Les récentes manifestations policières à Paris ont donné lieu à un hommage remarqué à Jeanne d’Arc. La jeune paysanne devenue le fer de lance de la lutte contre l’envahisseur anglais pendant la guerre de Cent Ans, est depuis plus de deux siècles récupérée par les idéologies les plus diverses.
Du bleu roi au rouge vif, voilà plus de 200 ans que Jeanne d’Arc en voit de toutes les couleurs. C’est encore un hommage inédit que la Pucelle d’Orléans a reçu cette semaine. Au septième jour de leur mobilisation, les policiers en colère ont de nouveau défilé lundi 24 octobre à Paris. Entamée place de l’Opéra, leur marche nocturne les a menés au pied de la statue de Jeanne d’Arc, à quelques pas du Louvre, où ils ont entonné la Marseillaise. Un « arrêt obligé », selon les participants. Alors que les policiers revendiquent un mouvement apolitique, de nombreux internautes ont cru voir dans cette halte la main du Front national.
Et pour cause : depuis 1988, le parti d’extrême droite en a fait un rituel annuel. Chaque 1er mai, ses militants se rassemblent devant la statue dorée de la place des Pyramides et invoquent la mémoire de la sainte pour protéger une France menacée de toute part. « Jeanne, au secours ! » lui a lancé Jean-Marie Le Pen le 1er mai 2015. L’ancien président du FN a même fait de ce cri du cœur le nom d’un mouvement destiné à peser sur la politique de son parti, qu’il jugeait trop lointaine de sa ligne traditionnelle.
Une héroïne de la République
Rien ne vouait pourtant la jeune Lorraine à un tel destin. Née au début du XVe siècle à Domrémy, elle était davantage promise à une modeste vie de paysanne. Mais dans un royaume de France plongé en pleine guerre de Cent Ans, la jeune femme, qui se dit encouragée par des voix célestes, parvient à prendre la tête de l’armée royale pour libérer Orléans de l’envahisseur anglais en 1429 et faire sacrer Charles VII à Reims la même année. En 1431, capturée par les Bourguignons et livrée aux Anglais, Jeanne d’Arc est condamnée au bûcher à Rouen.
La Pucelle d’Orléans n’est pas pour autant condamnée à l’oubli. « Les historiographes de l’Ancien Régime lui consacrent un ou deux ouvrages chaque année », rappelle Olivier Bouzy, directeur adjoint du Centre Jeanne d’Arc d’Orléans. Mais la population, largement analphabète, n’y a pas accès. Ce n’est qu’en 1840 qu’elle est popularisée par l’historien républicain Jules Michelet et son élève Jules Quicherat. Dans leur tentative de construire une histoire républicaine dont le peuple et le progrès seront le moteur, il leur faut un héros. Ou plutôt une héroïne. Ce sera donc Jeanne d’Arc, cette fille du peuple qui a conduit à la victoire de la patrie.
En 1870, après la défaite de Sedan et la perte de l’Alsace-Lorraine, elle devient le symbole de la reconquête des provinces perdues. C’est alors que le gouvernement français commande la statue équestre qui se dresse depuis place des Pyramides. La figure de Jeanne d’Arc s’immisce partout : sur les cahiers d’écolier, au fond des assiettes, sur les encriers, les boutons de manchette… Les remises de prix d’excellence permettent la diffusion d’ouvrages consacrés à la Pucelle, qui, grâce à l’instauration de l’enseignement gratuit et obligatoire, touchent désormais un large public.
Un enjeu politique
« A partir du moment où Jeanne d’Arc est un symbole omniprésent, il faut remettre la main dessus », analyse l’historien Olivier Bouzy. Le mythe devient un enjeu politique. Les milieux traditionalistes se la réapproprient. L’Eglise catholique entreprend de la canoniser, chose faite en 1920. L’Action française de Charles Maurras salue « sa fidélité à ce qu’il y a de plus solide et de plus vivace, l’Etat, le roi (…), notre patrie ». Entre-temps, les nationalistes en ont fait l’incarnation de la résistance contre l’étranger, comme l’a écrit Maurice Barrès, et « l’anti-juive » par excellence. Elle est, dans leur propre imagerie, la paysanne enracinée dans la terre, par opposition au juif supposé apatride et spéculateur.
Jeanne d’Arc traverse les frontières. La littérature et la musique l’exportent en Allemagne grâce à l’écrivain Friedrich Von Schiller, en Italie grâce à Verdi, puis en Russie avec Tchaïkovski. Mark Twain et le cinéaste Cecil B. DeMille la popularisent aux Etats-Unis, le premier avec son Roman de Jeanne d’Arc, le second grâce à un long-métrage en 1916. Elle est également célèbre au Japon où elle est vue comme une combattante qui, tel un samouraï, se sacrifie pour son seigneur, et un modèle féministe. En Angleterre, les suffragettes font de cette femme qui a su s’affranchir d’une société patriarcale leur icône.
Vient la Seconde Guerre mondiale, où le régime de Vichy s’emploie à raviver le souvenir de la sainte. Elle est représentée bénissant la rencontre du maréchal Pétain et d’Adolf Hitler à Montoire, rappelle Libération. On tente même de la substituer à Marianne. A la Libération, les communistes de Maurice Thorez s’en emparent. Finie la guerrière guidée par les voix divines, elle devient la paysanne abandonnée par son roi et brûlée par l’Eglise. Le poète Louis Aragon lui consacre plusieurs poèmes. Jusqu’à la mort de Maurice Thorez en 1964, Jeanne d’Arc échappe ainsi à l’extrême droite.
Le Pen s’accapare les deux Jeanne
Mais en 1985, Jean-Marie Le Pen récupère cette Pucelle qui ne semble plus intéresser grand-monde. « Il s’accapare les deux Jeanne, celle de droite, symbole de la défense du pays contre l’envahisseur étranger, et celle de gauche, fille du peuple », écrit l’historien Thomas Snégaroff. Alors que la Fête nationale de Jeanne d’Arc et du patriotisme, instaurée en 1920, est célébrée le deuxième dimanche de mai, le FN organise sa propre manifestation le 1er mai 1988. Il en sera de même les années suivantes.
« Depuis 1999, le FN s’éloigne lentement de Jeanne d’Arc, remarque néanmoins l’historien Olivier Bouzy. Cette année-là, le film de Luc Besson permet aux Français de se réapproprier le personnage, qui redevient un symbole populaire ». La nouvelle direction du parti d’extrême droite s’intéresse de moins en moins au souvenir de Jeanne d’Arc et lui préfère celui de Charles Martel, figure d’un anti-islamisme jugé plus porteur.
Marine Le Pen n’a toutefois pas manqué de railler l’hommage rendu à la Pucelle d’Orléans par Nicolas Sarkozy en 2012, y voyant un clin d’œil appuyé aux électeurs frontistes. « Jeanne d’Arc n’appartient à aucun parti, à aucune faction, à aucun clan », s’est alors défendu le président. Nombreux sont les hommes politiques de tout bord, d’Emmanuel Macron à Philippe de Villiers, qui continuent pourtant de revendiquer son héritage. Possédée par personne, mais désirée par tous, tel est le sort auquel Jeanne d’Arc semble donc vouée. Au risque de finir écartelée.
Source: rfi