» Nous allons engager le processus de sanction dès que les responsabilités seront établies «
Un dixième soldat français vient de trouver la mort dans le nord du Mali. Les promesses de Hollande d’une guerre rapide paraissent lointaines. Le Mali a encore de nombreux problèmes à surmonter, comme l’explique le premier ministre Moussa Mara dans cet entretien.
Alors qu’un dixième soldat français vient de trouver la mort dans le nord du Mali, le reste du pays continue de se battre non pas contre des groupes armés, mais contre ses vieux démons : faiblesse économique, corruption, clientélisme, mauvaise gouvernance.
Après la conquête d’une moitié du pays par des séparatistes touareg alliés à des groupes djihadistes en 2012, un coup d’État militaire la même année (celui du capitaine Amadou Sanogo), puis l’intervention militaire française de janvier 2013, des élections présidentielles et législatives ont eu lieu et un semblant de normalité est revenu dans le sud du pays, qui concentre la majorité des 15 millions d’habitants. Mais l’élection à la présidence d’Ibrahim Boubacar Keïta (surnommé IBK), un vieux routier de la politique malienne, dans une période où tout le monde appelait de ses vœux un renouveau des élites dirigeantes du pays, est apparue comme un retour en arrière. D’autant que, très vite, IBK a renoué avec les pratiques habituelles : nomination de membres de sa famille à des postes gouvernementaux, immobilisme face à la question touareg, et un double scandale de surfacturations concernant l’achat d’un Boeing présidentiel et des contrats militaires. Néanmoins, les défenseurs du président pointent les changements qu’il a commencé à mettre en œuvre, notamment le renouvellement du personnel politique. L’exemple emblématique en est la nomination de Moussa Mara au poste de premier ministre en avril 2014. Cet expert-comptable de 39 ans était présenté depuis plusieurs années comme une des figures majeures d’une nouvelle génération d’élus soucieux de remettre leur pays sur pied en mettant l’accent sur la bonne gouvernance. En mars 2013, nous avions rencontré Moussa Mara quand il était maire d’un quartier de la capitale Bamako et qu’il envisageait de se présenter à la présidentielle (ce qu’il a fait, recueillant 1,5 % des suffrages).
À l’époque, il tempêtait contre la » gérontocratie » et plaidait pour un rapprochement entre les élites et les citoyens. Aujourd’hui, il est la figure dominante du gouvernement malien. Il est aussi isolé car il sait bien que son pouvoir ne dépend que de la volonté présidentielle. Nous l’avons rencontré dans son bureau à Bamako à la mi-octobre.
Mediapart. Il y a un an et demi, vous étiez un jeune espoir de la politique malienne. Aujourd’hui, vous êtes premier ministre. C’est allé vite…
Moussa Mara. En politique, les choses se déroulent souvent de manière inattendue. Le plus important est d’être à la hauteur des responsabilités que l’on vous confie, de toujours garder la tête froide et de toujours agir en accord avec ses convictions. En tant que maire, que ministre ou que premier ministre, je n’ai pas changé d’un iota. J’ai gardé mes convictions et mes principes. On entre en politique pour servir. En tant qu’individu, j’ai servi une communauté de travail. Mais en tant que responsable public, on a plus de latitude pour servir le plus grand nombre de personnes.
En tant que maire, j’avais un budget et des pouvoirs me permettant d’aider davantage mes compatriotes qu’en tant qu’expert-comptable. En tant que ministre, j’avais plus de possibilités qu’en tant que maire, et en tant que premier ministre plus qu’en tant que ministre.
Vous affirmiez, il y a un an et demi : » Ma marque de fabrique, c’est la gouvernance ! » Pouvez-vous encore dire cela aujourd’hui ?
Ah oui ! Et même plus aujourd’hui qu’hier. La cause profonde de ce qui est arrivé à notre pays, ce sont les problèmes de gouvernance. Le problème du Nord n’est pas un problème de communautés, c’est un problème de ce que nous, les élites, avons fait de nos responsabilités. Les élites au Nord, les maires, les députés, les gouverneurs, les élites au Sud et au niveau de l’État central dans la gestion de l’argent public, la volonté de travailler pour nous-mêmes plutôt que pour les gens. Tout cela affaiblit l’État progressivement jusqu’à le rendre atone !
Plus que jamais, et même si cela n’est pas palpable, la bonne gouvernance est la meilleure piste pour sortir le Mali de la crise. C’est pourquoi, dans nos actions de tous les jours, sous l’égide du chef de l’État qui a imprimé cette marque pour son mandat, nous avons souhaité que l’exemplarité soit d’abord visible au niveau de la hiérarchie. Chaque ministre a signé un contrat d’éthique et de morale avec un certain nombre d’engagements qu’il doit respecter : la proximité avec les populations, l’ouverture, la responsabilisation, la lutte contre la corruption et toutes les mauvaises pratiques. C’est la priorité absolue.
Le premier axe du projet présidentiel est de renforcer les institutions. Pour cela, nous devons d’abord lutter contre la corruption, réformer la justice, promouvoir l’exemplarité et les bonnes pratiques de gestion. C’est ce qui fait un ciment entre l’élite et la base, et c’est ce qui mobilise la base au service de la collectivité. Quand les populations ont l’impression que les chefs s’en mettent plein les poches, on ne peut pas leur demander des sacrifices.
Et pourtant on a vu l’achat du Boeing présidentiel et des surfacturations dans les achats de matériel militaire qui laissent penser que les vieilles pratiques de corruption sont toujours présentes au sein des élites maliennes…
Tout à fait d’accord avec vous. C’est pourquoi nous nous sommes engagés à corriger cela. Des transactions ont été engagées par l’État dont la motivation ne se discute pas. Un État a besoin de moyens pour transporter ses élites – son chef d’État, son premier ministre, ses ministres – comme tous les États. Un État a aussi besoin de faire en sorte que son armée soit digne et équipée. Mais dans la façon de faire, il y a eu des irrégularités. Et ce sont ces irrégularités que nous sommes en train de corriger.
Nous avons annulé beaucoup de contrats, nous nous sommes engagés à être transparents en publiant les rapports d’audit. Nous avons commencé à corriger les textes de lois qui pouvaient être interprétés d’une mauvaise manière, et nous allons engager le processus de sanction dès que les responsabilités seront établies. Sanctions judiciaires au niveau de la justice et sanctions administratives au niveau du gouvernement. Des erreurs ont été commises mais la volonté de les corriger ne fait aucun doute. Vous savez, les mauvaises habitudes ont la vie dure. Nous n’avons pas la prétention de dire que nous allons tout régler en un an ou deux, mais nous allons nous inscrire dans un processus.
Il a pourtant fallu que ce soit le FMI qui pointe ces irrégularités.
Il y a eu des échanges avec le FMI et nos partenaires : nous leur avons donné des explications et nous avons demandé aux corps de contrôle de mener des audits et de publier leurs rapports pour prendre des mesures. La bonne gouvernance, c’est d’abord pour les Maliens.
Nous sommes persuadés de la nécessité de la pratiquer et de la rendre plus que jamais vivante au Mali, parce que nous le faisons pour nous-mêmes et pas pour plaire à X ou Y. Nous comprenons parfaitement les soucis du FMI et des amis du Mali. Quand on aide un pays, on souhaite que ce pays se montre exemplaire dans l’utilisation des ressources qui sont mises à sa disposition, ainsi que de ses propres ressources dont les responsables ont la charge. « Il faut rebâtir et renforcer les institutions en confortant l’unité nationale »
Une des priorités de l’élection présidentielle de 2013 était de résoudre les problèmes du nord du pays. Ne trouvez-vous pas que les négociations traînent ?
C’est l’impression que l’on peut avoir de l’extérieur. Pourtant nous sommes plus que jamais proches d’un accord historique. Nous avons entamé une démarche patiente et profonde qui traite les questions de fond. Nous n’avons pas voulu régler ce problème à la va-vite pour qu’il resurgisse dans trois ans.
Nous avons souhaité aborder toutes les questions qui dérangent : les questions de gouvernance, de gestion des territoires, des institutions, de sécurité et de défense (quelle armée ? Quelles forces de sécurités ? Comment seront-elles déployées sur le territoire ?), les questions de réconciliation nationale, de réfugiés, les réparations, les indemnisations, la justice et enfin les questions de développement. Nous savons très bien que si les gens n’ont pas d’espoir ni d’emploi, le trafic de drogues et le terrorisme continueront de prospérer.
Jamais un accord de paix n’a fait suite à un processus aussi profond et détaillé. Jamais un accord n’a été discuté avec les communautés locales. Par le passé, cela a toujours été un tête-à-tête entre le gouvernement et les groupes armés. Cette fois-ci, on a dit : les communautés n’ont donné aucun mandat aux groupes armés pour parler en leur nom, donc écoutons-les. Une centaine de représentants du Nord sont donc venus s’exprimer et c’est la synthèse de tout cela qui doit faire l’objet d’une armature d’accord à partir du 19 octobre. Quand il s’agit d’engager l’avenir d’un pays, je pense qu’il faut prendre le temps de la discussion. C’est ce qui est en train d’être fait en Algérie.
Est-ce que vous envisagez une conférence nationale afin de faire passer le message aux Maliens dans leur ensemble, parce qu’on sent bien que l’unité malienne a été brisée en 2012-13 ?
Je ne suis pas sûr. Le Nord en tant que tel n’est pas une entité au Mali : ce sont trois régions administratives, une douzaine d’ethnies, des dizaines de façons de percevoir la réalité, des cultures séculaires différentes mais intégrées. Ce n’est pas une entité, et encore moins une entité qui s’appellerait Azawad (le territoire revendiqué par les indépendantistes touareg). Azawad n’a pas d’existence politique, historique, géographique ou culturelle. Ce territoire abrite un foisonnement de communautés qui se complètent et qui ont coexisté depuis des siècles de manière harmonieuse. C’est ce qu’il faut d’abord expliquer.
Ensuite, chaque population de notre pays, nord, sud, est, ouest, a eu à souffrir à un moment ou à un autre de l’incurie du gouvernement ou des problèmes de répartition des ressources. C’est cela qu’il faut rebâtir et renforcer en confortant l’unité nationale.
Notre ambition, c’est de faire en sorte que le peuple malien demeure intégré et uni. Il faut des réformes de gouvernance et de gestion des ressources, de telle sorte que toutes les communautés aient voix au chapitre, à travers leurs représentants légitimes, et puissent agir sur leur propre destin. L’accord de paix nous permettra d’engager une phase supplémentaire vers davantage de décentralisation.
Est-ce que, rétrospectivement, vous n’avez pas le sentiment d’avoir commis une erreur politique en allant à Kidal au mois de mai 2014 ?
Ce n’était pas une action politique, donc je ne peux pas avoir commis d’erreur politique. Au risque de penser que je la minimise, je répète que mon action était purement administrative. Je suis premier ministre du Mali, dont l’intégrité du territoire est acceptée par tous, y compris par les groupes armés. Si nous partons de l’hypothèse que le Mali c’est 1,240 million de kilomètres carrés qui abritent 16 millions de compatriotes, le premier ministre que je suis doit pouvoir aller dans toutes les villes, quelles que soient les conditions de sécurité ou politiques de celles-ci, afin de voir comment l’administration sert les Maliens. Ce sont des Maliens à Kidal comme à Kéniéba ou à Bamako.
Je demande à nos frères qui sont dans ces régions de laisser leurs ambitions politiques de côté et de m’accueillir en tant que premier ministre du pays dont ils reconnaissent eux-mêmes l’intégrité du territoire, parce que tous les groupes armés sont signataires des accords de Ouagadougou qui consacrent l’intégrité du territoire. Je leur demande de m’accueillir afin que l’on serve ensemble les populations.
C’est nous qui avons été attaqués. Le gouvernorat s’est fait bombarder. Si des gens doivent regretter quelque chose, ce sont ceux qui ont assassiné froidement le préfet et des administrateurs territoriaux. Ils s’en sont pris à des gens qui les servaient et servaient leurs parents grâce à l’administration, l’eau, l’électricité, le téléphone. Des procédures judiciaires sont en cours, y compris au niveau international, puisque nous avons demandé la constitution d’une commission d’enquête internationale sur ces événements. Malgré le processus de paix, malgré les accords que nous devons signer, il ne faut jamais laisser place à l’injustice et à l’impunité. Car c’est ce qui garantit la résurgence des crises à venir.
Pourtant, cette visite a bien révélé qu’il y a toujours une fracture entre le Nord et le Sud et que l’armée malienne demeure fragile.
Encore une fois, Kidal est une région du Nord, mais il y en a deux autres : Gao et Tombouctou. Toutes les trois forment les deux tiers du territoire national.
À Gao et Tombouctou, il y a certes de l’insécurité, mais l’administration fonctionne. À Gao, nous venons d’organiser la rentrée scolaire nationale. Ce n’est pas le Nord qui veut se rebeller. C’est une fraction des communautés qui se rebelle pour des motifs mal justifiés. Quand on a l’ambition de servir la population comme le prétendent certains groupes rebelles, on ne détruit pas les infrastructures, on ne détruit pas les bâtiments. Aujourd’hui, toutes les destructions du nord ont été commises par les groupes rebelles.
Ils ont plus détruit que les groupes terroristes. On peut se demander quelle est la motivation réelle de ces gens ? Il est temps qu’ils se ravisent et qu’ils intègrent la République, au service des populations qu’ils prétendent défendre.
Certes, l’État est fragile, l’armée est fragile. Pourtant, je reste intimement persuadé qu’une écrasante majorité des populations du Nord, et une écrasante majorité de la communauté tamasheq (les Touaregs), dont on parle le plus, est en faveur d’un Mali indivisible. Mais nous devons tenir compte des aspirations légitimes et de la volonté des uns et des autres d’exprimer leur culture et leurs différences, qui constituent une richesse pour notre pays. Nous devons dégager les marges de manœuvre, le pouvoir et les ressources nécessaires pour que chacun puisse se développer par ses propres moyens au sein de cet ensemble national.
Entre l’opération Barkhane, la MINUSMA, le FMI, l’EUTM…, le Mali ressemble à un pays sous tutelle. Y a-t-il d’autres solutions ?
Quand un pays a des difficultés, il a besoin d’être aidé. Avoir l’assistance de la communauté internationale n’est pas un problème en soi. Mais avoir la volonté de nous en sortir pour que demain nous n’ayons pas besoin d’être assistés et que nous puissions assister d’autres pays, c’est ce qu’il faut demander aux Maliens. Seuls les Maliens peuvent apporter cette réponse. Toutes les nations à un moment ou à un autre ont été assistées : la France a eu besoin d’assistance massive lors de la Seconde Guerre mondiale et au lendemain de celle-ci, dont celle des Africains et des Maliens. Donc aujourd’hui il ne s’agit pas de refuser cette assistance mais de s’en servir pour construire notre propre histoire pour nos enfants et petits-enfants.
PAR THOMAS CANTALOUBE
JOURNAL MEDIAPART