Qu’est-ce qui a changé au Sahel ? « Ces 18 derniers mois [depuis avril 2021], le Sahel central a connu de nombreux bouleversements, constate Alioune Tine, fondateur d’Afrikajom Center. Un gouvernement de transition en a remplacé un autre au Mali. Un président élu a été renversé au Burkina Faso. La région est devenue un terrain d’affrontement géopolitique avec le redéploiement en cours des forces française Barkhane et européenne Takuba du Mali vers le Niger notamment, et l’arrivée des Russes au Mali. »
Lancé officiellement ce jeudi 16 juin, à l’hôtel Casino du Cap-Vert à Dakar et en visio-conférence, ce nouveau rapport de 40 pages et de quatre piliers essentiels propose des solutions pour répondre plus efficacement à des défis n’étant pas seulement de l’option sécuritaire, mais également d’une profonde crise institutionnelle, politique, sociale et humanitaire — qui frappe les trois pays du centre du Sahel et qui commence à s’étendre dans toute la sous-région.
Cette étude, fruit d’un travail collectif inédit de 49 organisations de la société civile sahélienne et ouest-africaine, soutenues par des ONG internationales, apporte ainsi un éclairage nouveau sur l’ampleur de la crise sécuritaire au Sahel central et l’échec à enrayer la spirale de la violence des stratégies de lutte contre le terrorisme menées depuis dix ans.
Protection des civils
Dans le premier volet de son nouveau rapport, la Coalition citoyenne pour le Sahel déplore les attaques contre les populations civiles : « chaque jour 8 civils ont été tués en moyenne entre avril 2021 et mars 2022 dans des exactions au Sahel central ».
Le rapport ajoute : «2901 civils ont été tués au Mali, au Niger et au Burkina Faso pendant cette période, en hausse de 18% par rapport à l’année 2020. À titre de comparaison, les forces de défense et de sécurité (FDS) ont également payé un très lourd tribu avec 1514 membres tués en opération dans la même période (+37% par rapport à 2020); il y a donc le double de victimes civiles. »
Selon le rapport de suivi 2022, le nombre de civils tués par les Forces de Défense et de Sécurité a diminué de 11%sur la période avril 2021-mars 2022 : «Les décès de civils ou suspects non armés attribués à des membres des forces de défense et de sécurité (FDS) ont chuté de 71% en 2021, avant de repartir dramatiquement à la hausse dans les trois pays début 2022. Sur la période avril 2021-mars 2022, la baisse n’était plus que de 11% par rapport à l’année 2020 ». Malgré cette baisse des exactions des FDS, en partie grâce à la mobilisation des sociétés civiles par des actions de veille citoyenne et de sensibilisation sur le respect des droits humains, les forces militaires déployés dans la région restent cependant soupçonnées d’être responsables de 27% des morts civils entre avril 2021 et mars 2022 contre 35% en 2020. Ces progrès sont en deçà des attentes de la Coalition citoyenne pour le Sahel, qui appelait, en avril 2021, à une baisse d’au moins 50% des attaques contre les civils par les FDS [d’avril à octobre 2021].
Le déchiffrement de nombre de civils tués dans des attaques attribuées à des groupes dits d’autodéfense a chuté de 49% depuis 2020. Ce qui répond aux recommandations de la Coalition, qui avait demandé en avril 2021 une baisse d’au moins 20% des attaques contre les civils par les groupes d’autodéfense d’avril à octobre 2021. Cela peut s’expliquer par la reprise de contrôle de certaines localités par les FDS au Mali ou par une structuration de ces groupes au sein des Volontaires pour La Défense de la patrie au Burkina Faso, ou encore par des lacunes dans la documentation des exactions. À l’opposé de cette tendance régionale, le Niger a connu une augmentation de 185% de décès de civils imputables aux groupes d’autodéfense.
Stratégies politiques
« Au Burkina Faso, au Mali comme au Niger, les autorités ont clairement réaffirmé leur priorité à l’option militaire pour faire face à l’insécurité endémique et à la progression des groupes dits extrémistes, en renforçant les capacités de leurs forces de défense et de sécurité et en intensifiant les opérations militaires. Cependant, la négociation et le dialogue comme solution politique à la crise sont de plus en plus sérieusement envisagés comme une option complémentaire, voire indissociable de l’intervention armée », indique le nouveau document de la Coalition.
Selon un responsable communautaire impliqué dans les efforts de la médiation dans le centre du Mali, cité par le New Humanitarian et repris par le rapport de suivi, « la meilleure chose à faire est que le gouvernement cesse de se battre et entame un dialogue. Les responsables devraient impliquer les chefs religieux et bien sûr nous inclure ». Ces propos illustrent l’ambition des gouvernements de dialoguer avec les groupes radicaux, notamment au Mali, où le premier ministre de la première transition, Moctar Ouane avait évoqué lors d’un point de presse l’ambition du gouvernement malien de négocier avec les groupes armés qualifiés de djihadistes.
« La négociation et le dialogue comme solution politique à la crise sont de plus en plus sérieusement envisagés comme une option complémentaire, voire indissociable de l’intervention armée au Burkina Faso avec la création de « comités locaux de dialogue », mais aussi au Niger. Au Mali, c’est également l’orientation qui avait été définie lors du Dialogue national inclusif en 2019 et de la Conférence nationale d’entente en 2017, a déclaré Niagalé Bagayoko, présidente de l’African Security Secteur Network. Il est encore trop tôt pour mesurer l’impact de ces annonces sur les niveaux d’insécurité – mais cela va dans le sens des préconisations de la Coalition citoyenne. Nous appelons l’Union africaine et la CEDEAO, ainsi que l’ensemble des partenaires internationaux, à encourager et à soutenir ces efforts en faveur de solutions négociées. »
Transparence et urgences humanitaires
Toujours dans sa nouvelle étude, la Coalition citoyenne pour le Sahel a identifié « les détournements dans le secteur de la défense et de la sécurité constatés dans les trois pays du Sahel central […] comme emblématiques de la profonde crise de gouvernance dans la région, qui nourrit la perception par les populations d’un État plus prédateur que protecteur ».Ainsi, pour la Coalition, « l’enjeu ne consiste pas seulement à restaurer les capacités de l’État et à redéployer ses services dans l’ensemble des territoires sahéliens, mais à refonder sa légitimité ».
Elle note aussi un certain nombre de progrès enregistré sur le front de la transparence dans la gestion des ressources affectées au secteur de la défense et de la sécurité depuis la publication du rapport Sahel : ce qui doit changer. « La lutte contre la corruption a été érigée en priorité par les autorités des trois pays du Sahel central, les enquêtes sur des détournements de fonds ont progressé, le rôle des autorités administratives indépendantes de contrôle a été réaffirmé et des audits ont été annoncés, note-t-elle. Cependant, le risque d’instrumentalisation de procédures judiciaires a été constaté dans les trois pays ».
Par ailleurs, la Coalition invite à répondre également aux urgences et financements humanitaires pour assurer l’accès humanitaire aux populations dans les trois pays du Sahel. « Je lance un appel urgent aux bailleurs, a déclaré Clémentine Tarnagda, directrice de l’Organisation pour de nouvelles initiatives en développement et santé (ONIDS), basée au Burkina Faso. Vous avez la possibilité de sauver des vies. Ne vous détournez pas de notre région, malgré les nombreuses autres crises, comme en Ukraine. »
Mohamed Camara et Sagaïdou Bilal
Source: Sahel Tribune