Véritable goulet qui étrangle la bonne gouvernance au Mali, un pays au rang des plus pauvres de la planète, la corruption dans le secteur des marchés publics semble s’incruster indéfiniment. Le marché de la télévision terrestre numérique (TNT), celui des cartes d’identité biométriques ou encore des équipements militaires illustrent à suffisance l’ampleur du désastre.
« Je n’arrive plus à mettre la main sur les documents car ils sont conservés chez le DG. C’est lui qui garde les dossiers sensibles… à problème », nous confesse notre source, pourtant bien introduite à la Direction Générale des Marchés Publics (DGMP). Il nous fait patienter depuis quelques mois, hélas, rien ne filtre. Ces dossiers, avoue-t-il, concernent pour la plupart des marchés relatifs à l’armée, les appels d’offres restreints et le gré à gré (entente directe)…
Dans un mémorandum estampillé « Recommandations visant à renforcer le programme anti corruption au Mali », la Banque mondiale révèle l’ampleur de la corruption dans le secteur des marchés publics et jette les jalons d’une lutte efficace contre le fléau. Plus loin, le document lève le voile sur l’impérieuse nécessité d’assainir le secteur de la passation des marchés publics à travers des mesures vigoureuses.
Le dernier rapport du Vérificateur général incrimine 153 Milliards FCFA détournés en deux ans (2013 et 2014). La corruption dans le secteur des marchés publics y occuperait une place prépondérante.
Des anecdotes qui continuent de faire des vagues
Le sulfureux marché d’équipements militaires qui a coûté la bagatelle de 69 milliards FCFA a fait l’objet d’un gré à gré accordé en 2013 à l’homme d’affaire Sidy Mohamed Kagnassy, alors Conseiller du Président IBK. L’affaire a entaché les 5 premières années du président IBK, un quinquennat pourtant placé sous le signe de la lutte contre la corruption et la transparence publique.
Une étude publiée en 2015 par un cabinet d’expertise privé dépeint la « mafia » qui a œuvré dans le cadre de ce marché. « Pour une armée malienne qui n’atteint pas 10.000 hommes, IBK n’avait besoin que de 2,4 milliards de F CFA pour l’équiper ». Et de poursuivre, « Où sont passé 69 milliards FCFA? », s’interroge l’étude.
Au Ministère des finances, structure dont relève la DGMP, l’on soutient que le décret N 2015/0604/P-RM du 25 septembre 2015 portant Code des marchés publics ne s’applique aux marchés relatifs à la défense et à la sécurité nationale. « Le régime de ces marchés est pris en conseil des ministres », indique le secrétaire général du ministre Boubou Cissé.
Le député élu à Bourem, Aïchata Haïdara dite Chato, membre de la mouvance présidentielle, s’est fait accorder par entente direct, début 2018, un marché d’achat de vêtements pour le compte de certains services de la Présidence de la République. Ce marché jugé fictif qui a fait l’objet d’un appel d’offre restreint au nom de la société « Aïchata Cissé Commerce Général » s’élevait à 392 423 440 FCFA.
« Pour les cas où la procédure est biaisée et ou contournée, la Direction générale des marchés publics (DGMP) pourtant chargée du contrôle de la légalité des différentes soumissions contractuelles n’est saisie que pour apposer la numérotation sur le dossier », déplore, sous anonymat, un cadre de la DGMP.
« Pour des marchés aussi sensibles que celui par exemple de la dotation en carburant de l’armée malienne, le dossier n’a atterrit à la DGMP que pour y recevoir la formalité de la numérotation. Il est conclu et accordé ailleurs, au plus haut sommet », assure notre contact à la DGMP.
Il faut signaler que ce marché très convoité de fourniture de carburant est accordé à la station service Oryx, une structure où le député Karim Keïta détient des parts importantes.
Avec un parc qui a explosé en un temps record, environ 60 stations à Bamako contre une dizaine depuis l’arrivée au pouvoir en 2013 du Président Ibrahim Boubacar keïta.
L’autorité de régulation des marchés publics, sensée exercer un contrôle à posteriori sur la passation des marchés voit très souvent ses actions inopérantes.
Il nous revient que la DGMP ne saurait opposer une quelconque résistance aux dossiers qui parachutent. Son DG est donné comme ami intime du patron de l’hôtel des Finances, Boubou Cissé, ainsi que du fils du Président, Karim Keïta.
Une ombre de favoritisme plane chaque fois que l’ancienne colonie, la France, est intéressée par un gros marché. Un exemple très récent, le marché de la Télévision numérique terrestre (TNT) lancée par le gouvernement malien au profit de la société malienne de transmission et de diffusion (SMDT). Celui-ci s’est vu arraché des mains de la société chinoise qui avait fait une offre pourtant soutenable de 27 Milliards F CFA. Il est au final attribué à « Thomson Broadcast », une société française en faillite, qui brandit une facture de 40 Milliards à l’Etat malien.
Le protocole d’accord de la Télévision numérique terrestre (TNT), signé le 26 juin 2018 à l’Hôtel Matignon en France en présence du Premier ministre malien, Soumeylou Boubèye Maïga, et de son homologue français, Edouard Philippe, cache des non dits et soulève de vives discussions.
Selon Moussa Koumaré, spécialiste en passation de marchés publics, « cette attribution a enfreint les principes classiques d’un appel d’offre ouvert. Pire, elle bénéficie à une société déclarée en cessation de paiement depuis le 15 mai 2018 ».
Quand le ministre s’accapare des « petits » marchés de son département
L’autre face des marchés publics dont on parle très peu c’est l’accord, par un ministre ou un haut responsable, des marchés dont le montant varie entre 1 et 60 Millions F CFA. Cette pratique selon certains observateurs se multiplie dans l’administration publique malienne. Un ancien ministre des finances d’IBK attribuait systématiquement, par l’intermédiaire de son directeur administratif et financier (DAF), tous les marchés de fourniture et d’entretien de matériels informatiques… « Il avait des ristournes sur chaque marché », nous assure Ousmane…, cadre du département, parlant de son ancien patron.
Concernant le marché de la carte d’identité biométrique lancé en 2016, où le Premier ministre, Abdoulaye Idrissa Maïga, a intervenu, plusieurs agents de la chaine de passation auraient perçu des pots de vin. La Direction générale des marchés publics (DGMP) avait, en effet, accordé ce gré à gré en violation aux principes de la loi. Le PM d’alors qui s’illustrait peu à peu dans la moralisation et la transparence dans la gestion des ressources publiques, s’est invité dans le jeu ordonnant l’annulation de la procédure de passation déjà actée par la DGMP. Cette annulation a mis l’Etat en mal car et le condamne à verser des dommages et intérêt faramineux à la société Cissé Technologie.
Un code sélectif
Plusieurs fois des ayants droit se voient écartés ou disqualifiés dans un processus d’appel d’offre (si celui-ci est ouvert). Au détriment du cadre réglementaire, les voies de recours sont obstruées par la volonté juridico-politique. Louable dans ses intentions, le code des marchés se voit contourné par le foisonnement injustifié des marchés accordés gré à gré.
L’autorité de régulation des marchés publics (ARMDS), autorité administrative indépendante créée par la loi n°08-023 du 23 juillet 2008, n’est pas toujours suivi dans ses recommandations et avis. Dans sa mission d’assurer la régulation du système de passation des marchés publics dans le but d’en accroître la transparence et l’efficacité, l’ARMDS se retrouve mal aimée du fait de son rôle d’ « arbitre-gendarme » dans le secteur des marchés publics.
Le numéro vert (80005555) mis en place par ARMDS ne sert pas dans la mesure où un autre moyen est tout trouvé pour contourner la loi.
Selon la Banque mondiale, les points faibles du système de passation des marchés au Mali sont, entre autres, l’abus des marchés de gré à gré et le mépris des procédures de soumission des offres… « Le gré à gré, au lieu d’avoir un caractère exceptionnel, s’est généralisé. Il y a 20 ans il représentait 42% les commandes portant sur 80 millions de dollars. De nos jours, à la date du 31 décembre 2017, il frôle les 70% », relève Moussa Konaté, expert en passation des marchés publics.
Pour Danzié Traoré, ancien cadre de l’ARMDS, pour réussir une lutte implacable contre la corruption des marchés publics, il faut éviter le recours aux marchés par entente directe.
La lutte passe également par la publication des adjudications et l’accord de voies de recours aux soumissionnaires non sélectionnés. Quoi que prévu dans le bréviaire des marchés publics, le principe est superbement foulé au pied. « Dès lors que la stratégie de lutte contre la corruption est mise en place, il faudrait impliquer les fournisseurs en leur demandant de s’engager à ne pas verser de pots-de-vin. Cela sous-tend l’application rigoureuse des sanctions à toute infraction au code de passation des marchés ».
Par Alcofris Dembélé
L’Investigateur