L’avant-projet de Constitution a l’allure d’une Loi organique qu’une Constitution”
Me Kassoum Tapo, avocat, ancien bâtonnier, ancien député, ancien ministre de la justice, ancien président de la Commission électorale nationale indépendante (Céni) était l’invité de Robert Dissa dans l’émission ” Politik ” d’Africable Télévision. Les sujets abordés avaient trait à l’affaire des 46 militaires ivoiriens, la militarisation de la police, l’Autorité indépendante de la gestion des élections (Aige), l’avant-projet de loi constitutionnelle…
Sur le dossier des 46 militaires ivoiriens qui a été judiciarisé, Me Kassoum Tapo a trouvé regrettable cette affaire entre deux pays frères et amis comme le Mali et la Côte d’Ivoire. A ses dires, cette affaire a été compliquée par sa judiciarisation. “Une fois qu’un dossier est judiciarisé, cela laisse peu de latitude à l’Exécutif d’intervenir. Sur le plan diplomatique, il y a eu beaucoup d’interventions avec le déplacement des Chefs d’Etat au Mali. Et il n’est pas évident de donner une injonction à la Justice. Car, tous les jours, nous réclamons l’indépendance de la justice. Certains ont proposé l’exercice du droit de Grâce du Président de la Transition. Pour cela, il faut que l’affaire soit jugée.
Et comme c’est une affaire criminelle, il y a deux degrés d’instruction. Une fois que le juge d’instruction chargé du dossier a fini, il transmet le dossier à la Chambre d’accusation qui reprend l’instruction à zéro parce que c’est une matière criminelle. Ensuite, ce dernier envoie le dossier à la Cour d’assises. Après l’arrêt de la Cour d’assises, le Président de la Transition pourrait gracier les 46 militaires ivoiriens. Cela fait un peu trop long”, a-t-il fait savoir.
Me Tapo propose de correctionnaliser le dossier en oubliant l’aspect mercenaire en le ramenant à l’entrée et séjour irrégulier des soldats au Mali. “En ce moment, il est possible de proposer une médiation pénale. Il n’y a pas de médiation pénale en matière criminelle, mais elle existe en matière correctionnelle. Donc, en correctionnalisant le dossier, il faut entrer dans le dossier pour voir dans quelle mesure l’Etat et les avocats pourraient correctionnaliser pour ensuite proposer une médiation pénale qui va aboutir à la remise des soldats au pays frère ivoirien qui les revendique en tant que ses soldats”, a-t-il dit.
“La classe politique endosse certaines responsabilités du tirage au sort pour la désignation de ses représentants”
Se prononçant sur la mise en place de l’Autorité indépendante de gestion des élections (Aige) avec la désignation de ses membres au tirage au sort, Me Kassoum Tapo trouve regrettable ce tirage au sort qui est une loterie. Cela, à son entendement, est du à une carence de la classe politique qui n’a pas pu se mettre d’accord pour désigner les 4 personnes pour l’ensemble des 200 partis politiques. “Mais les partis qui comptent qui ont eu des représentants dans le passé et qui sont représentatifs auraient pu s’entendre pour désigner 4 personnes. Cela n’a pas été le cas. Donc, le ministre de l’Administration territoriale n’a pas eu d’autre choix que de trouver une procédure pour désigner les représentants des partis politiques parmi ceux qui avaient été proposés par l’ensemble de la classe politique. Je pense que la classe politique endosse certaines responsabilités. C’est regrettable”, a-t-il déclaré.
Il a salué la mise en place de l’Aige qui possède des hommes et des femmes de qualité qui ont une compétence avérée et reconnue sur le plan national et international. Parmi ces hommes, il a cité le général Siaka Sangaré qui est Directeur de la Direction générale aux élections (DGE) et qui est aujourd’hui un expert mondial en matière d’élection et qui a été utilisé par la Francophonie, l’Union européenne. Il a aussi cité, entre autres, le Bâtonnier Moustaphe Cissé qui a été président de la Céni, le juge Sinayoko qui a été aussi membre de la Céni, qui sont des hommes de qualité et indépendants. “Pour moi, la mise en place de l’Aige est une avancée et c’est vraiment un espoir que l’Aige ait ces hommes pour l’exécution du chronogramme des élections”, a-t-il espéré.
Sur la militarisation de la Police, Me Tapo pense que c’est un dossier politico-militaire. Il a avoué qu’il n’est pas un spécialiste du domaine militaire qui est assez compliqué. Il s’est posé la question pourquoi aujourd’hui la remilitarisation de la Police ? Il le justifie par le contexte de guerre dans lequel les Maliens vivent.
“Nous sommes en guerre. Et je comprends que la Police soit militarisée pour qu’elle puisse participer à l’effort de guerre. Je serai d’accord qu’on appelle tous les citoyens valides à se mobiliser, pas seulement les réservistes, mais tous ceux qui sont aptes pour assurer la défense de la patrie. Parce qu’aujourd’hui, la guerre contre les terroristes, contre les djihadistes, nécessite une union nationale. Donc, je peux comprendre dans ce cadre que la Police soit militarisée. Je suis d’accord à être militarisé”, a-t-il réagi.
Toujours concernant cette militarisation de la Police, il a émis deux préoccupations. Sa première préoccupation est le maintien d’ordre. “Si la Police est militarisée, est ce qu’elle va continuer à assurer le maintien d’ordre ? Cela m’inquiète parce que dans l’avant-projet constitutionnel, il est prévu que les Forces armées participent au maintien d’ordre. Cela m’inquiète. Est-ce que c’est le rôle d’une force armée de faire le maintien d’ordre ? J’en doute. Les militaires ne sont pas formés pour le maintien d’ordre. Le militaire, c’est la guerre.
Les militaires sont formés pour faire la guerre. Et le maintien d’ordre, c’est contre les populations civiles qui ont le droit de manifester. Mais, lorsque la manifestation déborde, il faut faire le maintien d’ordre. Les militaires ne sont pas formés pour le maintien d’ordre. C’est pourquoi, quand ils sont impliqués dans le maintien d’ordre, il y a des dérapages. Pour moi, l’Armée doit être tenue à l’écart du maintien d’ordre. Dès lors que les Policiers seront militarisés, ils seront de vrais militaires formés et prêts à faire la guerre”, s’est-il interrogé.
Sa deuxième préoccupation est la police judiciaire. Parce que quand il y a une enquête judiciaire, les policiers, les gendarmes qui exercent la police judiciaire relèvent de l’autorité du Procureur de la République. “Est-ce que la Police militarisée va-t-elle encore obéir à cette hiérarchie civile du Procureur de la République ?”, s’est-il demandé.
Me Tapo pense qu’il est possible de maintenir une Police municipale qui soit chargée du maintien d’ordre et de l’action de Police judiciaire.
Parlant de l’avant-projet de la loi constitutionnelle, Me Tapo pense qu’il est l’annonce d’une nouvelle Constitution. Mais en l’examinant, a-t-il dit, c’est une révision constitutionnelle. “Dans cette révision constitutionnelle, l’organisation du pouvoir n’a pas changé. C’est le même pouvoir, souvent avec les mêmes attributions. Il y a eu des changements, mais cela n’en fait pas une nouvelle Constitution bien qu’il y ait des incongruités, ce qui fait demander quel est le régime qu’ils ont voulu créer”, a-t-il dit. Il a trouvé l’avant-projet de Constitution trop long avec 195 articles contre 122 pour la Constitution de 1992 et 89 articles pour la Constitution français de 1958 dont la Constitution de 1992 du Mali s’est largement inspirée. “L’avant-projet de Constitution a l’allure d’une loi organique qu’une Constitution. Une Constitution, ce sont des principes, c’est l’architecture générale du fonctionnement de l’Etat, des Institutions. La Constitution n’est pas le détail. Le texte est trop long pour une Constitution. Certainement, les auteurs ont voulu prendre en charge tous les problèmes institutionnel, politique, économique et social du pays.
Ce qui fait que l’avant-projet a plus l’allure d’une loi organique que d’une Constitution qui prend en charge un peu les problèmes relevant du domaine du Code civil, des Codes de déontologie, de l’administration, etc. donc du domaine de la Loi. Toutes choses qui n’ont forcément pas leur place dans une Constitution qui doit se limiter aux principes d’organisation des pouvoirs publics. Je pense que ce n’est qu’un avant-projet comme son nom l’indique et qui est susceptible d’être amélioré pour aboutir à un projet définitif à soumettre par référendum au peuple”, a-t-il fait remarquer.
Il s’est dit choqué par la partie du Préambule qui fait référence aux acteurs du changement démocratique de 2020 et juxtaposée aux acquis démocratiques de 1991. “En quoi, ces acteurs sont-ils acteurs du changement ? Nous sommes dans le même régime démocratique issu de la Constitution de 1992 qui rappelle le martyr de la révolution de 1991. Ces hommes qui se disent acteurs du changement doivent-ils être cités dans notre Constitution comme étant des auteurs du changement ? Quelle révolution a-t-elle été faite en 2020 ? Je n’en vois pas. C’est encore une façon d’opposer les Maliens entre les hommes du changement et les hommes du passé. Ce n’est pas une bonne chose. Je trouve choquant de mélanger la chèvre et le chou. Ceux qui se sont autoproclamés acteurs du changement, dites-moi un seul parmi eux qui n’a pas participé à l’exercice du pouvoir pendant les 30 dernières années ! En quoi sont-ils des acteurs du changement ? Quel changement a été porté depuis 2020 ? Nous sommes dans le même régime démocratique issu de la Constitution de 1992. Donc, qu’on rappelle la révolution de 91, je suis d’accord ! Ces hommes qui se disent du changement, ils ont pris la rue, ils ont contesté, c’est leur droit, une gouvernance qui a certainement eu des déviances. Je veux bien, je l’admets. Mais, est-ce pour autant qu’on doit les citer dans notre Constitution comme étant des auteurs du changement ? Dans ce cas, qu’on dise quel changement a été apporté. ..Ce n’est pas une bonne chose. On aurait pu s’en tenir au Préambule de la Constitution de 1992 qui visait les martyrs de 1991”, a-t-il souligné.
Interrogé sur les avancées de l’avant-projet de Constitution, Me Kassoum Tapo a laissé entendre qu’il ne voit aucune avancée dans ce texte. Pour lui, l’avant-projet de Constitution soulève des polémiques par rapport au choix des langues nationales, même la promotion d’une langue nationale est une bonne chose. «Aujourd’hui, nos langues nationales ne sont pas suffisamment élaborées pour être des langues de travail, des langues de communication à l’international et des langues scientifiques».
“Les pouvoirs du Président de la République sont renforcés mais fragilisés car le Parlement peut le destituer”
Sur le pouvoir du président de la République, il fait savoir que dans l’avant-projet de Constitution tous les pouvoirs du président de la République sont maintenus, renforcés mais fragilisés par deux choses. Parce que, à ses dires, chaque année, le président doit se présenter devant le Parlement pour faire un discours sur l’état de la nation. Et le Parlement peut le destituer. “Il faut faire attention. Ce processus peut nous conduire loin, à un véritable coup d’Etat civil. D’autant plus que ce processus de destitution du Président est engagé par la majorité simple de l’une ou de l’autre chambre. La majorité des députés peut décider d’engager la procédure de destitution du Président de la République à la majorité simple. Lorsque les deux chambres sont d’accord pour engager la procédure de destitution du président, immédiatement, il perd toute immunité. Cela veut dire qu’avant même qu’il soit destitué, le président va être à la merci de la Justice. N’importe quel magistrat, Procureur, juge d’instruction peut l’interpeller et le mettre sous mandat. C’est la voie ouverte, à mon avis, à l’instabilité totale. Le président peut être destitué pour haute trahison lorsqu’il viole son serment, pose des actes manifestement incompatibles avec l’exercice de ses fonctions, s’il est auteur et coauteur de violations graves et caractérisées de droits humains, d’atteinte aux biens publics, de corruption ou d’enrichissement illicite”, a-t-il éclairé.
“La destitution des présidents de l’Assemblée nationale et du Haut conseil de la nation au bout de deux ans est la voie ouverte à l’instabilité parlementaire”
Comme nouveautés, Me Tapo a salué la création des deux chambres : l’Assemblée nationale et le Haut Conseil de la nation. Pour lui, le Sénat devrait être maintenu qui a les mêmes caractéristiques, les mêmes prérogatives que le Haut conseil de la nation. Pour lui, le nouveau Haut conseil de la nation est constitué par ¾ des collectivités territoriales et ¼ constitué par des personnalités reconnues par les légitimités traditionnelles et les Maliens de l’extérieur. Comme nouveauté, il a mentionné la possibilité de destituer les présidents des deux chambres. L’Assemblée nationale et le Haut conseil de la nation peuvent destituer leurs présidents après deux années d’exercice.
“La destitution des présidents de l’Assemblée nationale et du Haut conseil de la nation au bout de deux ans pour manquement à leurs charges est la voie ouverte à l’instabilité parlementaire. Ce qui pose problème. Je ne vois pas l’intérêt de prévoir la destitution des présidents au bout de deux ans. Il fallait simplement dire que ces présidents sont élus pour deux ans ou qu’ils sont réélus chaque année. Ce qui va ouvrir des combats à l’Assemblée nationale et au Haut conseil de la nation pour destituer leurs présidents”, a-t-il déploré.
“La fin du nomadisme des députés ou des conseillers est une innovation”
Comme nouveauté, il a parlé de la fin du nomadisme des députés ou des conseillers. “Tout député ou tout conseiller qui démissionne de son parti ou de l’organe qui l’a désigné perd son mandat. Cela était une grande revendication de la classe politique. C’est bien d’en tenir compte”, a-t-il salué.
Sur les dispositions du pouvoir judiciaire, il a salué comme innovation principale le fait pour les citoyens de pouvoir introduire des actions contre les Magistrats devant du Conseil supérieur de la magistrature. Pour la composition du Conseil supérieur de la magistrature pour moitié par des personnalités choisies en dehors de la magistrature est, à ses dires, une innovation majeure. Il a déploré le fait que le Conseil supérieur de la magistrature soit toujours présidé par le Président de la République. Ce qui fait perdre au Conseil une partie de son indépendance.
“La Question de la Priorité Constitutionnelle (QPC) est la seule innovation au niveau de la Cour constitutionnelle”
Sur la Cour constitution et la Cour suprême qui restent des Institutions, Me Tapo trouve qu’il n’y a rien de nouveau. Selon lui, la seule innovation au niveau de la Cour constitutionnelle est la Question de la Priorité Constitutionnelle (QPC). Il a expliqué que la QPC est le fait de pouvoir soumettre l’exception d’inconstitutionnalité dans un procès. “Dans un procès, un citoyen estime qu’il y a une loi qui porte atteinte aux droits fondamentaux, la liberté fondamentale uniquement dans ce domaine, il peut demander l’avis de la Cour constitutionnelle. Pour cela, il passe par la Cour suprême qui examine la question avant de l’envoyer à la Cour constitutionnelle pour avis. Durant un procès, quand un citoyen estime qu’il est jugé sur la base d’une loi contraire à la Constitution et qui viole les lois fondamentales, il saisit la Cour suprême en lui soumettant cette question. Et la Cour suprême demande à la Cour constitutionnelle son avis. En ce moment, elle peut statuer pour dire que la loi est conforme ou pas à la Constitution. Si elle juge que la loi est inconstitutionnelle, elle est abrogée. A part cette avancée majeure, la Cour constitutionnelle garde toujours ses compétences. C’est elle qui proclame les résultats définitifs des élections présidentielles et législatives et du Référendum.
La Cour constitutionnelle peut réformer les résultats. Ce qui pose problème. Quand l’Administration territoriale proclame les résultats provisoires et déclare une majorité, la Cour constitutionnelle peut revoir le décompte. Et si elle constate qu’il y a une autre majorité, elle annule l’élection et ordonne la reprise de l’élection. Ce qui ne règle pas le problème des élections législatives. Cela va créer plus de problèmes que ça ne résolve”, a-t-il indiqué.
Sur le titre concernant le Conseil économique, social et culturel, Me Tapo trouve que l’ajout de “et environnemental” est une innovation. Donc, le Conseil économique, social et culturel devient “Conseil économique, social, culturel et environnemental”. Et la seule innovation est la destitution du président du Conseil économique, social, culturel et environnemental après deux mandats s’il faillit aux devoirs de sa charge.
Sur la révision constitutionnelle, il a fait savoir que l’avant-projet de Constitution prévoit que la Constitution peut être révisée sur l’initiative du Président de la République ou sur proposition des deux chambres.
“Dans les deux cas, sur l’initiative du Président de la République ou sur proposition des deux chambres, la révision de la Constitution doit être votée en terme identique par les deux chambres. Une fois votée, la Constitution est soumise au Référendum par le Président de la République pour être adoptée. Je crois qu’on aurait pu sauter sur l’occasion pour prévoir une révision en mode simplifié par le Congrès (les deux chambres) au lieu d’aller au Référendum qui est une procédure très lourde. Ce qui fait que jusqu’à présent, la Constitution de 1992 n’a pas pu être révisée”, a-t-il dit.
Sur le coup d’Etat, l’avant-projet de Constitution a maintenu les dispositions particulières de l’ancienne Constitution qui stipule que “tout coup d’Etat est un crime imprescriptible”. Me Tapo propose d’ajouter que “tout coup d’Etat est un crime imprescriptible et non amnistiable”. “Bien que la Constitution dit que tout coup d’Etat est un crime imprescriptible, il y a eu deux coups d’Etat et leurs auteurs ont été amnistiés, des amnisties bidons parce que la loi ne peut pas amnistier quelque chose qui est prévu par la Constitution. A mon avis, si on veut qu’il n’y ait plus de coup d’Etat, il fallait saisir la révision constitutionnelle pour ajouter que tout putsch ou coup d’Etat est un crime imprescriptible et non amnistiable “, a-t-il expliqué.
Pour Me Kassoum Tapo pense que, l’avant-projet de Constitution est susceptible d’être amélioré. Il propose que le Président de la Transition soumette l’avant-projet de Constitution à la classe politique et à la société civile pour des observations pour aller vers un texte consensuel qui sera soumis au Référendum. Sinon, a-t-il dit, “nous risquons d’arriver à “An tè a banna” (nous refusons, c’est fini) que je ne souhaite pas car, je ne suis pas un va-en-guerre”, référence au refus de la révision constitutionnelle sous le régime de feu Ibrahim Boubacar Kéita.
Siaka DOUMBIA (source Africable télévision)