que celle-ci puisse impacter le vécu de nos concitoyens. Nous sommes dans une logique d’opérationnalisation de la recherche et de ses résultats sur le modèle des grands Think tanks qui structurent la politique étrangères des pays du Nord en nous imposant la même rigueur scientifiques et les mêmes standards en matière d’innovation.
5. Quelle analyse faites-vous de la situation institutionnelle, politique et sécuritaire au Mali ?
Le Mali est à la croisée des chemins. Il vit un paradoxe et semble revivre la même situation qu’en 2012 avec une crise institutionnelle à Bamako et une situation sécuritaire qui a du mal se stabiliser aussi bien au Nord que dans le Centre. L’autre paradoxe est que voilà la jeunesse d’un pays qui s’était soulevée contre la mal gouvernance éprise de liberté et de démocratie et qui se retrouve dans une impasse politique où les institutions tant rêvées ne sont pas encore totalement en place et la paix si désirée n’est pas non plus au rendez-vous.
Comme nous l’écrivions dès le lendemain du coup d’Etat d’août 2020, la jeunesse malienne qui, par dépit ou espoir, s’était rangée avec une classe politique désemparée derrière un imam Dicko prêchant la bonne gouvernance, doit certainement s’interroger sur ce fait inédit après le départ d’IBK qui représentait, à ses yeux, la « soumission du pays à la France ». Le rêve de démocratie, de rupture et de réformes a finalement débouché sur l’arrivée d’une d’autorités annonçant de bonnes intentions à défaut de mesures ou de solutions immédiates.
Au même moment, les religieux reprennent du poil de la bête pour s’ériger en caution ou bouclier démocratique dans un pays où la classe politique semble avoir failli depuis longtemps. Le chérif de Nioro-du-Sahel, tout comme l’imam Mahmoud Dicko qui avait, trop vite, annoncé son retrait dans sa mosquée pour finalement rappeler que celle-ci « est bien au Mali », pèsent encore sur la situation. Et cette tendance va se confirmer en direction des prochaines élections.
6. Quelle est votre vision par rapport au sentiment de rejet des forces armées étrangères au Mali? par exemple le mouvement qui est contre la politique française au Mali sachant que c’est le premier pays engagé dans la lutte contre le terrorisme au Mali depuis le 11 janvier 2013.
Il faut que les chercheurs que nous sommes acceptions de regarder la réalité en face et de l’analyser froidement pour se différencier des discours politiques ou populistes. Notre rôle est d’éclairer. Vous savez, au-delà du vent du nationalisme et de l’anti-impérialisme qui aura soufflé au Mali et au Sahel le temps d’un coup d’Etat qui aurait concrétisé le rêve de la fin de « l’emprise française », la réalité malienne, elle, reste inchangée et devient plus préoccupante.
Malheureusement, cette réalité, aux lendemain du putsch, semblait noyée dans la jubilation suscitée par la chute d’un « bourreau », ébranlé, délégitimé, tandis qu’était scrutée l’arrivée immédiate mais peut-être toujours improbable de Russes ou d’autres nouveaux acteurs ou sauveurs, certainement pas en bon samaritain. Il ne faut pas perdre de vue que l’expérience africaine de la Russie ne s’est, d’ailleurs, jamais forgée dans le sable sahélien, à part l’Ethiopie et la Somalie dans les années 1970 en plus d’un manque d’agilité diplomatique au-delà de la dotation en matériel militaire. Il faut que notre génération sorte enfin de l’attitude de ressenti face à notre expérience avec la France.
Contrairement à ce qu’on pourrait croire, le Sahel n’a jamais été un sujet facile pour la diplomatie française : elle doit constamment y gérer les urgences et l’Histoire en même temps. Même en l’absence de la solidarité européenne escomptée autour des initiatives françaises pour le Sahel, la réalité est que France reste un acteur incontournable au Mali et dans la région.
Un proverbe de chez moi ironise que ceux qui ne peuvent pas se séparer sont contraints de cohabiter. Le discours de Ouagadougou prononcé par Emmanuel Macron avait suscité quelques réels espoirs en donnant un nouvel élan. On peut espérer que le Sommet de Montpellier soit réparateur des malentendus qui se sont glissés dans les relations et perceptions depuis.
Les Américains ne sont pas si absents du Sahel que l’on pourrait le croire. La nomination de Peter Pham comme envoyé Spécial au Sahel est un signal fort bien que les USA aient jusqu’ici privilégié des stratégies d’influences dans le peu d’espace sécurisé par les autres, leur rôle dans les programmes de prévention de l’extrémisme est indéniable.
7. Quelles sont les recommandations qu’il faut pour pacifier le Mali ?
Notre Institut travaille à partir du paradigme selon lequel, en matière de stabilisation, il faut toujours co-construire les stratégies dans le cadre d’une approche agile et non les imposer. Il faut naturellement que le processus de la transition aille jusqu’au bout sans aboutir à une autre crise institutionnelle qui serait dommageable pour l’avenir de la paix au Mali et dans la sous-région. Il n’y a plus de recette miracle à imaginer ; il suffit d’opérationnaliser les dispositifs existants comme l’Accord d’Alger, les conclusions issues des concertations nationales inclusives tout en mesurant les risques auxquels peuvent conduire certains errements que tous paieraient cher même avec l’ardent désir de négocier. Mais je reste optimiste et confiant en la capacité des Maliens à toujours créer les conditions de possibilité d’une paix durable.
En pleine crise politique entre le M5RFP et le pouvoir d’IBK j’écrivais que « la grandeur historique d’un pays et d’un peuple ne saurait mentir ». Pour moi, si l’on sait valoriser les ressources culturelles endogènes, elles seront une force motrice pour de grands sursauts et il en faut aujourd’hui ! N’oublions jamais que ce peuple malien dont les ancêtres furent à l’origine de l’Empire du Wagadou ou Gana, qui ont réussi à unir les peuples de notre sous-région a été capable du meilleur de l’Afrique. Il ne doit donc se risquer d’être à l’origine du pire : la survie du Mali est celle de notre région.
Mais, c’est parce que la paix au Mali est l’affaire de tout le monde- comme en témoigne l’intérêt croissant de pays insoupçonnés pour la stabilisation du Mali dans le cadre de l’engagement au sein de la MINUSMA – que la communauté internationale doit davantage se mobiliser tout en sortant des conflits de perceptions du conflit mais aussi en harmonisant ses stratégies démultipliées qui, pour être efficientes, mériteraient plus de coordination.
Source : Méhari Consulting