Si le verdict appartient aux seuls électeurs maliens, Ibrahim Boubacar Keïta apparaît comme le favori du ballottage qui le mettra dimanche aux prises avec Soumaïla Cissé. A quelques heures de l’échéance, il affichait une confiance insolente. Entretien.
J-1 pour le Mali. Hier vendredi, dernier jour d’une campagne d’entre-deux-tours aussi brève que minimaliste, Ibrahim Boubacar Keïta, alias IBK, archi-favori du ballottage qui l’oppose ce dimanche à Soumaïla Cissé, a préféré se livrer à un marathon médiatique à étapes plutôt que de sillonner le Grand Bamako, tâche confiée aux caravanes de militants.
L’ex-Premier ministre reçoit dans sa vaste résidence du quartier de Sebenikoro, dont deux grues couronnées arpentent les allées d’un pas altier et indolent. Privilège ? L’Express aura droit à l’ultime séance d’interview, en compagnie de l’envoyé spécial du New York Times, d’une consoeur de la radio Alger-Chaîne 3 et de deux confrères sénégalais.
Tour à tour enjoué et solennel, l’ancien Sorbonnard use d’un langage châtié, pimenté d’imparfaits du subjonctif, de locutions latines et de références littéraires, puisées chez Pierre Loti ou chez le Vigny de La mort du loup (“Dans la voie où le sort a voulu t’appeler”). De même, il arrive à IBK de céder à la tentation d’un “Mandela m’a dit” du plus bel effet. En guise de préambule à notre échange, un monologue d’une trentaine de minutes. Extraits choisis.
En 2010, en Guinée-Conakry, votre ami Alpha Condé a soufflé la victoire à son rival Cellou Dalein Diallo après avoir été devancé de 25 points lors du premier tour. Soit un écart comparable à celui creusé à votre avantage le 28 juillet. Pourquoi jugez-vous inconcevable la réédition au Mali d’un tel scénario ?
Comparaison n’est pas raison. N’y voyez aucune vanité, mais jamais je n’ai senti le peuple malien autant en attente de leadership, en ferveur, dans une espérance certes très réconfortante, mais si lourde à porter, au point de vous couper le sommeil. Une telle confiance, une telle fusion, ça frise l’irrationnel. Aucun sentiment d’euphorie chez moi pour autant; ce que j’éprouve est plutôt de l’ordre de la gravité et de l’humilité.
Je ne pense pas au Mali uniquement en me rasant, mais à chaque seconde de ma vie.J’ai une obligation de résultat. Mon atout, c’est l’estime profonde que ce peuple porte à ma personne, à ma probité, à mon intégrité.
Au regard de ma gestion passée -six ans Premier ministre, cinq ans à la présidence de l’Assemblée nationale-, mes concitoyens sont fondés à penser que je peux être l’homme du redressement.
On parle beaucoup du style gaullien d’IBK, mais chacun voit bien que le pays a besoin à sa tête de quelqu’un capable de restaurer les fondements d’un Etat qui a connu la déliquescence puis l’effondrement total. Tout est à refonder, en associant tout le monde. Former un gouvernement d’union nationale? Non.
Il y a eu trop de vaisseaux brûlés et d’amarres rompues. Un rabibochage de ce genre n’aurait pas la moindre crédibilité. Si la faveur des urnes nous est accordée, il y aura une véritable opposition, qui jouira de tout le respect qui lui est dû. Pour ma part, je ne suis allé à la pêche d’aucun ralliement et d’aucune alliance. Je n’ai rien négocié, rien promis à qui que ce soit.
Pas question de retourner à la gestion consensuelle d’ATT [allusion à Amadou Toumani Touré, le chef d’Etat élu renversé le 22 mars 2012 par la junte du capitaine Amadou Haya Sanogo].
Pourquoi avoir refusé le débat télévisé proposé par votre challenger Soumaïla Cissé ?
Au Mali , il ne s’agit pas d’une exigence constitutionnelle ou légale. Au vu des outrances de cette campagne, j’estime en conscience que le niveau auquel les Maliens m’ont placé me fait obligation d’adopter bonne tenue et dignité, et m’interdit d’en rester au ras des pâquerettes. Cet exercice aurait eu pour seul effet de me conforter et de me rehausser davantage. Ce qui ne m’intéresse pas.
Comment avez-vous financé votre campagne ?
Au début, je n’avais pas le moindre sou. Je suis donc allé voir mes amis çà et là. J’appartiens à une grande famille politique où l’on pratique la solidarité. Mais je n’ai pas reçu un franc dont je pourrais avoir honte demain, ou qui pourrait m’empêche de prendre les décisions utiles à mon pays. J’ai d’ailleurs refusé des sommes faramineuses dont la provenance ne me paraissait pas claire.
En clair, vous avez bénéficié de la générosité de plusieurs chefs d’Etat de la région…
Pas seulement eux, mais eux aussi.
Comment comptez-vous solder le casse-tête récurrent du Nord-Mali, théâtre depuis des lustres de rébellions touarègues?
Dès que ce fut possible, je me suis rendu à Kidal [fief des insurgés du Mouvement national de libération de l’Azawad, ou MNLA]. Et pas pour faire le show. J’ai vécu dans cette région nord. J’ai le souvenir des visages familiers, des repas partagés, des nuits côte à côte sous la lune du désert. Je connais et respecte les dignitaires locaux. Tous sont invités à contribuer à la construction de la nation malienne, une et indivisible. Il y a eu des errements ? Certes, mais nous avons le devoir de revoir l’ouvrage ensemble, en toute confiance, de corriger ce qui doit l’être. J’ai pris en la matière des engagements que j’honorerai, Inch’Allah. Ce sera le premier dossier sur ma table. J’y mettrai tout mon coeur et toute mon âme.
Votre attitude envers Sanogo et ses fidèles passe au mieux pour ambiguë.
Je n’ai aucune raison de faire la cour à ces gens-là. Ce coup d’Etat, je l’ai condamné d’emblée de la manière la plus rigoureuse. Que n’ai-je entendu, lorsque j’ai quitté le FDR [Front pour la démocratie et la République, alliance de partis et de mouvements hostiles au pronunciamiento]… “IBK putschiste ! “, criaient certains. Mais le front en question n’était qu’une imposture peuplée d’amis d’ATT qui traînaient tellement de casseroles que chacun d’entre eux aurait pu ouvrir une quincaillerie.
Et j’ai vu défiler un tas de monde au camp Kati [fief du capitaine Amadou Sanogo],y compris ceux qui m’accusent aujourd’hui. Quand la junte m’a invité là-bas, j’ai dit, fut-ce entouré d’hommes en armes, que le coup d’Etat n’était pas la bonne solution, qu’aucune capitale au monde ne le tolérerait, que l’Union africaine tient ce procédé pour un crime imprescriptible, et qu’il fallait rétablir l’ordre constitutionnel.
Mais on a bien vu vos partisans défiler dans le sillage des disciples de la junte…
Parce que j’étais alors à Paris, parce que certains de mes proches collaborateurs sont apparus au côté des disciples les plus radicaux de Sanogo, parce que je n’ai subi ensuite aucune atteinte à mon intégrité physique, on a crié à la collusion visant à porter IBK au pouvoir. Tout cela suffisait à faire de moi un suspect. Mais avec le recul, qui a conforté la junte militaire ? Qui, sinon la Cedeao [Communauté économique des Etats d’Afrique de l’Ouest] a signé un accord avec ladite junte et lui en a confié la mise en oeuvre ? Lorsque j’ai accédé à la primature [en 1994], ma première sortie fut une tournée des popotes. A la clé, le navrant constant de l’extrême dénuement infligé à nos Forces. A tel point que dans le bureau du chef d’état-major de l’Armée de l’air, les larmes me sont venues. C’est sans doute cette attention de tous les instants qui me vaut le respect des militaires, tous corps confondus.
En avril 2012, lors de pourparlers tenus à Ouagadougou (Burkina Faso), votre émissaire et cousin, membre du Bureau politique de votre parti, a qualifié le putsch de “salutaire et sanitaire”. De quoi alimenter la controverse, non ?
Pour moi, cette sortie fut une catastrophe. Elle m’a outré, scandalisé et fait le plus grand tort. Je l’ai dit à l’intéressé, qui n’a pas en la circonstance grimpé dans mon estime. En politique, certaines fautes sont d’ordre criminel.
Autre grief fréquent : votre bienveillance envers les figures de proue religieuses les plus conservatrices.
Place maintenant à IBK l’islamiste… Les chefs musulmans savent que je ne ferai aucune concession sur le terrain de la laïcité, que je n’ai signé aucun document qui irait à l’encontre de nos règles démocratiques. Doit-on pour autant, dans un pays à 90% musulman, leur interdire de contribuer au choix d’un homme d’Etat intègre, propre et responsable ? On m’accuse de vouloir porter tort à nos frères chrétiens. Absurde. Si vous me fouillez, vous trouverez sur moi les paroles d’apaisement de Saint-François. Je suis avant tout un homme de paix et de culture. Mais que les choses soient claires : je ne boude pas mon plaisir de bénéficier du soutien des forces armées comme de celui des leaders religieux.
La présence de troupes étrangères, notamment françaises, sur le sol malien, risque-t-elle de devenir pesante?
L’intervention française a remis beaucoup de pendules à l’heure. Ne crachons pas dans la soupe. François Hollande est un camarade que je connais depuis le Congrès PS de Brest [novembre 1997]. Il m’a été présenté par mon ami Lionel Jospin. Nous avons été l’un et l’autre vice-président de l’Internationale socialiste. C’est un homme d’Etat pour qui l’éthique n’est pas un vain mot. Lorsque ma patrie fut sur le point d’être submergée par les hordes djihadistes, lui a eu le courage politique d’agir. Mais sachez-le : jamais Hollande et moi n’avons parlé ensemble de la présidentielle malienne.
Corruption, clientélisme, opacité : comment rompre avec des années de “mal-gouvernance”?
Nous répondrons de chaque centime reçu grâce à la mobilisation fabuleuse de nos partenaires, France en tête.. Parce que j’ai dit que j’infligerai à la corruption le régime de la Tolérance Zéro, des haches ont été déterrées. Parce que je veux en finir avec le narcotrafic, ma tête est mise à prix. Menaces dérisoires pour un homme face à son destin, en toute modestie.
Par Vincent Hugeux, publié le 10/08/2013 à 09:29
Source: L’Express