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Renseignement, logistique, les dépendances des armées françaises en Afrique

L’armée française est l’une des meilleures au monde. Pour autant, ses budgets semblent encore loin d’être à la mesure des ambitions affichées par Paris. Afin de pallier au manque de moyens techniques, la France se tourne vers des acteurs étrangers, posant la question de sa dépendance opérationnelle vis-à-vis de ces derniers.

 

«Quand on veut peser, quand on veut exister, il faut être capable évidemment de montrer qu’on a les moyens et il faut surtout être capable de montrer qu’on peut intervenir», déclare à Sputnik Emmanuel Goffi, ancien officier de l’armée de l’air, spécialiste d’éthique militaire et de sécurité au micro de Sputnik.

Malgré la perte de deux soldats d’élite, l’opération de libération de quatre otages, menée dans la nuit du 9 au 10 mai au Burkina Faso, prouve la capacité de l’armée française à frapper ses ennemis rapidement et sur de grandes distances. Une opération particulièrement complexe qui mobilisa près de 200 hommes, ainsi que des moyens techniques dépassant le cadre national, avec notamment la participation des États-Unis en matière de renseignement.

«Les États-Unis ont fourni ce qui pouvait aider le mieux, c’est-à-dire en particulier le renseignement technique», souligne au notre micro de Sputnik le général (2S) de brigade aérienne Jean-Vincent Brisset, directeur de recherche à l’IRIS (Institut de relations internationales et stratégiques).

Cette collaboration interétatique, mise en avant devant la presse par le chef d’État-major des armées, apparaît aujourd’hui comme une composante-clef des opérations extérieures (OPEX) françaises. Ne démontre-t-elle pas la dépendance de nos armées à des acteurs étrangers?

«Il est vrai que pour l’Afrique, on dépend très largement des informations fournies par les Américains, si tant est qu’ils veuillent bien nous les fournir», souligne Emmanuel Goffi, également chercheur externe en études stratégiques et diplomatiques à l’Université du Québec à Montréal.

En effet, au-delà des renseignements, les drones utilisés par les Français pour traquer les terroristes à travers le désert n’étaient pas des Harfang d’EADS et du groupe israélien IAI —retirés du service début 2018-, mais des Reaper de General Atomics, un sous-traitant du Département de la Défense des États-Unis, ce qui n’est pas forcément sans conséquence pour les opérations françaises. «Pour déployer nos Reaper ailleurs qu’au Sahel, on a besoin d’une autorisation des Américains», confiait à RFI un pilote français de Reaper. Un article qui mettait en lumière «des dépendances» des pays européens faisant l’acquisition de ces drones made in USA, notamment concernant les données recueillies par les capteurs de ces engins.

«C’est effectivement dommage de ne pas avoir une totale indépendance à ce niveau-là, mais pour avoir cette totale indépendance, il faudrait des moyens que la France ne s’est pas encore donnés», regrette également Jean-Vincent Brisset.

Le directeur de recherche à l’IRIS souligne en effet la disparité des performances d’un même armement, suivant qu’il est employé par la nation qui l’a développé —et qui en possède toutes les «clefs»- ou un pays qui s’en est simplement porté acquéreur. «Le niveau de performance de ce qu’un pays acceptera de vendre en perdant la souveraineté sur ce matériel est très inférieur au niveau de performance des matériels vendus avec une clef toujours détenue par le pays vendeur», développe Jean-Vincent Brisset, rappelant ainsi que l’autonomie stratégique a un coût.

«C’est très exactement le problème qui s’est posé aux nations qui ont utilisé du matériel nucléaire américain, je pense en particulier aux Britanniques, qui se sont toujours retrouvés avec une double clef: les matériels étaient utilisables à condition que les États-Unis donnent le feu vert pour leur utilisation», ajoute le général (2S).

Car c’est là où le bât blesse, c’est que la guerre a beau connaître des révolutions, son nerf demeure l’argent. Or, si la France est historiquement l’une des rares nations à être en mesure de projeter ses forces armées à des milliers de kilomètres, sur des théâtres d’opérations extérieures gigantesques tels que la bande sahélo-saharienne, d’y effectuer des opérations coup de poing comme celle du Burkina Faso, développer des projets militaires revient «extrêmement cher», comme le rappellent nos deux intervenants… et le budget de la Défense n’a pas toujours suivi, bien au contraire.

Un paradoxe pour une nation membre du Conseil de Sécurité des Nations unies, qui demeure particulièrement attachées à son statut et à l’idée qu’elle se fait de son rôle sur la scène internationale, que ne manque pas de relever Emmanuel Goffi. Ce dernier renvoie ainsi la responsabilité de cette inadéquation entre les besoins de l’armée et les attentes de l’exécutif aux choix politiques de ces dernières décennies en matière de budget.

«Le discours est toujours là, effectivement on fait indiscutablement partie des meilleures armées au monde, on a des moyens qui sont non négligeables, mais on multiplie les missions sur un plan horizontal, on multiplie les missions sur un plan vertical et à un moment donné, on réalise qu’on ne peut pas répondre à l’ensemble des missions ou à l’ensemble des demandes qui sont faites, notamment par l’exécutif.»

Des demandes qui n’ont cessé de se multiplier ces dernières années, sous forme d’injonction contradictoire: faire de plus en plus avec de moins en moins de moyens. Conséquence, une usure prononcée de l’outil militaire tricolore en OPEX, que soulignaient déjà fin 2015 les députés Marie Récalde (PS) et Alain Marty (LR) dans un rapport.Une surexploitation du matériel et un manque de budget qui conduisent à reporter régulièrement la sortie de nouveaux matériels, soulignait déjà Jean-Vincent Brisset à notre micro en juillet 2017:

«On va donc prioriser les dépenses opérationnelles au quotidien […], mais cela veut dire aussi qu’on reconnaît que l’on va saboter le déroulement des programmes futurs. Cela veut dire que pour assurer le quotidien où va obérer gravement le futur, car faire glisser les programmes ça consiste à les rendre moins opérationnels, plus chers.»

Conséquence: l’armée française est souvent contrainte de se tourner en urgence vers des partenaires étrangers pour pallier au manque de renouvellement des matériels. L’ancien officier évoque notamment le coup de sang, à l’été 2017, du Général Pierre de Villiers contre de nouvelles coupes annoncées par Bercy dans le budget d’équipement de la grande muette. Une prise de parole en commission parlementaire qui coûtera sa place à ce général d’état-major, qui avait fait de la dénonciation de l’usure alarmante —tant sur le plan matériel qu’humain- de l’outil de Défense.

«L’option la plus simple et la plus rapide, c’est effectivement de sous-traiter, d’une certaine manière, un certain nombre de missions logistique à nos alliés ou à des partenaires», constate Emmanuel Goffi.

Au-delà de l’interopérabilité du matériel militaire requise par l’Otan, Emmanuel Goffi évoque dans l’adoption par Paris des Reaper un «choix rationnel». Coauteur de Les drones aériens: passé, présent et avenir. Approche globale (Éd. La Documentation française, 2013) l’ancien officier souligne notamment les «retards» pris par la France dans le domaine. Pour l’heure, ces cinq drones américains ne sont qu’«une partie marginale de ce que représente la France,» tempère-t-il.

«Le choix du Reaper correspondait à une logique économique, à une logique d’efficacité, c’est-à-dire de rapidité. On avait besoin très rapidement de cette nouvelle flotte de drones —donc on ne pouvait pas se permettre de redévelopper un cahier des charges, de travailler sur une nouvelle plateforme», insiste Emmanuel Goffi.

«Les États-Unis disposent d’un savoir-faire de drones d’excellente qualité, donc il n’y a aucune raison de ne pas acheter ces matériels-là», confirme Jean-Vincent Brisset. Le général (2S) souligne par ailleurs que ce n’est pas tant la conception du drone en lui-même qui est ardue et donc coûteuse, mais de rendre ce dernier capable de fournir en temps réel du renseignement, voire des frappes: «cela nécessite l’intégration dans un système, cela nécessite des moyens qui vont largement au-delà de la construction d’un simple vecteur aéronautique», insiste-t-il.Sur ce point, les Reaper américains marquent un nouveau point en répondant aux évolutions de la doctrine française, qui prévoit «qu’à un moment donné, on arme ces drones», souligne l’ancien officier. Une impossibilité pour les drones de reconnaissances et de renseignement du constructeur européen. Des Européens qui sont loin de partager la même perception que les Français sur l’utilisation de ces aéronefs sans pilote à des fins létales, repoussant encore la possibilité d’aboutir rapidement à une alternative industrielle européenne aux drones US. «Mettre tout le monde d’accord sur ce sujet-là est un doux rêve», estime Emmanuel Goffi, auteur de Les armées françaises face à la morale: une réflexion au cœur des conflits modernes (Éd. L’Harmattan, 2011).

«La perception de l’utilité d’un drone armé est complètement différente» d’un pays à un autre, «déjà cela a un coût et sur le plan moral, cela n’est pas toujours accepté,» développe-t-il.

Un déficit capacitaire des armées françaises qui ne touche pas que les drones. Toujours dans le cadre de l’opération Barkhane, la France dû compter sur le concours d’un Casa C-295 et d’un C-130 espagnols ainsi que de deux Transall C-160 allemands. S’ajoutent à cela trois hélicoptères lourds Chinook mis à disposition par la Grande-Bretagne. Mais le déficit capacitaire de la France ne concerne pas que les drones et «ne touche pas seulement la zone Sahélo-Saharienne, il est global pour les Français», se désole Emmanuel Goffi. à titre d’exemple, au-delà du manque d’hélicoptères lourds- qui avaient déjà posé problème aux militaires tricolores sur le théâtre afghan- auquel Paris entend répondre grâce à une coopération avec Berlin, d’autres problématiques semblent plus difficiles à résoudre malgré des projets européens.

Jusqu’à la fin décembre 2018, le transport de matériel lourd de l’armée française- ainsi que d’une quinzaine de pays de l’Otan- a été assuré par des Antonov An-124 de sociétés russes et ukrainiennes opérant depuis l’Allemagne. Des appareils de conception soviétique dont la capacité d’emport reste quatre fois supérieure à celle des tout récents A400M européens.Une situation qui durait depuis des années– dont seul le coût faisait parfois débat, mais, crise ukrainienne oblige, ce partenariat a ému une partie de la presse, évoquant «une arme redoutable dans les mains du Kremlin», après qu’un député s’y soit intéressé de plus près et ne publie un rapport en 2017. «Ceci signifie que, pour la projection et l’entretien de nos forces armées sur les théâtres extérieurs, la France est soumise au bon vouloir d’opérateurs russes et ukrainiens», souligne l’élu, redoutant ainsi que la logistique de l’armée française ne soit exposé à d’éventuelles représailles de la Russie si cette dernière demandait l’arrêt des vols.Des craintes en partie avérées lorsque la société VDA (Volga Dnepr Airlines) annonça l’arrêt de ses vols pour le compte de l’Alliance atlantique. Cependant, la «défection» de ce partenaire russe de l’Otan ne fut pas due à une volonté de Poutine de «couper les ailes» des armées européennes ou à celle de Paris de réduire sa dépendance aux gros-porteurs étrangers, mais une conséquence des sanctions américaines, à en croire la NSPA, l’agence de soutien et d’approvisionnement de l’Otan.

«Aucun pays européen et même l’Europe à elle toute seule n’est capable de fournir l’ensemble de la panoplie des moyens considérés comme nécessaires», tempère Jean-Vincent Brisset.

Pour autant les Américains sont-ils un partenaire fiable? Quelle qu’elle soit, dépendre d’une nation étrangère n’est pas l’idéal. En témoigne le désaccord diplomatique majeur — et ses conséquences — survenu en 2003 entre Washington et Paris autour de l’intervention en Irak. Un aspect que tient à tempérer le général Jean-Vincent Brisset, qui évoque son expérience dans la chasse française.

«Cela fait des années et des années que j’entends que les États-Unis ont tout fait pour empêcher la France d’avoir une force de frappe indépendante à l’époque du Général de Gaulle. Pour avoir passé pas mal d’heures dans un Mirage IV, à ravitailler sur un Boeing, les États-Unis ont tout à fait aidé la France à développer une force de frappe indépendante, parce qu’ils ont fourni les ravitailleurs que la France ne savait pas fabriquer.»

Le général souligne que ces Boeing continuèrent à être entretenus, même durant les périodes de froids entre les deux rives de l’Atlantique. Des Boeing qui devraient d’ailleurs être remplacés par les A330 Phénix d’Airbus dès cette année: comme le souligne Emmanuel Goffi, l’armée française «essaie de combler» peu à peu sa dépendance vis-à-vis des acteurs étrangers.

Source : Sputnik.com

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