Lev Goudkov est sociologue, directeur scientifique du Centre Levada, dernier institut de sondage indépendant en Russie, classé « agent de l’étranger » par les autorités.
Dans quelle mesure peut-on croire les sondages réalisés en Russie ?
Les données que nous recueillons sont fiables. Ceux qui assurent qu’on ne peut pas faire confiance aux sondages dans un régime autoritaire ou totalitaire, et que les gens ont peur de répondre, connaissent mal ces sujets. C’est souvent le cas des libéraux qui ont du mal à accepter qu’ils sont en minorité.
Les refus de répondre s’établissent autour de 40 %. Mais, la plupart du temps, il s’agit de refus techniques de la part de gens qui sont occupés, qui n’ont pas le temps… Nous estimons les refus motivés par des considérations politiques à environ 10 % à 15 % des personnes sondées. On les retrouve principalement dans deux catégories de la population : les femmes âgées, peu éduquées, habitant de petites villes, qui sont loyales au pouvoir, mais considèrent qu’elles n’ont aucune opinion politique à faire valoir ; et les jeunes, qui ne montrent aucun intérêt. A l’inverse, les hommes instruits des grandes villes veulent donner leur opinion. Ils sont contre le régime et ne disposent d’aucun autre moyen d’expression pour le faire savoir.
Le soutien à l’« opération militaire spéciale » est donc bien réel et majoritaire dans la population russe ?
Formellement, il s’établit autour de 75 %. Mais, selon moi, il serait plus juste de parler d’une absence de résistance – ou d’une absence d’opposition – que d’un soutien ou d’une bénédiction. Nous étudions le niveau de soutien déclaratif, mais aussi les émotions suscitées par tel ou tel événement. Or, nous constatons que l’« opération spéciale » suscite des sentiments contrastés. Il y a certes de la fierté, de la satisfaction, mais aussi, au même niveau et souvent chez les mêmes personnes, des émotions négatives : choc, confusion, dépression, désespoir, honte… Cela dénote une insatisfaction importante, voire de la mauvaise conscience, et aussi une conscience très claire que la guerre éclair de Vladimir Poutine a échoué.
« C’est une mentalité de sujet plus que de citoyen, qui repose sur la peur et la dépendance à l’Etat »
Ensuite, le terme hypocrite d’« opération militaire spéciale » a été choisi précisément pour rassurer. Les motifs justifiant son déclenchement n’ont cessé d’évoluer, sans cohérence. Aujourd’hui, ce dont on parle au public russe c’est d’une guerre totale, déclenchée par l’Occident… Tout cela s’inscrit dans un contexte de propagande et de censure. La confiance dans la télévision est passée, en quelques années, de 70 % à 55 %, ce qui demeure un niveau élevé. Parallèlement, toutes les autres sources d’information ont été éliminées, et les structures de l’opposition et de la société civile détruites.